Étant allé au bois sans ma Mie, j'espérais l'y trouver. Je décidai donc de marcher un peu vers chez elle, sur petit sentier du roi, en gravelle grise et... Surprise! Bien que l'hiver fut loin de là et que neige n'eussions point, les pierres crissaient sous mon pas, comme seule, blanche bordée de février, a le pouvoir de craquer. Je m'intéresse de près à cette nature si pure.
J'étais tellement absorbé par les vérités que je découvrais dans ces faux-semblants de forêt que pour un instant, j'avais oublié de penser à ne pas m'inquiéter de cette même inquiétude qui tourmentait les explorateurs alors qu'ils découvraient des territoires nouveaux et craignaient d'y laisser leur peau. Ce qui me troublait, c'était la peur que j'éprouvais de rencontrer sur terrain impraticable pépin insurmontable genre "côte trop haute" ou sentier accidenté où le petit buggy aurait pu basculer...
Chaque nouveau tournant m'apportait un paysage ravissant, et après quelques arpents et beaucoup d'arrêts inquisiteurs au cours desquels j'en profitais pour renifler les odeurs qui dormaient au milieu creux des fleurs que j'apprivoisais de mon mieux. Il était d'abord bien trop tôt, car le soleil était encore très haut, pour oser espérer faire rencontre avec celle qui faisait battre mon coeur, dans cette lourde chaleur. J'avais donc tout loisir de continuer à découvrir.
Tout allait pour ainsi dire très bien jusqu'à ce que je parvienne là où il y avait petits sapins tendant la main. À première vue, je crus qu'ils mendiaient au bord du chemin, mais j'ai fini par réaliser que ça n'avait pas beaucoup d'allure de mendier des sous dans la nature et là, un éclair de génie, fit lumière dans ma raison. Ils devaient tendre la main de cette façon pour m'indiquer où je pourrais trouver ta maison... J'essayais de situer dans le soir qui semblait vouloir s'amorcer où pouvaient être les grands peupliers. Ne parvenant pas à les localiser et voyant que l'heure me devançait déjà, je me dis que peut-être, elle ne viendrait pas.
Surgit tout à coup d'un fourré grand chien brun au poil long, qui paraissait vivre très vive émotion. En le regardant mieux, bien que j'eusse le soleil dans les yeux, je me rendis vite compte qu'il était malheureux. Ses grands yeux tristes, vides d'expression, sa démarche incertaine et son évident manque d'intérêt alors que la tête basse, il regardait par terre en marchant, m'ont suggéré que le chagrin devait prendre beaucoup de place en son coeur car, sans même que je l'y eus invité, il vint marcher à mes côtés, adoptant même mon pas.
Un bon bout de chemin nous avions fait déjà, mais l'atmosphère demeurait tendue. J'avais bien essayé de lui occuper l'esprit en lui faisant part tout au long de mes observations et de toutes les émotions que je ressentais.
Passant près de la haute clôture, là où il y a plein de grands cèdres qui, tendrement enlacés, ne nous ont même pas vus passer, tellement ils étaient occupés à s'aimer... Je m'arrêtai un peu pour observer leurs jeux. Mon copain s'assit à mes côtés, mais... Même regard hébété, pas de manifestation non plus avec sa queue! J'en déduisais donc qu'il ne devait pas être un excellent causeur et me demandai même s'il en était jamais venu, un jour, à connaître le bonheur.
Je m'approchai un peu, mis ma main sur son épaule et lui dis: "Bien qu'on ne se soit pas encore présenté, tu sais, je suis quand même ton ami et je ne veux pas gaspiller ces minutes qu'on vit... Faut franchement se confier, et ensuite ne plus en parler, ou bien tu me fais part de ton chagrin ou bien c'est moi qui te raconterai mes "amours de marguerite..."
Ce fut tout un orage, le déluge même. J'avais touché une corde sensible et j'ai imaginé que j'avais prononcé le mot magique "Marguerite", car ce fut à ce moment précis qu'il s'ouvrit. Il se jeta par terre, se mit les pattes dans la face, et à travers pleurs et sanglots, vida son sac. Oui, il avait choisi de m'en parler et ça dura un bon moment. Pendant tout ce temps, je ne le questionnais pas, me contentant de le laisser s'exprimer. Je ne saisissais pas tout, bien sûr, mais je captais néanmoins qu'il y avait eu dispute avec Margot, en rapport avec un bout d'os ou un morceau de peau.
