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MOBILISATION EN FAVEUR DES « DISPARUS »
Le mur du silence se fissure en Algérie
COMME annoncé depuis plusieurs semaines, M. Ahmad Ouyahyia, le premier ministre algérien,
a démissionné. Il a été remplacé par M. Smaïl Hamdani, un technocrate de soixante-huit ans,
dont le rôle principal sera de préparer l'élection présidentielle d'avril prochain, convoquée à la
suite de la démission inattendue de M. Liamine Zeroual. De nombreuses incertitudes demeurent
sur l'issue de ce scrutin, notamment du fait que peu de candidats se sont, pour l'instant, déclarés.
Mais, quel que soit son nom, le vainqueur devra affronter les séquelles de la « sale guerre » qui
déchire le pays depuis 1992, et notamment le drame des « disparus ».
Par JUNE RAY
Depuis le mois d'août 1997, des centaines de personnes manifestent chaque semaine à Alger et dans
d'autres villes du pays pour demander des nouvelles des « disparus », enlevés par les services de sécurité
au cours de ces dernières années. Les manifestants sont essentiellement des mères, des épouses, des
soeurs, mais aussi des pères, des frères, des enfants des « disparus ». Brandissant les photos de leurs
proches, tout ce qu'ils demandent c'est de savoir si ceux-ci sont morts ou vivants - et, dans ce dernier cas,
où ils se trouvent.
Qui sont ces « disparus » ? Des hommes en majorité, mais aussi des femmes, issus de tous les secteurs de
la société, des jeunes aussi bien que des vieillards, des célibataires, des pères ou des mères de famille, et
même des grands-pères et des grands- mères. Amina Benslimane, secrétaire de vingt-huit ans, a été
enlevée par les services de sécurité chez elle à Alger, devant sa mère, le 13 décembre 1994, à 8 h 30. Ali
Maache, soixante-douze ans, a été enlevé avec son fils, devant plusieurs membres de leur famille et à leur
domicile de Rass el Oued, dans la nuit du 21 juillet 1994. Quinze autres personnes de cette localité subirent
le même sort, la même nuit. Douia Gatt, âgée de soixante- huit ans, a été prise, le 2 juin 1996, à son
domicile à Constantine, devant ses proches, par les services de sécurité qui cherchaient son fils. Celui-ci
s'est présenté le lendemain auxdits services, qui l'ont interrogé avant de le relâcher, mais sa mère, elle, n'a
jamais réapparu. Aziz Bouabdallah, journaliste au quotidien arabophone El Alam Essiyasi, âgé de
vingt-deux ans, a été emmené dans la nuit du 12 avril 1997 par les services de sécurité, à Alger, devant sa
mère. Ce ne sont là que quelques exemples parmi plus de 2 500 cas dont Amnesty International a les
dossiers.
Le phénomène de la « disparition » existe en Algérie depuis au moins 1993, mais il a fallu cinq ans pour
briser le mur du silence qui entoure cette tragédie. Pourquoi un silence si long, et comment le tabou a-t-il
enfin été battu en brèche ? Les raisons peuvent être résumées en deux mots : peur et censure. Peur de
mettre les « disparus » encore plus en danger et crainte que d'autres membres de la famille ne disparaissent
à leur tour. Des parents ou des connaissances haut placées dans l'armée ou dans l'administration ont
conseillé aux familles de se taire et de ne rien faire. Parfois, ces conseils étaient accompagnés de promesses
de libération prochaine. Cependant, si jusqu'à récemment la plupart des familles n'ont pas protesté
publiquement, elles ne sont pas restées les bras croisés.
Au fil des semaines, des mois et des années, les parents des « disparus » n'ont cessé de faire le tour des
casernes des services de sécurité, des prisons, des tribunaux, des administrations, des hôpitaux et même
des morgues et des cimetières, dans l'espoir de trouver une trace ou des informations concernant leurs
proches. Ils ont écrit de nombreuses lettres - par courrier recommandé dont les familles gardent toujours
les accusés de réception - aux différentes autorités : procureurs, ministres de la justice, de l'intérieur, de la
solidarité et de la famille, président de la République, médiateur de la République, ainsi qu'à l'Observatoire
national des droits de l'homme (ONDH), organe officiel qui dépend de la présidence de la République. Des
plaintes ont été déposées par le biais des quelques avocats courageux qui ont accepté de s'occuper de tels
cas. Mais, dans leur majorité, ces démarches sont demeurées sans résultat. Les rares réponses étaient des
formules du type « Les recherches sont en cours », puis plus rien.
