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UNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE CONFUSE
L'armée algérienne se divise
Parmi les quelque quarante candidats à l'élection présidentielle du 15 avril en Algérie, plusieurs
bénéficient du soutien d'une fraction de l'armée. Si le général Khaled Nezzar appuie
M. Abdelaziz Bouteflika, d'autres officiers parient sur la transparence pour garantir la légitimité
du futur chef de l'Etat. « Je ne manquerai pas de prendre les mesures qui s'imposent si la
tendance à vouloir pervertir le sens de cette élection persiste », a souligné, le 12 février, le
président Liamine Zeroual, qui s'est attiré une riposte du général Nezzar. Cette division
s'explique : pour les généraux, la guerre civile se solde par une victoire militaire, certes, mais
aussi par une défaite politique. L'extraordinaire violence que l'armée a déployée pour écraser les
forces islamistes (voir page 7) lui a aliéné une partie de l'opinion, déjà éprouvée par la crise
sociale. Ce n'est pas un hasard si la plupart des candidats prônent le dialogue avec toutes les
parties au conflit. Après plus de 60 000 morts, une solution politique serait-elle enfin en vue ? Il
faudrait que les militaires laissent le peuple choisir librement son président, et que ce dernier
puisse exercer la réalité du pouvoir...
Par LAHOUARI ADDI
L'ANNONCE, en octobre 1998, par le président Liamine Zeroual de sa décision d'écourter son mandat et
de renoncer à ses fonctions de chef d'Etat a pris de court nombre d'observateurs. Pourtant, sans être
attendu, le geste du président était prévisible dans la mesure où son désaccord avec le chef d'état-major, le
général Mohamed Lamari, était devenu public. Durant l'été 1998, la presse écrite avait reproduit invectives
et menaces proférées par les deux camps. L'étalage au grand jour des divergences entre le pouvoir réel
(l'armée) et le pouvoir formel (présidence et gouvernement) a eu, comme il fallait s'y attendre, un
aboutissement logique : l'effacement du titulaire du second s'inclinant devant la puissance du premier (1).
Mais le départ de M. Liamine Zeroual, sous la pression des généraux Mohamed Lamari et Tewfik
Mediene, le chef de la toute-puissante Sécurité militaire (SM), s'est paradoxalement retourné contre les
vainqueurs, en confirmant ce que les généraux ont toujours nié : l'armée reste une institution au-dessus de la
présidence, et elle refuse au gouvernement l'autorité nécessaire à la direction de l'Etat et à la gestion du
pays, et ce depuis la mort, en 1978, du président Houari Boumediene. Il existe cependant des forces,
notamment au sommet de l'Etat, qui cherchent une autonomie plus grande par rapport à l'armée, d'où
frictions et conflits.
Dès sa nomination en 1979, le président Chadli Bendjedid s'était trouvé en compétition avec les officiers
supérieurs qui l'avaient désigné à la tête de l'Etat (les colonels Kasdi Merbah, Ahmed Belhouchet,
Mohamed Attaïliah). Il avait réussi à se libérer de leur emprise, mais pour tomber sous le contrôle de ceux
qu'il avait promus au grade de général et sur qui il comptait pour s'affirmer comme chef des armées - ce
qu'il était, selon la Constitution. Si la présidence de M. Chadli a pu durer treize ans (1979- 1992), c'est
parce qu'il n'affichait aucun appétit de pouvoir et s'interdisait de prendre des décisions qui lui auraient aliéné
tel clan ou tel autre. Cependant, au lendemain des élections de décembre 1991, remportées par le Front
islamique du salut (FIS), ce sont ses plus fidèles subordonnés, les généraux Larbi Belkheir et Khaled
Nezzar, qui lui ont demandé de démissionner s'il ne voulait pas être assassiné.
Son successeur, Mohamed Boudiaf, paya de sa vie son entêtement à vouloir s'imposer à la hiérarchie
militaire, qu'il s'apprêtait à modifier par la mise à la retraite de nombreux officiers supérieurs, dont le général
Mohamed Lamari. Le même conflit se reproduit actuellement avec M. Liamine Zeroual, qui, malgré son
appartenance à cette hiérarchie militaire, n'a pas réussi à imposer son autorité.
Ainsi, l'armée joue le rôle de parti politique dominant. Elle investit de son autorité ceux qui dirigent le
pouvoir exécutif ; et, si des désaccords surgissent, ils sont toujours tranchés en faveur des militaires. Ce
sont donc les officiers supérieurs qui assurent la continuité du pouvoir, ce que confirme leur longévité à leur
poste. Depuis 1992, en effet, l'Algérie a connu quatre présidents (Chadli Bendjedid, Mohamed Boudiaf,
Ali Khafi, Liamine Zeroual), auxquels ont survécu le chef d'état- major, le général Mohamed Lamari, ainsi
que le responsable de la Sécurité militaire, le général Tewfik Mediene.
