Agnus Scythicus

 

Cet article nous fournira des réflexions plus utiles contre la superstition et le préjugé, que le duvet de l'agneau de Scythie contre le crachement de sang. Kircher, et après Kircher, Jules-César Scaliger, écrivent une fable merveilleuse ; et ils l'écrivent avec ce ton de gravit‚ et de persuasion qui ne manque jamais d'en imposer. Ce sont des gens dont les lumières et la probité ne sont pas suspectes : tout dépose en leur faveur : ils sont crus; et par qui? par les premiers génies de leur temps ; et voilà tout d'un coup une nuée de témoignages plus puissants que le leur qui le fortifient, et qui forment pour ceux qui viendront un poids d'autorité auquel ils n'auront ni la force ni le courage de résister, et l'agneau de Scythie passera pour un être réel.

Il faut distinguer les faits en deux classes ; en fait simples et ordinaires, et en faits extraordinaires et prodigieux. Les témoignages de quelques personnes instruites et véridiques suffisent pour les faits simples ; les autres demandent, pour l'homme qui pense, des autorités plus fortes. Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraisemblance des faits ; c'est-à-dire d'autant plus nombreuses et plus grande que la vraisemblance est moindre.

Il faut subdiviser les faits, tant simples qu'extraordinaires, en transitoires et permanents. Les transitoires, ce sont ceux qui n'ont existé que l'instant de leur durée ; les permanents, ce sont ceux qui existent toujours et donc on peut s'assurer en tout temps. On voit que ces derniers sont moins difficiles à croire que les premiers, et que la facilité que chacun a de s'assurer de la vérité ou de la fausseté des témoignages doit rendre les témoins circonspects et disposer les autres hommes à les croire.

Il faut distribuer les faits transitoires en faits qui se sont passés dans un siècle éclairé et en faits qui se sont passés dans des temps de ténèbres et d'ignorance ; et les faits permanents, en faits permanents dans un lieu accessible ou dans un lieu inaccessible.

Il faut considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entre eux : les considérer en eux-mêmes, pour voir s'ils n'impliquent aucune contradiction, et s'ils sont de gens éclairés et instruits ; les comparer entre eux pour découvrir s'ils ne sont point calqués les uns sur les autres, et si toute cette foule d'autorité de Kircher, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus, d'Eusèbe etc. ne se réduirait pas par hasard à rien ou à l'autorité d'un seul homme.

Il faut considérer si les témoins son oculaires ou non ; ce qu'ils ont risqué pour ce faire croire ; quelle crainte ou quelles espérances ils avaient en annonçant aux autres des faits dont ils se disaient témoins oculaires : s'ils avaient exposé leur vie pour soutenir leur déposition, il faut convenir qu'elle acquérerait une grande force ; que serait-ce donc s'ils l'avaient sacrifié et perdu?

Il ne faut pas non plus confondre les faits qui se sont passés à la face de tout un peuple avec ceux qui n'ont eut pour spectateurs qu'un petit nombre de personnes. Les faits clandestins, pour qu'ils soient merveilleux, ne méritent presque pas d'être crus : les faits publics, contre lesquels on n'a point réclamé dans le temps ou contre lesquels il n'y a eu de réclamations que de la part de gens peu nombreux et mal intentionnés ou mal instruits, ne peuvent presque pas être contredits.

Voilà une partie des principes d'après lesquels on accordera ou l'on réfutera sa croyance, si l'on ne veut pas donner dans des rêveries et si l'on aime sincèrement la vérité.

 

Diderot.

 

 

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