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Violence « tolérable » en Algérie
C'est le rôle croissant des groupes d'autodéfense qui a créé les conditions d'une guerre civile
d'une violence inouïe. La stratégie des militaires, fondée sur des accords avec l'Armée islamique
de libération et la désagrégation des groupes armés, donne de premiers résultats. Désormais, le
pays connaît un niveau de violence « tolérable ».
Par DJAMEL BENRAMDANE
DEPUIS l'automne 1996, date des premières tueries en série dans les campagnes, près de deux cents
massacres d'une rare sauvagerie se sont succédé à un rythme soutenu, visant uniquement des civils, et
n'épargnant ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Pourquoi une telle violence, alors que, dans le centre du
pays, de loin le plus touché par les attentats (1), le terrorisme a fortement décru ? Les autorités, qui distillent
l'information à « caractère sécuritaire » au compte-gouttes, avancent des explications prudentes, par le biais
d'articles de presse souvent orientés (2) : les massacres seraient l'expression du désespoir des groupes
islamiques armés face à une population qui ne les soutiendrait plus. Mais cette interprétation reste
incomplète.
La censure militaire a largement dissimulé l'objectif de ces opérations sanglantes. Dans de nombreux cas,
dans la Mitidja en 1996 et 1997, puis dans le département d'Ain-Defla et l'ouest d'Alger par la suite, les
exactions ont touché des familles qui détenaient des armes données par le gouvernement, voire des civils
qui avaient émis le souhait d'être armés par les autorités. Le même scénario s'est reproduit dans des
dizaines de villages et de hameaux isolés. L'armée a dissimulé le fait que les Groupes islamiques armés
(GIA) s'attaquaient d'abord aux comités d'autodéfense, dont la création continue d'être fortement
encouragée par l'Etat.
Expliquant qu'il ne pouvait « protéger chaque douar », le gouvernement a armé les civils et resserré le
maillage des campagnes. Cette stratégie a permis de préserver les grands centres urbains par l'implication
d'une large partie de la population dans la guerre. Dans l'Algérois et l'Oranais, les groupes d'autodéfense
ont joué le rôle de tampon entre l'armée nationale populaire (ANP) et les unités islamistes. Cette tactique a
eu un effet pervers, elle a détourné le terrorisme des cibles militaires classiques et débouché sur un
déchirement sanglant entre villageois.
Il n'est pas rare que des proches de personnes connues comme responsables au sein de groupes islamistes
soient enlevés ou assassinés au lendemain de massacres. Certains de ces crimes ont été attribués par la
presse à des règlements de comptes entre bandes islamistes rivales, même lorsqu'il s'agissait clairement
d'exécutions sommaires perpétrées par les services de sécurité ou des civils armés (3).
A l'automne 1997, la trêve unilatérale de l'Armée islamique du salut (AIS) a précipité les événements (4).
Les négociations avec le bras armé du FIS, l'apparition de repentis en armes, protégés par les services
secrets et jouissant d'une impunité de fait, ainsi que la nomination du général Mohamed Boughaba, artisan
de cet accord, à la tête de la Ire région militaire, l'Algérois, a provoqué une fronde au sein des comités
d'autodéfense et de l'armée. Dans le même temps, plusieurs membres de la garde communale et des
groupes de légitime défense (GLD) ont été discrètement poursuivis par différents tribunaux militaires pour
avoir commis des exécutions sommaires.
A Relizane, dans l'Ouest, deux maires élus sur les listes du Rassemblement national démocratique (RND),
le parti au pouvoir, ont été arrêtés puis relâchés en avril 1998 après avoir été accusés d'enlèvements,
d'assassinats et d'extorsions de fonds. Les deux hommes, qui dirigeaient des unités de « patriotes »,
auraient assassiné près de 80 personnes en l'espace de trois années. Parmi les suppliciés, plusieurs repentis,
des proches d'islamistes mais aussi un officier des forces de l'ordre qui enquêtait sur ces exactions. L'un des
maires aurait été arrêté à un barrage des forces de l'ordre avec une personne qu'il avait enlevée, dans le
coffre de son véhicule. L'affaire, fortement médiatisée par la presse, n'a pas eu de suites.
Des conflits ont éclaté entre civils armés et gendarmes, les premiers accusant les seconds de multiplier les
arrestations et de ne pas intervenir lors d'attaques de villages. Durant cette période de flottement, des GLD
et des détachements militaires sont restés l'arme au pied lors de raids terroristes. Les GIA ont lancé des
expéditions punitives contre des fiefs de l'AIS, comme Larbâa, zone de l'émir Mustapha Kartali, proche de
la direction du FIS. Le quartier de Djiboulo, où est cantonné son groupe, a été la cible d'un massacre qui a
coûté la vie à 31 personnes le 24 décembre 1997, deux mois après l'annonce de la trêve.
