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Le roman noir d'une société
Par FATMA ZOHRA ZAHOUM
IL est difficile de briser le mur du silence des discours officiels en Algérie. Le mensonge est devenu
tellement prégnant que même les fuites paraissent suspectes. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que
ce soit par l'intermédiaire des romans que s'opère le travail de dévoilement de la réalité. Se revendiquant de
la tradition du roman noir américain des années 20 et 30, Yasmina Khadra s'attaque, par le truchement
d'enquêtes policières, aux questions sociales.
L'auteur est une inconnue, aucune biographie ne vient lui donner un visage. Mais cela n'est pas une
nouveauté, car le roman noir nous a habitués aux pseudonymes : on ne se vautre pas dans la fange sans
salir son nom, et celle dans laquelle trempe Yasmina Khadra (« la fleur de jasmin verte ») n'est pas des plus
anodines.
L'auteur plonge dès les premières lignes le lecteur dans la réalité algérienne apocalyptique sans bouteille
d'oxygène, et au bout de quelques pages ce lecteur est obligé de respirer un air vicié où se croisent
cadavres et prostituées, où cohabitent misère et luxe, où fricotent magouilleurs et terroristes. Aucune
couche sociale n'est épargnée, aucun îlot d'espoir n'est maintenu (les bons meurent toujours, car le Bon
Dieu les préfère à ses côtés et les méchants les préfèrent morts). Le tout dépeint avec la lucidité de
quelqu'un qui ne se fait plus d'illusion sur le genre humain mais qui ne désespère pas de voir le monde
changer justement parce qu'il croit en la justice.
Mais qui pouvait parler de justice dans la trilogie de Yasmina Khadra (1) ? L'auteur fait parler (comme cela
arrive dans le roman noir) un policier, le commissaire Brahim Llob (« le noyau »). Ce qui fait agir, parler,
souffrir le commissaire, c'est son idéalisme : c'est un incorruptible, épris de justice. Et en cela il fait figure de
dinosaure dans l'Algérie des années 90. Il est seul contre tous et glisse très rapidement du simple instrument
de la justice vers le justicier, car personne ne vient prendre le relais de l'enquête. D'ailleurs, celle-ci
commence par un petit fait d'apparence anodine, puis se termine dans des magouilles d'influence. De sorte
que chaque roman se construit à la manière des poupées russes, imbriquées les unes dans les autres.
Morituri commence par un petit motif : le richissime Ghoul Malek fait appel au commissaire Llob pour
retrouver sa fille, disparue. Sa fille court-elle un danger, interroge notre héros. « C'est quoi, le danger ? »,
répond le père. Au même moment, des intellectuels sont assassinés. Llob démasque le commanditaire, un
écrivain nommé Sid Lankabout, alias Abou Kalypse (« apocalypse »). Celui-ci se justifie : « Quand je vois
tous ces gens abâtardis qui engrossent nos villes, tous ces jeunes qui s'américanisent, tous ces
intellectuels qui s'évertuent à nous inculquer une culture qui n'est pas la nôtre (...), je fais
exactement ce qu'aurait fait Goebbels devant Thomas Mann : je sors mon flingue (2). »
TOUT bon romancier se serait arrêté là, car ce dénouement suffit à montrer une facette du crime en
Algérie : l'implication d'intellectuels dans l'assassinat d'autres intellectuels. Pourtant, l'auteur continue à
emboîter les intrigues, preuve que cette vérité diabolique n'est peut-être pas la plus grave. Le récit se
poursuit donc, et Llob rencontre un pourri qui lui apprend que l'arrestation d'Abou Kalypse était un piège.
Le commissaire retourne voir celui qui l'a mis sur la piste d'Abou Kalypse, Ghoul Malek. Lequel explique le
caractère nécessaire de la guerre en Algérie pour remettre le train sur les rails. La casse fait partie du jeu, il
ne faut donc pas s'apitoyer sur le sort de quelques malheureux sacrifiés pour le bonheur de tous.
L'auteur décrit une société où le banditisme et le crime sont devenus le mode de fonctionnement de toutes
les couches sociales, à travers règlements de comptes et autres épurations. Mais il nous apprend surtout
qu'il y a des alliances contre nature propres à engendrer des situations inextricables.
Un autre roman, L'Automne des chimères, met le commissaire Llob dans une situation délicate : ses talents
littéraires ne sont pas du goût de ses supérieurs, qui l'obligent à prendre une retraite anticipée. Le grand
patron le convoque pour lui cracher sa haine au visage, et, tout en se faisant rudoyer, le narrateur donne la
clé de la crise algérienne : « Il se lève. Sa carrure de bien-nourri me domine, m'efface de son ombre.
C'est le patron. Et, chez nous, le pouvoir ne s'évalue pas en fonction des compétences. Sa véritable
unité de mesure réside dans le degré de menace qu'il exerce (3) . »
LA trilogie de Yasmina Khadra évoque d'une manière claire, au-delà du crime, les conditions de vie d'un
peuple assigné à résidence pour cause d'absence de droits. Au fond, l'auteur présente en filigrane une crise
de valeurs : quel devenir pour un peuple qui n'a ni contrat social ni justice ? En faisant la démonstration de
l'absence de justice ou de l'impossibilité de son application, il montre à quoi se réduisent les hommes : à
l'instinct de survie, et quand il n'y a plus que cela pour réguler une société, il n'y a plus de bien collectif.
FATMA ZOHRA ZAHOUM.
(1) Yasmina Khadra, Double blanc, Morituri, L'Automne des chimères, tous trois aux éditions Baleine, 1997 et 1998.
(2) Morituri, op. cit., pp. 129-130.
(3) L'Automne des chimères, op. cit., p. 30.