Visiblement soulagé, il essuya ses yeux, ajusta son sourire et fonça sur le chemin de terre battue qui semble conduire à la voie ferrée. Il avait l'air confiant et branlait un peu la queue. À peine s'était-il engagé dans ce sentier que la cigale qui montait la garde au sommet des grands arbres le repéra et lança son cri d'alarme, mais ne réussit aucunement à l'empêcher de passer.
Dans ma tête, les idées s'entrechoquaient. "Le chemin de fer, les trains..." Peut-être n'était-ce qu'un vagabond et puis, au fond, qu'est-ce que ça aurait pu changer. Le temps courait cependant toujours, égrenant les secondes, dévorant les minutes et raccourcissant les heures qui s'offraient à moi. Il allait falloir rentrer. Sans hâte, bien sûr, mais il le fallait tout de même. Les sorts étaient jetés. Elle n'allait pas être là...
Passant près des bancs peints en vert, me voilà t'y pas surpris d'entendre, alors que je m'étais arrêté pour admirer les parures de fin d'été que portaient les roses qui bordent le sentier, entre les stations deux et trois, une voix plutôt moqueuse qui me dit sur un ton narquois: "Meilleure chance la prochaine fois, mon vieux."
C'est là que j'ai aperçu, tapi dans les hautes herbes, me dévorant de ses grands yeux au regard glacé, espèce de jeune chat gris à l'affût des souris des champs. Un peu plus loin, je fus retardé par une course de sauterelles qui ne semblaient faire que des faux départs. Après les avoir observées un bon moment, je me rendis compte qu'elles participaient à une compétition de sauts en longueur, avec diverses options. Vent devant, vent derrière, vent de côté etc. J'entrevois un petit groupe isolé, faisant du deltaplane et un autre aussi, composé essentiellement d'amateurs et c'était bien évident, car la plupart se retrouvaient dans le décor, à la suite des cascades qu'elles faisaient dans la gravelle du sentier.
C'est alors qu'un gros bourdon semblant exténué par la chaleur et vidé de sa journée, passée à polléniser des fleurs d'ici et d'ailleurs, se posa sur mon appui-bras pour refaire ses ailes. Il m'expliqua que ce sentier bordé de buissons était pour lui un raccourci pour rentrer à la maison. Puis, pendant qu'il réchauffait ses moteurs, sans crier garde, il me bourdonna une petite chanson... "Nous prendrons le temps de vivre, d'être libres mon amour," de son bzzzzzzzzzz de baryton, puis il reprit l'air pour de bon, agitant les bras en guise de salutation.
À peine m'étais-je immobilisé pour un court instant afin de pouvoir superviser les abeilles ouvrières qui butinaient des caboches de toques pour en extraire le nectar et le rapporter à leur ruche, qu'une chenille s'étant retrouvée, je ne sais trop comment, dans mon cou, me tira de mon extase et chuchota à mon oreille que dans trois quarts d'heure, je devais être ailleurs... C'est-à-dire en position d'assister à une certaine réunion qui, bien que très gênante à ce moment précis, n'en était pas moins importante pour le reste de ma vie.
La mine quelque peu déconfite, je pris donc mon courage d'une seule main, car de l'autre je devais ramer, et je mis cap sur Roberval, sachant y retrouver mon brave et noir coursier, que j'y avais attaché, en lui expliquant que j'allais revenir bientôt avec peut-être, à mon bras, cet amour châtain aux yeux bleus et aux odeurs de sapin, que lui aussi aime bien.
Chemin faisant, j'ai découvert, par le plus grand des hasards, un pin moyen qui m'a semblé avoir perdu la tête à propos de je ne sais quoi, et qui se tenait en retrait, empêchant les mouches de sauter la clôture et ne permettant pas aux promeneurs d'écornifler ce qui pouvait bien se passer derrière la haie... Je lui ai promis d'ailleurs que je retournerais le visiter bientôt, quand les heures allaient être plus favorables aux longues conversations. Il m'a fait réponse qu'on allait en reparler et tout mettre au clair, si toutefois je finissais par gagner sa confiance au fil des temps...