Dans ses rapports annuels de 1994-1995, 1996 et 1997, l'ONDH fait état de centaines de plaintes pour
« disparition » et estime qu' « il y a lieu de mettre fin aux lieux de détention hors de portée du contrôle
légalement prévu par la loi ». Cependant, à chaque fois qu'ils ont été interrogés sur le sujet, le président
de l'ONDH et d'autres responsables gouvernementaux ont affirmé que la plupart des « disparus » avaient
« disparu volontairement » pour rejoindre les groupes armés ou pour aller à l'étranger et que d'autres
avaient été enlevés par des groupes armés. Or de nombreux « disparus » ont été enlevés au milieu de la
nuit, durant les heures du couvre-feu, quand seuls les services de sécurité sont habilités à circuler. Ils ont été
emmenés de leur domicile, en plein centre-ville, parfois en face de casernes de la police ou de la
gendarmerie, dans des voitures militaires et devant des témoins, que ce soient les familles ou les voisins.
Vaincre la peur et se manifester
TOUT en prétendant que ces « disparus » ont été enlevés par des « terroristes », ces mêmes autorités, ainsi
que certains partis politiques et médias algériens, n'ont cessé de traiter les proches de « familles de
terroristes », et ces familles n'ont jamais reçu la moindre assistance des institutions qui s'occupent des
victimes du terrorisme. Autant de contradictions que d'excuses pour justifier le refus de résoudre ces cas
douloureux. Entre-temps, pour les familles, les difficultés économiques sont venues s'ajouter à l'angoisse de
ne pas savoir si leurs proches étaient vivants ou morts. Souvent les « disparus » étaient soutiens de famille,
et leurs enfants, épouses et parents sont restés sans ressources.
Après une attente aussi longue qu'infructueuse, le désespoir a peut-être été l'élément décisif qui a poussé les
familles à vaincre leur peur et à protester publiquement. Déjà, l'an dernier, des mères de « disparus »
avaient essayé d'attirer l'attention de l'opinion publique sur leur drame. En septembre 1997, un groupe
d'entre elles s'était rassemblé à l'Hôtel Aurassi, où se tenait une conférence sur la violence organisée par
l'ONDH, mais elles avaient été empêchées par les services de sécurité de contacter les participants.
En octobre 1997, alors que de nombreux journalistes étrangers se trouvaient à Alger pour les élections
municipales, des mères de « disparus » s'étaient rassemblées devant la Grande Poste, au centre de la
capitale, brandissant les photos de leurs enfants. Elles avaient été rapidement dispersées, et la police avait
arrêté un des avocats qui les accompagnaient et confisqué le matériel de certains journalistes étrangers.
Mais les photos et les images prises par d'autres reporters firent le tour du monde ; pour la première fois, le
problème des « disparus » algériens était posé à l'échelle internationale par d'autres que les organisations
non gouvernementales (ONG). En Algérie même, le sujet restait toutefois tabou, et les médias locaux
continuaient de garder le silence.
Depuis le début de cette année, plusieurs développements ont contribué à lever la chape de plomb. Au
cours des débats télévisés de l'Assemblée nationale, des députés de l'opposition ont interpellé le
gouvernement sur les « disparus ». Ils ont également soulevé le problème avec la délégation du Parlement
européen et les membres du groupe de l'Organisation des Nations unies (ONU) en visite en Algérie en
février et en juillet 1998 (1). En juillet 1998, une délégation de familles de « disparus » a fait une tournée en
Europe et a été reçue par des députés, des officiels, des ONG et, à Genève, par le groupe de travail de
l'ONU sur les disparitions forcées et involontaires. