Electre: Texte #3

 

Electre. C’est justement ce que je ne peux supporter d’elle, qu’elle m’ait mise au monde. C’est là ma honte. Il me semble que par elle je suis entrée dans la vie d’une façon équivoque et que sa maternité n’est qu’une complicité qui nous lie. J’aime tout ce qui, dans ma naissance, revient à mon père. J’aime comme il s’est dévêtu, de son beau vêtement de noces, comme il s’est couché, comme tout d’un coup pour m’engendrer il est sorti de ses pensées et de son corps même. J’aime à ses yeux son cerne de futur père, j’aime cette surprise qui remua son corps le jour où je suis née, à peine perceptible, mais d’où je me sens issue plus que des souffrances et des efforts de ma mère. Je suis née de sa nuit de profond sommeil, de sa maigreur de neuf moi, des consolations qu’il prit avec d’autres femmes pendant que ma mère me portait, du sourire paternel qui suivit ma naissance. Tout ce qui est de cette naissance du côté de ma mère, je le hais.

 

Oreste. Pourquoi détestes-tu les femmes à ce point ?

 

Electre. Ce n’est pas que je déteste les femmes, c’est que je déteste ma mère. Et ce n’est pas que je déteste les hommes, je déteste Egisthe.

 

Oreste. Mais pourquoi les hais-tu ?

 

Electre. Je ne sais pas encore. Je sais seulement que c’est la même haine. C’est pour cela qu’elle est si lourde, pour cela que j’étouffe. Que de fois j’ai essayé de découvrir que je haïssais chacun d’une haine spéciale. Deux petites haines, cela peut se porter encore dans la vie. C’est comme les chagrins. L’un équilibre l’autre. J’essayais de croire que je haïssais ma mère parce qu’elle t’avait laissé tombé, enfant, Egisthe parce qu’il te dérobait ton trône. C’était faux. En fait j’avais pitié de cette grande reine, qui dominait le monde, et soudain, terrifiée, humble, échappait un enfant comme une aïeule hémiplégique. J’avais pitié de cet Egisthe, cruel, tyran, et dont le destin était de mourir un jour misérablement sous tes coups… Tous les motifs que je trouvais de les haïr me les laissaient au contraire humains, pitoyables, mais dès que les haines de détail avaient bien paré, rehaussé ces deux êtres, au moment où vis-à-vis d’eux je me trouvais douce, obéissante, une vague plus lourde et plus chargée de haine commune s’abattait à nouveau sur eux. Je les hais d’une haine qui n’est pas à moi.

 

 

Giraudoux, Electre, I, 8.

 

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