Un bizarre de pin, ma foi. Il m'a paru quelque peu confus d'ailleurs, lunatique ou autre peut-être... Difficile à dire car j'étais pressé, tu sais. Là, j'ai dû accentuer le pas pour rentrer. Je n'ai pas pris la peine de répondre à toutes les questions des cailloux blancs, faute de temps. Traversant la clôture, qui est-ce que j'aperçois dans l'enclos? Ti-père Langlois, d'une autre histoire d'eau, qui me dit doucement... "Et puis mon garçon, as-tu aimé ça, même qu'elle n'était pas là? -- Bien oui M. Langlois, ça m'a quand même plu. Excusez-moi, je suis un peu pressé, mais on se reverra sûrement, n'est-ce pas? -- Oui, sûrement, bonsoir mon gars...
Malherbe DesChamps
Depuis ma plus tendre enfance, d'aussi loin que je me souvienne, dans mon coeur il y a toujours eu du blé, fut-il vert ou doré! Où donc sont passés ces grands champs que j'ai vus naître ou tomber sous la moissonneuse. Eux qui s'étendaient à perte de vue, eux qui me fascinaient en me faisant croire lorsqu'ils étaient mûrs et que le vent les agitait, à une mer non pas d'eau, mais d'or...
Encore enfant, au milieu d'eux, je me sentais immensément riche. Parfois ignorant de ce que je faisais et croyant ainsi supplanter l'oncle Maurice qui allumait sa pipe avec un deux pour nous impressionner un peu, je me couchais de tout mon long et me roulais en travers du blé vert, j'étais alors fier de moi... J'écrasais chaque fois une longueur de vingt-cinq pieds qui ployait sous mon poids. Richesse gaspillée... Heureusement avec les ans, j'ai mûri comme les blés, et à douze ans, très dégourdi en ce qui concerne la terre, des choses nouvelles, j'ai compris. L'or pour moi n'existait plus, ma richesse avait disparu, mais chacun de ces épis allait devenir mon ami. Oui, ils allaient vivre et allaient me consoler quand en eux j'irais me cacher pour pleurer. Mes vrais amis les épis en viendraient finalement à me raconter tous les secrets des champs de blé...
Malherbe DesChamps
Il était aussi fier que beau, noir et blanc. Il se dandinait au bout de sa laisse, tel un chien fou dans la clarté blafarde de ce matin de juillet. Mais pourquoi donc le "Clo-Jo" s'agitait-il ainsi en cette aube estivale? Peut-être croyait-il, à tort, qu'il était le plus beau parmi tous ceux de son espèce, qui comme lui, étaient amarrés chacun à sa bouée, ou peut-être s'ennuyait-il tout simplement de ses maîtres qu'il n'avait pas vus depuis quelques jours déjà?
Non, la raison était toute autre, car ils dansaient tous ainsi. Lui, le "Clo-Jo", le "Hornet", la "Marie-Louise", l'"Escapade", le "Beau-et-Mien", la "Pointe du Bic", le "Capitaine", le "Renard Blanc" et tous ceux qui étaient à quai. Le fond de l'air était frais et il y avait bon vent en cette matinée encore jeune. La température s'annonçait idéale pour la voile. On eût dit, de ces moutons blancs qui sautillaient d'une vague à l'autre, qu'ils avaient fugué de la bergerie, alors que le ressac battait violemment les berges en les recouvrant d'une épaisse couche d'écume blanchâtre.
Quelques heures plus tard, à peine, c'était de nouveau le calme plat. Pas une vague, pas une strie, juste un grand miroir, quelle journée merveilleuse allait être celle-ci! Comme à l'accoutumée aux environs de sept heures, avec sa canne à pêche, sa chaise pliante, sa vieille pipe et ses jumelles, Ti-père Langlois s'amène au quai de la petite marina de l'Anse Pleureuse. Il retrouve son "spot" et y jette sa ligne, puis il s'installe dans sa chaise en toile et commence sa rengaine habituelle. Chaque jour de beau temps à compter des premiers orages électriques jusqu'au temps de la chasse aux canards, c'est ici qu'il passe son temps, à pêcher ou à rêvasser, comme il le dit lui-même de sa voix cassée par les hivers...