L'ANP, qui comptait 140 000 hommes au début du conflit, a pratiquement doublé ses effectifs par la
création des milices villageoises. Les « patriotes », employés par le ministère de la défense, les GLD et les
compagnies de la garde communale sous contrôle du ministère de l'intérieur, sont organisés dans quelque
5 500 sections. Ils regroupent plus de 80 000 hommes pour le tiers des 1 541 communes touchées par la
violence. Outre la défense des villages, certaines de ces unités assurent la sécurité de points stratégiques en
milieu rural : barrages hydrauliques, centrales électriques ou gazoducs (5).
La Sûreté nationale - 16 000 fonctionnaires en 1991 - a recruté plusieurs milliers de policiers et a multiplié
la création de brigades mobiles de police judiciaire (BMPJ) dans les zones sensibles. La gendarmerie a, de
son côté, absorbé les différents escadrons de garde républicaine et créé de nouvelles compagnies
territoriales. Cet important effort de guerre a été soutenu par l'achat de divers matériels de contre-guérilla
au début de l'année passée (6).
Pourtant, massacres, faux barrages et opérations de sabotage se sont poursuivis, malgré les
bombardements et les ratisages. Face à ce redéploiement de l'ANP - plus de 60 000 hommes engagés
dans la lutte antiterroriste au sein de « services opérationnels » -, une quinzaine de phalanges se réclamant
des GIA excellent dans les actions de harcèlement.
Peu armées, terrées la journée dans des grottes et des casemates, évoluant de nuit à pied et à dos de mulet,
les « compagnies » des GIA, qui comptent entre 30 et 80 personnes chacune, ont deux avantages sur
l'armée : elles sont extrêmement mobiles et bénéficient d'une parfaite connaissance du terrain. Leur nombre
demeure mal connu : depuis 1992, les autorités parlent de 2 000 à 3 000 hommes en armes. Mais les seuls
chiffres disponibles proviennent du ministère de la justice. En 1995, 18 000 prisonniers, soit la moitié de la
population carcérale, étaient poursuivis pour des affaires liées au terrorisme.
Scission chez les islamistes
LE GIA « historique » (7) s'est scindé en 1996 en plusieurs factions rivales. La plus importante a conservé
le nom de Jamaa islamia mousalaha (Groupe islamique armé). Il s'agit de l'organisation la plus aguerrie, la
mieux structurée, dont les chefs ont rarement plus de trente ans. Dans ses rangs on trouve des vétérans de
la guerre d'Afghanistan, mais aussi des déserteurs, dont l'existence demeure un tabou (8). Elle compterait
une douzaine de compagnies aux effectifs fluctuants, basées dans plusieurs régions. Sa direction,
traditionnellement implantée dans le Centre, estfortement cloisonnée par peur des infiltrations mais demeure
en contact avec les différentes phalanges disséminées sur le territoire. Si l'on en croit les révélations d'un
« repenti » publiées à Alger en décembre 1998, cette faction serait équipée de matériel de transmission
militaire et d'armes lourdes comme des mortiers Hawn, des lance-roquettes RPG, ou des fusils-mitrailleurs
FMPK, dérobés à l'armée.
En septembre 1996, l'émir de l'organisation, M. Antar Zouabri, par le biais d'un bulletin clandestin (9),
décrétait une fatwa dénommée Al mufassala al kubra (la grande démarcation). Il lançait un long
réquisitoire à l'encontre des comités d'autodéfense, désignés sous le vocable de milichiate al harki et kleb
Zeroual (milices harkies et chiens de Zeroual). L'émir sommait la population, sous peine de mort, de
choisir son camp et d'abandonner les lieux fréquentés par des hommes en armes. Les sentences religieuses
préconisées par la fatwa comprenaient « l'application de la loi divine » envers les ennemis (mise à mort),
l'expropriation de leurs biens (ghanima ou butin de guerre) et l'enlèvement de leurs femmes qui pouvaient
devenir sabaya (captives).
