LE PEINTRE S'INTERROGE SUR SON OEUVRE
Converser avec Milou Renard est agréable et attachant. Car, pour lui, parler et dialoguer ont une telle importance ! Il y met de la gravité, plus que de la conviction. Il vous dira que l'artiste doit évoluer sans cesse s'il veut que son art soit compris et établisse la communication avec les autres.
On pourrait dire de lui qu'il tient à placer haut la barre. Il ne penche pas précisément pour un art égoïste, qui se ferait plaisir à lui-même. C'est pour cela qu'il éprouve, dit-il, des réticences à l'égard du non figuratif trop occupé, selon lui, de ses propres recherches, et moins soucieux de communiquer... Jeu qui n'intéresse que l'artiste et la matière, jeu intéressant, sans doute, mais il faut aussi que l'autre soit "dans le jeu"... Cette fois, la conversation est bien lancée !
Question : qu'est-ce qu'être "dans le jeu" ?
Etre dans le jeu, au sens fort, c'est tout d'abord prendre conscience du fait que l'artiste fait partie du cosmos, de l'humain. Il doit trouver un rapport entre les autres et lui, non pas un rapport épisodique, basé sur les seuls événements, mais une relation plus réflexive, plus intériorisée. Au début, je représentais des scènes réalistes de métallurgie. Maintenant, j'ai tendance à représenter plus symboliquement ces réalités, bien que mon engagement n'ait pas changé.
Vous parlez d'engagement... Qu'est-ce qu'un artiste engagé ?
L'engagement correspond à une vision personnelle de l'artiste. Ce n'est pas nécessairement du militantisme. Si je brocarde, par le dessin, les vacances standardisées, conditionnées, vais-je pour autant aller défiler dans la rue pour le dire ? L'engagement doit s'attacher davantage à promouvoir l'humain qu'à s'obséder de problèmes de société. Précisément, il a à témoigner des rapports de friction et d'aliénation entre l'humain et le social.
L'humain et le social, cela fait donc deux choses ?
Oui, c'est cette dualité qui me frappe et me retient. Notre monde est trop entraîné à ne plus voir que l'extérieur des êtres et des choses. Et les valeurs ont tendance à se construire sur cette seule extériorité... D'où l'ambiguïté de notre quotidien, et les contradictions que nous voulons absolument y voir . Or, fondamentalement, y a-t-il contradiction entre l'intérieur et l'extérieur, la beauté et la laideur, le possible et l'impossible ? C'est d'une conciliation entre les pôles opposés qu'il s'agit dans le propos de l'artiste engagé. Cet engagement n'est donc pas contre quelque chose. Il est pour quelque chose d'autre et de plus. Mais il faut démasquer le faux semblant, indiquer la comédie humaine dans ce qu'elle a d'aliénant.
La comédie. On sent que le théâtre vous fascine !
Plus précisément certains personnages-axes du théâtre. J'ai peint le Gille, le Pierrot, l'Arlequin, parce que chez eux la lumière intérieure perce le masque et diffuse une sorte de mélancolie. J'ai un peu voulu que cette lumière soit transfigurante. Du Pierrot paumé, j'ai voulu faire un révélateur. A partir de lui, je suis allé au clown, ce "roi assassiné". Le Pierrot et le clown résolvent en quelque sorte la dualité dont nous parlions. Ils nous amènent à les regarder autrement.
L'art serait donc aussi "un certain regard" ?
Absolument ! Le Pierrot et le clown nous renvoient en quelque sorte l'image de notre violence, de celle que nous exerçons sur leurs semblables. Nous pouvons donc lire en nous-mêmes et nous décanter. Nous détacher de nos schémas, de nos contradictions, dont la plus aiguë porte sur nos rapports ambigus avec la violence et la non-violence.
Donc, dans vos tableaux, pas de couleurs violentes, manipulantes ?
Non, mais il n'y a pas d'exclusion. Des teintes agressives peuvent se transmuer elles-mêmes. Tout est dans le propos. C'est comme pour les barricades par lesquelles on se proposerait d'illustrer une prise de conscience ouvrière. Mais la barricade, n'est-ce pas aussi autre chose : le productivisme à outrance, le dépotoir, et même nos propres barricades intérieures, celles qu'un conditionnement malin a suscitées en nous ? Il faut les briser. Est-ce de la violence ? N'est-ce pas plutôt un distanciation ?
Distanciation, dites-vous ? Est-ce le Voyage (avec un grand V) ?
C'est certainement une de mes grandes dilections. Le voyage, c'est le périple de l'apprentissage, le compagnonnage. A la fin, on est autre, on est changé. Pourquoi cela me passionne ? Parce que l'art lui-même est parent voyage. Notez que ce voyage est tout simple. Allez chez quelqu'un, par exemple, pour aller lui parler, c'est déjà commencer ce voyage. Et l'art, c'est "aller chez quelqu'un". Il s'agit de connaître d'autres personnes qui pensent différemment, qui pratiquent d'autres systèmes d'expression. Il s'agit de pénétrer soi-même dans le Tout. C'est alors seulement qu'on peut léguer, qu'on peut transmettre ses propres voyages.
Le cheval blanc de vos émaux, n'est-ce pas le coursier de ce voyage ?
Je voudrais qu'il soit Pégase, et en même temps l'animal psycho-pompe qui passe à travers les cercles des mondes. Précisément, les matières de l'émail offrent cette homologie avec la pâte universelle, si je puis dire. Viennent s'y greffer l'art du feu, les forges de Vulcain, toute cette légende et cette mythologie, attachées aux diverses métamorphoses des matières transmuées par les forces ignées. Elles signifient les diverses étapes de la réflexion. C'est surtout cela, le voyage.
Le voyage, c'est aussi le labyrinthe, non ?
Bien sûr, il arrive qu'on se perde en cours de voyage. Mais ne faut-il pas se perdre ici et là pour mieux se retrouver ensuite ? J'ai intitulé Labyrinthe en de mes dessins, où je montre, juxtaposées, diverses facettes de l'humain. Elles semblent séparées par des cloisons, et elles le sont effectivement. Mais si l'homme se heurte à ces cloisons, il peut aussi s'y mirer comme en ses multiples facettes. Le labyrinthe est aussi synthèse.
Vos aquarelles, c'est un autre jeu de miroir ?
Oui, l'aquarelle est miroir. Elle reflète la nature qui est belle en elle-même. J'aimerais y rencontrer l'impression de plénitude et de lumière interne qui est celle des estampes japonaises. Cette lumière nous donne le détachement. On nous présente le monde d'une façon faussée, manipulée, il faut retrouver la lumière première des choses.
Finalement, qu'est-ce qu'être artiste ?
L'artiste transcende l'observé. Il en fait une analyse qui changera tôt ou tard sa propre vision. C'est tout un travail intérieur. Il y a là des ferments qui agissent, qui métabolisent. L'artiste est agent de métamorphose. Voilà pourquoi il ne peut y avoir d'art qui se fige.
Pour y pourvoir, il y a une fresque ?
Certainement ! La fresque, c'est la liberté du geste, le besoin d'espace réalisé. Il y a dans le geste du fresquiste un besoin de lumière rayonnante. C'est le jet, l'éclaboussement pictural, la dilatation de l'humain.