Notre Ti-père est un monsieur plutôt bien de sa personne. Il vieillit en beauté et n'accuse aucunement ses soixante-quinze ans. On lui en donne difficilement soixante. Il est grand, sec et surtout très alerte. Sa Mathilde l'a quitté, il y a deux ans à peine, emportée par une pneumonie mal soignée, et il vit maintenant seul avec son chat "Brutus" qui semble régner en maître dans cette modeste demeure où depuis un bon moment, les lumières ne sont pour ainsi dire jamais allumées. À voir l'animal, on devine vite qu'il ne doit pas être essentiellement nourri du produit de la pêche de M. Langlois, car en bon prince, notre bonhomme rend immédiatement la liberté à ses rares captures, en les remettant à l'eau.
Avec sa barbe poivre et sel, ses cheveux bouclés, sa casquette aux rebords légèrement arrondis et son teint hâlé, propre aux gens de la mer, on pourrait facilement le prendre pour un amiral retraité, mais allez donc savoir... Peut-être est-ce à cause de son âge, mais il raconte tellement de choses plus ou moins inusitées, parfois c'est à se demander si...
Toujours est-il qu'il s'est acquis une solide réputation de grand conteur, titre qui lui convient très bien d'ailleurs. Il n'est pas rare, certains après-midi, de le retrouver au beau milieu de jeunes et aussi de moins jeunes ayant formé cercle autour de lui pour l'écouter raconter de nombreuses anecdotes. Cependant, certains demeurent sceptiques ou perplexes face à plusieurs de ses très nombreux récits... Confortablement installé sur sa chaise, Ti-père hume l'air du large et contemple le mouvement de ce fleuve qu'il connaît comme s'il était sien. Il se perd alors dans ses rêveries où, dit-il, il trouve la solution à autant de problèmes que d'énigmes...
Tout à coup, il les aperçoit tout en haut de la côte. Même si sa vue a un peu baissé, il les reconnaît très bien. Ils se tiennent la main, descendant la pente en terre battue qui longe le parking des voitures garées derrière l'hôtel.
Ils se font les yeux doux et se sourient tendrement alors qu'ils approchent maintenant du quai. M. Langlois sait déjà très bien ce qui va se passer, car à force de les observer à la sauvette, il en est finalement venu à les connaître. Il peut même dire, parce qu'il les connaît déjà, leur prénom à chacun.
Lui, c'est Clovis, il possède une carrure plutôt athlétique. C'est un solide garçon dont l'épaisse chevelure flotte au vent. À bien y regarder, il semble un peu plus âgé qu'elle. Il doit être dans la trentaine. Son teint est foncé, ce qui fait davantage ressortir le bleu de ses yeux. C'est le scénario habituel qui se perpétue à chaque fois. Il détache la petite chaloupe et se dirige ensuite vers le "Clo-Jo" qui se laisse doucement bercer au gré de l'onde. Après avoir pris ce dernier en remorque, il rame avec toute sa vigueur. Il va revenir et amarrer l'embarcation jusqu'à ce qu'elle soit prête à partir.
Elle, c'est Josiane. Bien que toute menue, elle semble moins timide que son Clovis et risque un petit "bonjour" en coin, alors qu'elle passe devant Ti-père. Celui-ci retourne poliment sa salutation avec un large sourire qui découvre des dents un peu jaunies par les ans et aussi par la fumée âcre de sa pipe. Il sait déjà par coeur tout ce qu'elle fera en l'attendant.
Tel qu'il l'avait prévu, elle s'avance vers le bord de l'embarcadère, retire sa chaussure et trempe juste le gros orteil et là, c'est le grand sourire d'appréciation. Quel beau "brin de fille", se surprend-il à dire. Les yeux mi-clos, il rêvasse. Cinquante ans de moins peut-être... Elle semble en avoir vingt à peine. Ce fut le bruit sourd des rames frappant le fond de la chaloupe qui le tira de ses fantasmes.
Clovis était revenu au quai et tendait un filin vers Josiane pour qu'elle puisse immobiliser le "Clo-Jo" jusqu'au moment du départ. Ti-père les scruta de ses yeux encore pas mal clairs. Il les envia quelque peu car il les savait jeunes, insouciants et follement amoureux... Ça fait quand même une mèche que sa Mathilde est partie. Son "Brutus", il l'aime bien, mais c'est quand même juste un chat.
