Electre: Texte #5

 

 

Egisthe. Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple, Electre.

 

Electre. Il est des regards de peuple mort qui pour toujours étincèlent. Plût au ciel que ce fût le sort d’Argos ! Mais, depuis la mort de mon père, depuis que le bonheur de notre ville est fondé sur l’injustice et le forfait, depuis que chacun, par lâcheté, s’y est fait le complice du meurtre et du mensonge, elle peut être prospère, elle peut chanter, danser et vaincre, le ciel peut éclater sur elle, c’est une cave où les yeux sont inutiles. Les enfants qui naissent sucent le sein en aveugles.

 

Egisthe. Un scandale ne peut que l’achever.

 

Electre. C’est possible. Mais je ne veux plus voir ce regard terne et veule dans son œil.

 

Egisthe. Cela va coûter des milliers d’yeux glacés, de prunelles éteintes.

 

Electre. C’est le prix courant, ce n’est pas trop cher.

 

Egisthe. Il me faut cette journée. Donne-la moi. Ta vérité, si elle l’est, trouvera toujours le moyen d’éclater un jour mieux fait pour elle.

 

Electre. L’émeute est le jour fait pour elle.

 

Egisthe. Je t’en supplie, attends demain.

 

Electre. Non. C’est aujourd’hui son jour. J’ai déjà trop vu de vérités se flétrir parce qu’elles ont tardé une seconde. Je les connais, les jeunes filles qui ont tardé une seconde à dire non à ce qui était laid, non à ce qui était vil, et qui n’ont plus su leur répondre ensuite que par oui et par oui. C’est là ce qui est si beau et si dur dans la vérité, elle est éternelle mais ce n’est qu’un éclair.

 

 

 

Giraudoux, Electre, II, 8.

 

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