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UNE ELECTION PRESIDENTIELLE CONFUSE
Les leçons oubliées des émeutes d'Octobre 1988
Par AKRAM ELLYAS
« NOUS ne craignons personne. Les communistes et les syndicalistes sont nos seuls ennemis, et nous
les avons matés. Il n'y a aucun risque d'Intifada en Algérie... » C'est ainsi qu'en janvier 1988 l'un des
patrons de la Sécurité militaire résumait à une délégation palestinienne la situation politique intérieure.
Quelques mois plus tard, le 4 octobre au soir, débutaient des émeutes d'une incroyable violence. Elles
s'amplifieront le lendemain et plongeront, durant plusieurs jours, Alger puis d'autres villes dans un chaos
sans égal depuis l'indépendance. En intervenant pour rétablir l'ordre, l'armée fait plusieurs centaines de
victimes (1). Le traumatisme de la société est d'autant plus profond que des dizaines de jeunes sont
sauvagement torturés après leur arrestation.
Ces sanglants événements vont pourtant modifier la vie politique. Après vingt-six ans de règne sans partage
du FLN, l'autorisation du multipartisme, l'apparition d'une presse privée indépendante, l'explosion du
mouvement associatif et l'intérêt marqué des télévisions occidentales pour l'Algérie marquent un long
printemps. Il durera jusqu'en janvier 1992 : les militaires décident alors d'interrompre les élections
législatives, dont le premier tour avait consacré la victoire du Front islamique du salut (FIS). La logique de
l'affrontement armé entre pouvoir et islamistes s'installe.
Sur l'origine de ces émeutes, les thèses les plus contradictoires s'affrontent encore (2), mais Octobre 1988
offre avant tout la preuve sanglante que les dirigeants, quel que soit leur clan, ne connaissent pas leur
propre peuple, à l'image des colons français qui étaient incapables de déceler les mutations des sociétés
indigènes qu'ils asservissaient. Ainsi, en décidant de manipuler la population pour qu'elle manifeste son
soutien au président Chadli Bendjedid, les proches de ce dernier ont joué aux apprentis sorciers. Si la
foule, jeunes en tête, a vite occupé des rues étrangement abandonnées par une police désarmée quelques
jours auparavant, c'est aux cris de « Chadli assassin ! » que les émeutiers ont déferlé dans le pays,
s'attaquant aux symboles de l'Etat.
Il faudra cette révolte pour que le pouvoir - et notamment sa composante militaire - découvre l'importante
influence du mouvement islamiste dans les quartiers populaires de la capitale algérienne. « Lorsque les
leaders islamistes, dont certains de mes collègues ignoraient et le nom et l'existence (!), ont lancé
des appels au calme dans les mosquées et que ces appels ont été entendus, nous avons réalisé qu'une
partie de la population nous échappait depuis longtemps. Les responsables de l'époque affirmaient
que le courant islamiste était marginal bien qu'un groupe armé ait fait son apparition en 1986 »,
avoue un ancien ministre.
Octobre 1988 représente une occasion manquée pour la démocratie, marquée par le refus du président
Chadli de démissionner. Il sera réélu le 22 décembre de la même année, mais des officiels affirment
aujourd'hui que M. Chadli Bendjedid, candidat unique au scrutin, n'aurait obtenu que 20 %, et non les
70 % de son score officiel. « Les militaires étaient conscients qu'une cassure avait eu lieu dans la
société et que la population leur pardonnerait difficilement les morts d'Octobre. Ils ont été paralysés
et ont hésité à chasser Chadli. C'est à ce moment-là que la route de l'Algérie a bifurqué vers la
violence », explique un cadre du Front des forces socialistes (FFS).
Car, plus que tout, c'est l'irruption de la violence qui marquera les journées d'Octobre. Ce pays où le
nombre de hold-up dépassait à peine la centaine en vingt années, où les armes à feu - fusils de chasse
exceptés - étaient inexistantes, va redécouvrir la mort par balles et assister à la propagation incontrôlée de
fusils automatiques aussi bien dans les zones rurales que dans les centres urbains. « Octobre 1988 a
réveillé la violence qui a toujours marqué la société et que les années qui ont suivi l'indépendance
avaient réussi à mettre en sommeil, explique un sociologue. Les jeunes qui ont dévasté les villes, les
militaires qui ont rétabli l'ordre, les hommes de main qui ont torturé, ceux qui ont profité des
événements pour piller les magasins d'Etat, tous ont eu recours à une violence qui perdure. C'est
comme si nous avions retrouvé un mode de fonctionnement dans lequel seul le rapport de force et
l'exercice de la violence comptent. Octobre 1988 aurait dû nous obliger à regarder notre
personnalité en face et à dialoguer pour prévenir le pire. Or nous avons préféré croire à la chimère
de la démocratie alors qu'inconsciemment nous savions tous que ces événements étaient
certainement la répétition de quelque chose de plus grave et de plus violent qui allait venir
rapidement. »
Cette violence latente va d'ailleurs encourager plusieurs milliers d'Algériens à tenter de réintégrer la
nationalité française. Bien qu'entamé dès le début de l'année 1988, ce mouvement s'amplifie dans les jours
qui suivent le retour au calme. Les consulats français, habituellement sollicités pour l'obtention des visas,
seront pris d'assaut pour l'accomplissement de longues et difficiles démarches de réintégration (3). « Dans
la mesure où je suis né avant 1962, je savais que je pouvais obtenir la nationalité française puisque
mon père était français avant l'indépendance, raconte Ahmed, un enseignant qui a quitté son pays en
1992. Mais, jusqu'en octobre 1988, je n'avais jamais pensé à demander ma réintégration, même
lorsque le visa a été instauré en 1986. Après les émeutes et l'apparition aussi soudaine qu'inattendue
des islamistes, ma femme et moi avons pris peur : redevenir français représentait une protection
pour l'avenir. Un passeport pour un départ au moment où tous les pays européens imposaient le
visa d'entrée aux Algériens. »
La France aveugle
CE « retour vers la France » a d'ailleurs touché l'ensemble de la société. Le « printemps algérien » a donc
aussi été celui de l'ambassade de France à Alger. Artistes, écrivains, journalistes, universitaires, mais aussi
hommes politiques et, plus rarement, militaires fréquentent dès lors de manière assidue la résidence. Si la
plupart se contentent des incontournables recommandations pour les visas, d'autres vont carrément influer
sur la politique algérienne de Paris.