Comme toutes les autres fois, Josiane revient sur le quai avec son "petit sac vert" où s'entassent les canettes vides, les cartons et autres papiers qui jonchaient le fond du bateau, vestiges de leur dernière escapade. Elle court vers la poubelle, mais elle n'a pas aussitôt fait quatre pas qu'elle tourne sur elle-même, revient au "Clo-Jo", et dit alors à Clovis en lui tendant le sac: "T'as oublié de vider tes poches, allez". Lui s'exécute et en sort des papiers de bonbon, un emballage de gomme à mâcher et le coupon de caisse du dépanneur, qu'il laisse tomber dans le sac. Josiane attache son sac et court le jeter à la poubelle, puis remonte à bord. D'un signe de la main, Clovis salue M. Langlois, et tourne la clé... Tut tut tut tut tut vrrrrr, vrrrrrrrrrrrr.
Haussant alors la voix pour qu'on l'entende bien, Ti-père leur crie d'un air plutôt paternel: "Éloignez-vous pas trop, y'a un petit vent nord-nordet et je me méfie. Les tempêtes sont si soudaines parfois. -- Ne vous inquiétez pas, Ti-père, on s'en va juste aux îles." Bye!, lui dirent-ils ensuite. Vrouououououououo. Aussi longtemps qu'il ne les perdit pas de vue dans le tourbillon d'écume bouillonnante, il les suivit avec ses jumelles.
Au fait, qu'allaient-ils donc faire dans les îles, sur laquelle de ces îles étaient-ils donc allés? Bien malin quiconque aurait pu donner une réponse à toutes ces questions. Bien sûr, on pourrait extrapoler à l'infini, mais le secret demeure le leur et puis... "Je suis un peu fatigué, sans compter qu'il faut que j'aille nourrir "Brutus". J'en profiterai peut-être pour roupiller... un petit somme."
Il quitta la marina après qu'il eût défait sa ligne. Quand il eût tout remis à l'ordre, Ti-père s'étendit sur le divan et sombra dans un profond sommeil, duquel il ne s'éveilla pas avant la tombée du petit soir alors que, jetant un regard vers le fleuve, il vit qu'il s'était de nouveau déchaîné.
D'un pas plutôt pressé, il retourna à la marina. Il se rendit alors compte que plusieurs des amarres retenant les bateaux s'étaient rompues et que des embarcations étaient manquantes. Il leur était évidemment impossible de rentrer pendant la tourmente, il allait donc falloir les attendre. Il se faisait maintenant tard dans la nuit, alors que le vent s'était calmé, M. Langlois tendait l'oreille, espérant entendre le tut tut tuttut du "Clo-Jo", mais... Rien du tout. Il retourna donc chez lui au petit matin et ne revint à la marina qu'en fin d'après-midi.
La plupart des bateaux avaient été retrouvés et dansaient de nouveau au bout de leur laisse, mais dans le cas du "Clo-Jo", on demeurait toujours sans nouvelles. Quelque peu désemparé par les événements, M. Langlois se rend à la grosse poubelle et tente frénétiquement d'y trouver une preuve de la réalité. Il cherche les canettes vides, le "sac vert..." Tout a disparu. Ti-père est pour ainsi dire en état de choc. Tout au long des jours suivants, son regard furtif a continué d'aller de l'un à l'autre: le quai, la berge, la bouée, la grande côte en terre battue derrière l'hôtel et la poubelle, puis il scrutait le creux de chaque vague. Dans sa tête, les idées s'entrechoquaient pendant que fusaient toutes sortes de questions.
Qu'est-ce qui a donc bien pu leur arriver? Se sont-ils noyés ou sont-ils demeurés dans l'un ou l'autre de ces nombreux îlots qui parsèment le cours du grand fleuve? Peut-être ne se sont-ils même pas rendu compte de la tempête, occupés qu'ils devaient être à leurs jeux alors qu'il lui contait fleurette, ou peut-être encore ai-je tout simplement rêvé... Un bruit qu'il percevait à peine, dans le lointain, le tira de sa réflexion et lui fît prendre conscience qu'il faisait maintenant nuit. Tuttutututututututu... Ça se rapproche, fit-il, rempli d'espoir. Dans la pénombre, il distinguait maintenant une coque, puis son sourire s'estompa... C'était la "Marie l'Eau" qui rentrait.
Après avoir vu arriver la "Marie l'Eau", Ti-père Langlois, dépassé par toutes ces émotions, se laissa aller et pleura un bon coup. De grosses larmes roulaient sur ses joues toutes flétries par le vent salin, lui notre amiral retraité, s'en remit à Dieu de la même façon que lorsque Dieu vint lui enlever sa Mathilde chérie...