Pourtant, depuis le début de la guerre civile, en 1992, les occasions n'ont pas manqué pour les relever de
leurs fonctions, en particulier à l'occasion des massacres de villageois à quelques centaines de mètres de
leurs commandements. Par ailleurs, le fait que le terrorisme continue de faire quotidiennement des victimes
sur tout le territoire national, sans que les plus hauts responsables de l'armée soient remplacés, confirme
l'impuissance de la direction politique.
Il faut rappeler que la trêve signée avec l'Armée islamique du salut (AIS, bras armé du FIS), en octobre
1997, avait pour objet d'empêcher le succès des pourparlers entre la présidence et la direction politique du
FIS, qui aurait fait du président Liamine Zeroual l'artisan de la paix, et l'aurait renforcé par rapport au haut
commandement (2). Celui-ci a donc préféré court-circuiter la présidence et conclure directement un accord
avec les chefs des maquis islamistes, auxquels il a fait des concessions non rendues publiques à ce jour.
Mais la hiérarchie militaire n'est plus ce qu'elle était en décembre 1991. Les sept années de guerre civile ont
modifié la structuration des courants, des clans et des rapports de forces. Les différents centres de pouvoir
ont affiché une relative autonomie, qu'ils ont utilisée pour se réorganiser et se renforcer. Ces changements
ont affecté en premier lieu la Sécurité militaire. Selon les rares informations disponibles, celle-ci a perdu le
caractère centralisé qui était le sien sous le président Houari Boumediene. Elle est désormais divisée en
plusieurs services, qui se chevauchent, se concurrencent, voire parfois s'affrontent ; de plus, nombre de ses
officiers nourrissent une grande méfiance pour leurs supérieurs. Ses différents courants, qui ne veulent pas
faire les frais d'un compromis avec les islamistes, élaborent des stratégies propres dans la perspective d'une
sortie de la crise. Le général Tewfik Mediene, soupçonné de jouer un double jeu, n'est pas arrivé à
s'imposer et à unifier la Sécurité militaire, d'où les incessantes réformes de ses services.
L'autre fait majeur est la montée en puissance du général Lamari. Devenu patron de l'armée avec sa
nomination comme chef d'état-major général, en 1993, il a réussi à récupérer une partie des attributions du
ministère de la défense, dont le titulaire est le président de la République. De double, le pouvoir est devenu
triple : la présidence exerce une autorité de façade sur les institutions civiles, notamment le gouvernement ;
le ministère de la défense gère les services administratifs de l'armée, en charge uniquement de la logistique ;
enfin, l'état-major commande les unités opérationnelles, à la tête desquelles le général Lamari a placé des
officiers qui lui sont fidèles.
Il existe désormais une armée à deux vitesses : celle des unités opérationnelles, dotées de moyens
suffisants, et celle des « bidasses » soupçonnés de traîner les pieds dans les opérations contre les maquis
islamistes. Surtout que les désertions, défections et autres complicités avec les maquisards ne sont pas
rares. A titre individuel, les militaires vivent dans la peur d'une dénonciation ou d'une machination, évitant de
parler entre eux et ne faisant confiance à personne. Aucun journaliste, évidemment, ne se hasarderait à
traiter d'un tel sujet, dans une presse où la Sécurité militaire a placé un grand nombre de ses agents.
Avec l'ascension du général Mohamed Lamari - né à Alger - et le départ des généraux Khaled Nezzar,
Liamine Zeroual, Abdelmalek Guenaïzia et Abbas Gheziel, le pouvoir militaire s'est éloigné des Aurès, du
triangle Batna- Tébessa-Souk Ahras (le fameux BTS), pour se rapprocher du centre. Les officiers issus de
ce triangle, Chaouis d'origine villageoise, font preuve de 'açabiya (solidarité de corps tribale), à la
différence de leurs collègues venus de grandes villes. Imprégné d'une culture citadine où la 'açabiya est
beaucoup moins prégnante, le général Lamari nomme ses collaborateurs sur critères politiques : l'adhésion
au projet d'éradication totale des islamistes qui contestent à l'armée son rôle souverain.
Cette donnée ouvre le champ politique en dotant la hiérarchie militaire d'une dimension nationale qu'elle
n'avait pas jusque-là. La lutte anti- islamiste ne pouvait être menée par une armée dont la hiérarchie se
recrutait, essentiellement, dans une seule région. Mais la prédominance des Chaouis a aussi été un facteur
de stabilité, qui rendait improbable les coups d'Etat. En s'éloignant des Aurès, le pouvoir militaire perd de
sa cohésion et risque d'être sensible aux divergences politiques qui minent le régime. Les dernières
évolutions sont annonciatrices de conflits différents de ceux du passé opposant la hiérarchie à la présidence.
Les prochaines nominations et promotions fourniront des précisions sur le rapport de forces entre les
différents courants au sein de l'armée.
Outre qu'elle n'a pas réussi à faire disparaître le terrorisme, l'armée partage avec le gouvernement les
échecs économique et social, dans la mesure où elle a désigné les titulaires du pouvoir formel.
L'incompétence de MM. Ahmed Ghozali, Belaïd Abdesslam, Mokdad Sifi, Ahmed Ouyahia... a rejailli sur
ceux qui les avaient cooptés au poste de premier ministre, c'est-à-dire les généraux. La persistance du
terrorisme, mais aussi le chômage et l'appauvrissement de la population, affaiblissent politiquement ces
derniers, irrités par les articles de journaux où il est question de « décideurs » et de « pouvoir formel ».
La hiérarchie militaire semble adopter une nouvelle stratégie destinée à cacher qu'elle détient le « pouvoir
réel ». Le chef d'état-major a signé un article paru dans la revue des forces armées, El Djeich (3), pour
affirmer que l'élection présidentielle n'est pas l'affaire de l'armée, « mais celle des partis ». Alors que des
colonels, voire des commandants, souhaitent être associés aux « conclaves » des généraux (sorte de comité
central de l'armée) où se prennent les décisions politiques importantes, comme le choix du candidat à la
présidence ou la définition de la « ligne » à l'égard de l'opposition islamiste armée, le général Lamari veut
éviter de telles réunions, non prévues par les institutions, et qui mettraient en danger l'unité de l'armée si
elles venaient à être élargies aux colonels. Mais, paradoxalement, il laisse aux différents clans de l'armée le
champ libre pour soutenir leurs candidats. Et nombre de ces derniers se prévalent, en privé, du soutien de
l'institution militaire. Le tapage médiatique se fait autour des candidats proches du pouvoir et non de ceux
de l'opposition, ce qui confirme que le régime cherche à se succéder à lui-même à travers un personnel
politique aux affaires depuis l'indépendance (1962).
Le refoulement des sujets brûlants
QUOI qu'il en soit, les candidats ne pourront pas parler des problèmes cruciaux : la place de l'armée dans
les institutions, l'autonomie de la justice, le retrait de la Sécurité militaire du champ politique et des médias,
les conditions de la trêve signée avec l'AIS, les « escadrons de la mort » évoqués par un journal en
septembre 1998, les milliers de « disparus », les massacres de villageois, etc. Le refoulement de ces sujets
brûlants atteste que la politique est un domaine réservé, une affaire relevant des attributions de quelques
généraux, dont certains sont à la retraite. Mais, dans le même temps, cette situation « transporte » le débat
au sein de l'armée, qui risque de devenir le champ clos des rivalités des courants politico-idéologiques qui
traversent la société.
Si l'Etat de droit « dépolitise » l'armée, c'est pour sauvegarder son unité et renforcer son esprit de corps.
Les généraux sont en train d'apprendre cela à leurs dépens. La multiplicité des candidatures issues du
régime confirme qu'ils ne se sont pas entendus sur la manière de sortir de la crise.
Pour rendre le régime crédible aux yeux d'une opinion qui le considère comme totalement corrompu (4), et
pour infirmer la thèse du « double pouvoir », les généraux affirment une volonté de rendre la présidence aux
civils. Ce choix a suscité des candidatures dites de « consensus national », susceptibles de rallier les
islamistes sans remettre en question la loi non écrite du système : l'armée est la seule source du pouvoir.
L'objectif est de réduire la contestation islamiste et d'améliorer l'image du régime à l'extérieur à un moment
où les prix du baril de pétrole sont très bas, ce qui accroît le besoin d'une aide internationale.
Le régime est à ce point dépendant des prêts occidentaux que, pour gagner en crédibilité, certains généraux
ont pensé à la candidature de M. Hocine Aït Ahmed, soixante-douze ans - dont le parti, le Front des
forces socialistes (FFS), est membre de l'Internationale socialiste -, sachant qu'une majorité de
gouvernements des pays européens sont socialistes. L'armée a-t-elle souhaité rééditer l'expérience
marocaine d'un cabinet socialiste qui cohabite avec un monarque ayant la haute main, entre autres, sur les
forces armées, la police et les affaires étrangères ?
M. Aït Ahmed a annoncé sa candidature lors d'un meeting à Alger, le 5 février 1999. Mais il a réitéré la
ligne de son parti : retour à la paix civile par des négociations publiques et transfert aux institutions de l'Etat
du pouvoir souverain détenu illégalement et illégitimement par l'armée. La tonalité des articles parus le
lendemain dans El Watan, proche d'un courant important de l'armée, indique que ces propos ont irrité
certains « décideurs ». Avec Mme Louiza Hanoune, M. Hocine Aït Ahmed est le seul dirigeant à assumer
une opposition politique réelle, alors que le régime ne s'accommode que d'une opposition de façade.
Le successeur de M. Liamine Zeroual sera donc une personnalité civile qui tirera sa légitimité
(formellement) de l'élection et (réellement) du soutien que lui apportera l'armée. A cet égard, les candidats
« officiels » - car ils sont plusieurs - doivent avoir appartenu au régime, auquel ils seront fidèles, même s'ils
ont des appréciations divergentes sur la crise actuelle. Les candidats susceptibles de rallier des courants de
l'armée sont M. Abdelaziz Bouteflika, ancien ministre de Houari Boumediene ; M. Ahmed Taleb Ibrahimi,
fils du chef des oulémas des années 40 et 50, et ancien ministre de l'éducation nationale du président
Boumediene ; et M. Mouloud Hamrouche, ancien premier ministre de M. Chadli Bendjedid. Ces trois
personnalités représentent des courants politiques au sein des appareils et reflètent l'hétérogénéité
idéologique du pouvoir.
M. Bouteflika, en sa qualité de compagnon de route de Houari Boumediene, dont il a prononcé, en 1978,
l'oraison funèbre, est le dépositaire du populisme nationaliste qui séduit encore une frange de la classe
dirigeante tentée de revenir à la période du parti unique, durant laquelle le régime était craint et respecté. Il
dispose de solides appuis dans l'armée, comme en témoignent les pressions de la Sécurité militaire pour
obtenir le retrait de la candidature de M. Ghozali (5).
A son populisme nationaliste fait pendant le populisme islamiste de M. Ahmed Taleb Ibrahimi, influent dans
les appareils de l'Etat comme dans les ministères de l'éducation nationale et de la justice, ainsi que dans les
médias arabophones. De nombreux dirigeants pensent que M. Taleb Ibrahimi pourrait ramener au régime le
soutien des islamistes, ce qui favoriserait à leurs yeux une sortie de crise favorable.
Pris entre ces deux candidatures, M. Mouloud Hamrouche a des appuis dans l'administration et parmi les
directions d'entreprises qui aspirent à réformer l'économie pour lui donner plus de souplesse. Malgré sa
condition d'ancien militaire rendu à la vie civile avec un grade d'officier supérieur, M. Hamrouche ne
dispose pas de soutiens suffisants au sein de la hiérarchie militaire, hostile aux réformes économiques qu'il
avait mises en oeuvre lorsqu'il était premier ministre (1989-1991). En effet, ses réformes étaient
combattues par tous ceux qui avaient des intérêts puissants dans les monopoles d'Etat, leur permettant de
toucher de substantielles commissions, versées sur des comptes à l'étranger.
Dès lors que l'armée n'a pas tranché officiellement - comme elle l'avait fait en 1995 pour M. Liamine
Zeroual -, le candidat du clan le plus puissant sera celui qui remportera les élections organisées par une
administration aux ordres. Mais qui est-il ? M. Bouteflika a fait l'objet d'attaques virulentes. Plusieurs
journaux lui ont reproché d'être resté silencieux ces dernières années, malgré les graves tourmentes qu'a
connues le pays. Même M. M'Hamed Yazid, ancien ministre du gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA), à l'époque de la guerre d'indépendance (1954-1962), et chroniqueur dans un
quotidien algérois, pourtant respectueux de la Grande Muette, n'a pas hésité à critiquer M. Bouteflika,
l'accusant d'être le candidat du « cabinet noir », allusion au soutien que lui apportent les généraux Tewfik
Mediene, chef de la Sécurité militaire (6), et Smaïn Lamari, son adjoint. Que M. Bouteflika soit aussi
aisément critiqué dans la presse confirme que l'état- major n'a pas de candidat unique et qu'il est prêt à
accepter M. Bouteflika, M. Taleb ou M. Hamrouche. Une seule condition : que l'élu accepte la ligne rouge
sur laquelle ont buté M. Chadli, M. Boudiaf ou le général Zeroual.