En juin 1997, le même bulletin publiait un communiqué de l'exégète du groupe, M. Assouli Mahfoudh. Ce
dernier considérait comme « licite » le meurtre de femmes et d'enfants côtoyant les « ennemis de
l'islam », et affirmait que les « innocents parmi eux bénéficieraient du paradis ». « Lorsque vous
entendez parler de tueries et d'égorgements dans une ville ou un village, soulignait-t-il, sachez qu'il
s'agit de partisans du taghout (tyran). »
Ces textes semblent être le point de départ des massacres, mais aussi de la défection de plusieurs sections
islamistes liées au GIA central. Deux de ces principales dissidences, le Groupe pour la prédication et le
combat et la phalange Ahoual (force), qui ont multiplié les attaques contre des cibles militaires en 1998,
évoluent à l'est d'Alger, en Kabylie, et dans l'ouest du pays, dans la région de Sidi Bel- Abbès.
D'autres groupuscules ont rejoint le camp des partisans de la trêve, l'AIS, dans des conditions mal
éclaircies, afin de bénéficier du décret-loi sur la rahma (miséricorde). Ce texte prévoit l'annulation des
poursuites judiciaires ou la diminution de peines en faveur des maquisards qui se rendent aux autorités. Ces
« repentis » ont été utilisés par l'armée pour démanteler des maquis et localiser des postes de
commandement des bandes islamistes.
La fragmentation de la guérilla et la métamorphose du GIA en une multitude de réseaux disparates
compliquent la tâche des forces antiterroristes. En dépit d'un programme de sécurisation des campagnes,
l'armée s'enlise dans une guerre sans fin. Mais, fort de sa victoire sur le terrorisme urbain, le pouvoir semble
s'accommoder d'un niveau de violence devenu « tolérable ».
DJAMEL BENRAMDANE.
(1) Les massacres et les attentats se concentrent depuis 1992 dans cinq départements du centre : Alger, Blida, Médéa,
Ain-Defla et Tiaret.
(2) Lire Marc Margenidas, « L'information asservie en Algérie », Le Monde diplomatique, septembre 1998.
(3) Au début de l'année 1996, le frère de M. Antar Zouabri, émir des GIA, a été retrouvé égorgé dans un champ peu après
sa libération de prison. Quelques mois plus tard, une partie de sa famille a été exécutée par des inconnus, sans que
l'information soit rendue publique. A Tabainet, toujours dans la Mitidja, 14 personnes ont été tuées le 13 janvier 1997.
Parmi les victimes, des proches de M. Rabah Guettaf, un vétéran des groupes islamistes et ancien militant du Front
islamique du salut. Sept mois après cette tuerie, le même village a été le théâtre d'un massacre qui a coûté la vie à 48
personnes, dont des membres de comités d'autodéfense et leurs familles.
(4) Cette trêve, fruit de négociations secrètes avec le gouvernement, a abouti à la création d'une vingtaine de camps de
l'AIS protégés par l'armée. Selon un bulletin du FIS publié en Europe en février 1999, une seconde phase des accords, qui
semblent être remis en cause par une fraction de l'armée, prévoit l'incorporation au sein d'unités régulières d'une partie
des 4 100 combattants recensés par l'AIS.
(5) La surveillance du gazoduc algérien a été confiée à un ancien combattant de la guerre de libération, cheikh Zidane
el-Mekhfi, élu du parti au pouvoir. Il dirigerait un millier d'hommes équipés par l'armée et la firme pétrolière Sonatrach.
(6) En février 1998, une forte délégation militaire, conduite par le chef d'état-major Mohamed Lamari, se rendait en Afrique
du Sud pour négocier des contrats d'armement. Officiellement, il s'agissait d'équiper l'aviation algérienne de Seeker UAV,
des avions sans pilote pour le contrôle des frontières, fabriqués par la firme Denel. Mais des filiales de cette même
compagnie produisent du matériel convoité par l'Algérie : hélicoptères de combat Rooivalk, équipements de vision
thermique et nocturne, véhicules antimines et systèmes de détection d'explosifs.
(7) Fondé en 1992 dans la Mitidja, il a regroupé en 1994 les différentes factions violentes et des responsables du FIS,
avant d'imploser.
(8) L'un des artificiers de cette faction, M. Abbi Abdelaziz, appartenait au Groupe d'intervention spéciale (GIS) dirigé par
les services secrets. Formé aux Etats-Unis comme spécialiste en explosifs, il aurait déserté dans des conditions mal
éclaircies.
(9) Al Jamaa, no 10, septembre 1996. Cette publication du GIA, diffusée à partir de Londres par des vétérans
d'Afghanistan originaires de pays arabes , a cessé sa parution en Europe peu de temps après l'assassinat de sept moines
cisterciens à Tibéhirine, en mai 1996.