Pourquoi, mon Dieu, m'enlever le seul soleil qui brille maintenant dans mon coeur? Le sourire de Josiane lui rappelait sa Mathilde, le même regard mystérieux dans ces moments où il la regardait à la sauvette. Il voyageait dans le temps, notre bonhomme. Il revenait cinquante années derrière quand il voyait nos deux amoureux. Quel voyage il faisait, notre Ti-père Langlois.
Comme dans toutes les belles histoires, son Dieu l'écouta et l'exauça... Ti-Père frotta ses yeux, un bruit le tira soudainement de son cauchemar et de son grand chagrin. Il entendit un tuttutututuuuuuuu qui se rapprochait de plus en plus. Notre Ti-père se jeta à genoux pour remercier Dieu. Il l'avait écouté cette fois...
Dans la pénombre, il distinguait maintenant une coque, puis son sourire se transforma en un cri d'exaltation qui n'en finissait plus. Son chat Brutus était venu le rejoindre, il lui caressait les mollets en miaulant de satisfaction, revoyant son maître si heureux, comme autrefois dans le temps ou Mathilde était encore avec eux. Dans le clapotis des vagues qui léchaient la berge, M. Langlois chercha le regard et le sourire qu'il pensait perdus, mais qu'au contraire il venait de retrouver. Il irait dormir quelques heures et reviendrait à son "spot" pour y jeter sa ligne.
Malherbe DesChamps
"Mésange" est son nom. C'est un bel oiseau fragile et mignon. Il est un fin causeur et arbore des couleurs qui sont plutôt discrètes. Il se laisse parfois apprivoiser, mais en aucun cas n'accepte d'être possédé, bien qu'il puisse parfois se poser sur la main qu'on lui aura tendue...
Il en est une que j'ai aperçue un jour, au milieu d'une nature plutôt maladive et que j'ai sentie malheureuse, à l'éclat de ses yeux embués d'un voile de tristesse qu'elle tentait de dissimuler tout au fond. Pour qui connaît un peu les oiseaux et s'y intéresse, l'oeil d'une mésange est très révélateur de son état d'âme. Lorsqu'il est triste, ça ne trompe pas, il y a assurément un problème!
Aimant beaucoup les oiseaux, je me suis immédiatement attaché à celui-là, qui se distinguait très nettement de tous ceux des alentours. Fort heureusement, au cours de mon existence, il m'a été donné de lire beaucoup de traités sur les oiseaux. J'ai ainsi appris à les comprendre et aussi en ai-je conclu qu'ils vivent des émotions qui sont semblables aux nôtres, bien qu'elles soient dites d' "oiseaux". J'ai ainsi découvert que ces mêmes oiseaux ont, eux aussi, des attentes.
Compte tenu de tous ces facteurs, j'ai élaboré une stratégie qui avait pour objectif de faire que cette mésange devienne ma plus chère amie, et que pour mon bonheur et pour sa plus grande joie, elle se remette à chanter de nouveau. Certains le font avec des furets, d'autres avec des mouffettes, alors pourquoi pas moi, avec cet amour d'oiseau?
Au moment où elle vint se poser sur mon épaule, je lui chuchotai à l'oreille, tout comme à une grande fille qu'on veut rassurer en lui donnant l'heure juste, une poésie de Virginia Satir, je crois. Il y a quand même assez longtemps, un bon matin, j'avais lu ça à mon amour secret de l'époque.
Elle a probablement tout compris de travers, car six heures plus tard, elle m'avait quitté après avoir tenté un lavage de cerveau qui n'était jamais allé plus loin que les cheveux... Je me suis dit qu'avec les mésanges, ça devait être très différent car elles ne sont ni cupides, ni matérialistes. Toujours est-il que je m'adressai à elle en ces termes.
Sais-tu mon bel oiseau, que tu es le grand Amour de ma vie et qu'à cause de cela, j'espère bien que tu régleras le problème qui te rend malheureuse, au point de t'empêcher de chanter la joie, l'amour et la liberté. À te laisser prendre, tu n'as rien à craindre car je ne vais pas t'emprisonner, même si je sais que quand ton temps viendra, tu me quitteras pour des cieux plus radieux.
Laisse-toi croire en l'amour, permets-toi de croire en la vie et d'espérer d'elle. Je veux t'aimer sans te posséder, t'apprécier sans te juger, me joindre à toi sans t'envahir, t'inviter sans t'obliger, te quitter sans culpabilité, te critiquer sans te blâmer... Si je peux en obtenir autant de toi, nous pourrons alors nous rejoindre et nous enrichir l'un et l'autre.
Candidement, elle me répliqua: "Tu voudrais m'entendre chanter l'amour, la joie et la liberté, mais dis-moi d'abord, c'est quoi aimer?" Patiemment, je lui expliquai qu'aimer génère beaucoup de courage et que c'est une expérience personnelle qui nous fait redécouvrir l'essentiel et qui suppose avant tout, l'acte de donner. C'est aussi le fait de pousser quelqu'un vers une plus grande croissance.
C'est faire en sorte qu'un arbre sorte de sa semence, et c'est aussi laisser pénétrer toute la lumière à l'intérieur. Plus on donne de son amour, plus son énergie grandit et plus aussi, on s'enrichit. S'aimer, c'est faire en sorte que sa propre valeur ne dépende aucunement de ce que racontent les autres. S'aimer, c'est s'émerveiller parce que l'on est unique au monde, car il n'est absolument pas possible d'aimer quelqu'un d'autre si l'on ne s'aime pas soi-même.
En effet, aimer pleinement suppose une transformation, un passage d'un niveau à un autre, exactement comme l'artiste évolue à travers son oeuvre. C'est là toute la beauté et la magie de l'amour. Jamais on ne pourra oublier quelqu'un que l'on a aimé. Elle voulut ensuite tout savoir au sujet de la liberté. La liberté, c'est d'accepter d'être soi, sans vouloir devenir personne d'autre. Seule, la voix du coeur libère et permet à l'être de devenir totalement ce qu'il est. Cette voix te dit de conserver l'identité qui t'est propre.
Elle exprima ensuite des questionnements en rapport avec la joie. La joie, c'est ce que tu ressens quand tu cesses d'avoir peur de qui tu es et de ce qu'en pensent les autres. C'est aussi d'accepter de se séparer sans devoir tout s'expliquer. C'est, de plus, le sentiment qui t'habite alors que tu chantes "qui tu étais, ce que tu es devenue et où tu t'en vas".
Elle se mit alors tout à coup à chanter "Les amours, les travaux, même le chant d'un oiseau, ton coeur, mes mots, font tourner le mon-on-de", puis elle ouvrit bien grandes ses ailes et elle disparut comme le soupir d'un enfant, dans le soir naissant. Elle s'était finalement souvenue qu'elle était une mésange et qu'elle avait été faite pour voler!
Dans ma tête, dans mon coeur et au plus profond de ma chair qui se mourait de douleur, j'ai soudain pleinement réalisé que "un jour vient, où les mots ne comptent plus et où les gestes ne nous enseignent plus rien". C'est alors dans le silence qu'on aime et que l'on apprend combien, au fond, tout ce qui désormais n'est plus, était vraiment important...
Malherbe DesChamps
Ti-minou vécut une enfance particulièrement heureuse. Il était un chat intelligent et très joli. Les propriétaires, qui l'avaient adopté à sept semaines, l'aimaient beaucoup et avaient su l'entourer de très grands soins. Rien ne lui manquait: tendresse, affection, bouffe, caresses et surtout un foyer où il était le roi.
Il avait été jusque-là un animal de compagnie adulé par ses maîtres, il faisait partie de la famille, comme on dit. Il vivait de plus dans un très beau quartier de la banlieue, relativement tranquille avec plein d'espaces verts, et profusion d'amis à deux ou quatre pattes.
Il aimait bien se prélasser au soleil du matin, en bordure de la haie, tout près des grands peupliers qui jetaient un peu d'ombre chez son amie "Moustache" qui habitait tout près de chez lui et avec qui il s'entendait très bien. Il s'y rendait d'ailleurs presque chaque jour, sauf s'il pleuvait, et il prenait un malin plaisir à faire chialer les corneilles perchées tout en haut des grands arbres.
"Ti-minou" était un bon chat et chacun voulait être son copain. Depuis la patronne à "Moustache", en passant par Claire, la locataire d'en haut, puis le Monsieur dont le nom m'échappe, mais qui crie si fort qu'on l'entend sur la Terrasse, ainsi que la "Boule à mites" et tous les autres voisins du quartier. Malheureusement pour "Ti-minou", tout n'allait pas continuer à bien aller.