« La France est devenue aveugle à partir d'octobre 1988. C'est à cette date que les élites
francophones algériennes ont commencé à servir le discours selon lequel leur propre société
refuserait l'islamisme et que jamais le FIS ou ses milices ne seraient capables de faire vaciller le
régime », estime un diplomate algérien pour qui ce « parasitage » expliquerait, en partie, pourquoi Paris n'a
pas vu venir la victoire du FIS aux législatives de décembre 1991.
Enfin, Octobre 1988 aura prouvé à nombre de décideurs algériens que leur pays n'était pas aussi protégé
qu'ils le pensaient. S'ils affirment que les émeutes du 5 octobre « relèvent plus du complot interne que du
complot externe (4) », ils reconnaissent en privé que plusieurs puissances étrangères ont profité des
événements pour tester les capacités de réaction et de défense de leur pays. « Nous savons aujourd'hui
que notre espace aérien a été violé à plusieurs reprises lors des événements d'octobre 1988,
notamment lorsque nos troupes faisaient mouvement vers la capitale. La majorité des nos
instruments de détection ont été alors brouillés, et c'est l'une des raisons pour lesquelles les avions
civils ont été maintenus au sol », affirme un ancien officier supérieur.
« Cela nous avait profondément inquiétés, peut- être même plus que la situation dans les rues de la
capitale. Il faut se rappeler que les Palestiniens projetaient alors de proclamer à Alger leur Etat (5).
Les Israéliens ont-ils survolé le pays dans l'optique de bombarder le lieu où allait se tenir la session
du Conseil national palestinien ? Tout portait à la croire. »
Pourtant, cette alerte ne sera pas suivie d'actions concrètes de redressement. Plus grave encore, la décision
du président Chadli Benjedid de réorganiser, pour mieux les contrôler, les services de contre-espionnage -
dont plusieurs cadres seront limogés après les événements - aura de sérieuses conséquences durant les
années suivantes. « Octobre 1988 a désorganisé le monde du renseignement qui, par la suite, n'a pas
toujours été capable de contrer au mieux les ingérences extérieures. Les relations entre le FIS et
l'étranger en constituent le meilleur exemple », poursuit l'ancien officier supérieur. Pour lui, et pour
nombre d'observateurs avertis, il ne fait ainsi pratiquement aucun doute que certains assassinats, notamment
en 1992 et 1993, n'ont rien à voir avec les groupes islamistes armés. Des chercheurs de haut niveau,
notamment en énergie nucléaire, vont être abattus dans un silence médiatique étonnant : ces actions
provoqueront un net ralentissement du programme nucléaire.
« On pourrait comparer Octobre 1988 à une piqûre, conclut un exilé. Douloureuse au début, elle a
provoqué ensuite une brève mais intense euphorie : nous avions la sensation de vivre dans le pays le
plus dynamique du monde. Mais, au bout du compte, le rêve s'est transformé en cauchemar. »
AKRAM ELLYAS.
(1) Le bilan officiel est de 110 morts, alors que des sources médicales algériennes donnent le chiffre de 500, auxquels
s'ajoutent plusieurs milliers de blessés. A ce jour, rares sont les familles de victimes qui ont reçu un quelconque
dédommagement de la part de l'Etat.
(2) La thèse la plus répandue aujourd'hui consiste à affirmer que c'est l'entourage du président Chadli Bendjedid qui a mis
en oeuvre une stratégie visant à faire sortir le peuple dans la rue pour réclamer les réformes politiques et économiques
dont ne voulait pas l'aile conservatrice du FLN.
(3) Les Algériens nés en France, les conjoints de ressortissantes françaises ainsi que l'ensemble des personnes dont les
parents possédaient la nationalité française lors de l'époque coloniale constituent les principales catégories de
binationaux.
(4) Lire l'ouvrage collectif Octobre, Editions du Matis, Alger, 1998.
(5) Le Conseil national palestinien avait annoncé son intention de proclamer celui-ci à Alger le... 5 octobre 1988. Il le fera
finalement le 15 novembre 1988.