Mais ne risque-t-on pas d'assister à des dérapages dans la concurrence ? M. Hamrouche et le général à la
retraite Rachid Benyelles (7) ont demandé que l'armée clarifie sa position : ou bien elle déclare que le jeu est
ouvert et que le scrutin ne sera pas truqué, ou bien elle apporte son appui à un candidat de manière
officielle, ce qui supposerait la réunion d'un « conclave », ce que refuse, précisément, le chef d'état-major,
le général Mohamed Lamari.
Fin de la légitimité historique
LE problème de l'armée est insoluble dans la mesure où elle veut continuer, comme par le passé, à être
réellement la source du pouvoir tout en apparaissant formellement comme une institution subordonnée à
l'Etat et obéissant au président de la République. Les conditions politiques et idéologiques qui lui
permettaient d'incarner la souveraineté sont dépassées. La légitimité historique dont pouvait se réclamer
l'Armée nationale populaire (ANP) n'est plus opérante avec le renouvellement des générations. Par ailleurs,
elle a renoncé à son ambition des années 60 et 70 d'assurer la modernisation de la société. Elle se trouve
donc confrontée à un dangereux dilemme. Soit elle assume directement et institutionnellement le pouvoir
sous la forme d'une dictature militaire, comme l'a fait dans les années 80 l'armée turque, mais il lui faut un
chef indiscutable de la dimension de Houari Boumediene, et elle n'en possède pas. Soit elle se borne à être
une institution de l'Etat de droit, à la naissance duquel elle peut contribuer de manière décisive en inaugurant
une période de transition au cours de laquelle seront résorbées les séquelles du conflit actuel. Les généraux
devront alors reconnaître qu'ils ne sont que des fonctionnaires, d'un niveau certes élevé, mais sans légitimité
pour désigner le président et choisir la majorité des députés.
De nombreux officiers supérieurs - notamment des colonels et des commandants n'ayant pas connu la
guerre d'indépendance - acceptent cette deuxième option. Mais cela suppose d'abord que la Sécurité
militaire cesse d'être l'épine dorsale du régime, qu'elle se limite à sa mission d'origine - la protection du
moral des troupes -, qu'elle se retire des ministères (dont elle surveille le personnel à tous les échelons), des
médias sur lesquels elle fait pression, des syndicats et des partis qu'elle manipule pour les neutraliser, et
enfin qu'elle ne soit plus au-dessus de la gendarmerie nationale, dont elle devrait dépendre, et de la justice,
à qui elle devrait rendre des comptes en cas de violation des lois de l'Etat.
Croire qu'une société peut être gérée par un parti politique clandestin au-dessus des lois est une naïveté que
l'Algérie est en train de payer chèrement. Les problèmes sont trop complexes et nécessitent un Etat où le
lieu du pouvoir soit clairement désigné et non caché comme il l'a été jusqu'à ce jour. De nombreux
membres du gouvernement se plaignent, en privé, de ne pouvoir exercer leur autorité. Ils n'ont pas les
moyens de résoudre les graves problèmes sociaux dans lesquels se débat le pays, alors même que l'opinion
leur demande des comptes. Et celle-ci, non sans raisons, les accuse d'incompétence et de mauvaise
gestion, voire même de trahison, comme à l'occasion de la contestation par les familles des victimes du
terrorisme du décret prévoyant la prise en charge les victimes de « la tragédie nationale », non-islamistes
comme islamistes. Ce texte serait la conséquence des accords secrets signés avec l'AIS. A l'instar de
nombreuses voix, M. M'Hamed Yazid a demandé que le « cabinet noir » ne se substitue pas à l'Etat. C'est
l'enjeu central de la prochaine élection.
LAHOUARI ADDI.
(1) Lire Lahouari Addi, « L'armée algérienne confisque le pouvoir », Le Monde diplomatique, février 1998.
(2) Lire Bruno Callies de Salies, « Les luttes de clans exacerbent la guerre civile », Le Monde diplomatique, octobre 1997.
(3) El Djeich, Alger, novembre 1998.
(4) Lire Fayçal Karabadgi, « L'économie algérienne menacée par la mafia politico- financière », Le Monde diplomatique,
septembre 1998.
(5) Lire Le Canard enchaîné, 17 février 1999, et l'article de Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 19 février 1999.
(6) El Watan, Alger, 5 janvier 1999.
(7) El Watan, Alger, 28 et 30 décembre 1998.