Un beau jour, ses maîtres firent l'acquisition d'un chiot et la vie de "Ti-minou" tourna vite au tragique, dans des proportions identiques à la rapidité avec laquelle se développait "Toutou". Il existe bien, il est vrai, un vieux proverbe qui dit: "Chien qui va à la chasse perd sa place", mais voilà! "Toutou" lui, était plutôt du type "salon" alors que "Ti-minou" partait souvent pour chasser, ou quoi d'autre!
Toujours est-il que "Toutou" prenait beaucoup de place dans la maison et aussi dans l'estime de ses maîtres. Tellement de place qu'il n'y en eut bientôt plus pour le chat, si bien qu'on dut déménager et qu'on abandonna "Ti-minou".
"Ti-minou" fut recueilli par un vieux Monsieur à la santé plus que fragile et qui dut bientôt être hospitalisé. Dès lors, "Ti-minou" devint itinérant et commença à dépendre de la charité publique.
Il y avait bien la vieille "Boule à mites" qui, chaque matin lui donnait un grand bol de lait chaud, qu'elle lui posait sur le balcon. Il se sentait profondément humilié, toutes les fois où il l'entendait lui crier de sa voix rauque: "Minou, minou, minou... ", lui le félin au poil propre et lustré et à la moustache longue et fière. Il était tout simplement majestueux.
Quel affront! Tout juste comme s'il se fut agi d'un simple chat de gouttières qui vient creuser vos plates-bandes et salir vos fenêtres du bas, mais que ne ferait-on pas pour gagner sa pitance, surtout si l'on est un gros profiteur!
Il se laissait donc désirer un peu, puis sautait sur le balcon et y allait de trois ou quatre ronrons enjôleurs. Il se frôlait hypocritement ensuite sur ses vieilles jambes. Il buvait son lait, puis il décampait chez un autre voisin où il savait être attendu avec de la nourriture sèche. Faute de mieux, il allait devoir s'en accommoder.
Alors que l'été avait commencé à roussir et que "Ti-minou" prenait son petit bain de soleil, confortablement installé sur un coin de pelouse en retrait d'où il pouvait observer à loisir sans être vu, il aperçut un étourneau sansonnet dont les couleurs chatoyaient au soleil. Il se mit à réfléchir, se disant qu'un repas de chair fraîche lui ferait grand bien. Il n'allait pas commencer tout de même à grimper aux arbres pour tenter d'y attraper un vulgaire étourneau qui devait en avoir vu bien d'autres et qui allait probablement tout simplement lui filer entre les pattes en s'envolant.
Non, il allait faire beaucoup mieux. La chasse, oui mais, sur le plancher des vaches... Il commença ses exercices d'assouplissement en s'étirant de tout son long, puis il fit deux ou trois fois le gros dos et aiguisa ses griffes. Il fut enfin prêt. Il courut se tapir dans la haie, puis scruta les alentours. L'attente ne fut pas très longue. Il aperçut un gros écureuil gris qui entreposait ses provisions d'hiver dans le pied d'un arbre creux, tout juste de l'autre côté de la rue...
Il observa son manège durant quelques secondes, et se dit que ça allait être un jeu d'enfant! Aussitôt que "Grisou" allait rentrer à l'intérieur de l'arbre, il allait fondre sur lui comme un éclair, et il ne resterait plus qu'à le cueillir à sa sortie.
Il tendit tous ses muscles. Il salivait déjà en imaginant le repas tout chaud et si facilement gagné. La partie devenait plus sérieuse, car l'écureuil allait maintenant s'engager dans l'ouverture de la grotte. C'était le moment...
"Ti-minou" contourne donc silencieusement la piscine et puis s'élance à fond de train, sans avoir vu le bolide rutilant qui défonçait ce matin d'automne ensoleillé. Il y eût un crissement de pneus sur le pavé, puis ce fut l'impact. Il se produisit une grosse explosion dans la tête de "Ti-minou" et l'écureuil disparut, puis le monde se mit à tourner...
La planète terre venait de basculer. On sortit un grand sac vert, il y eut un grondement de moteur et puis plus rien. Pour "Ti-minou," tout venait de prendre fin... "Ti-minou" ne chassera plus jamais.
Malherbe DesChamps
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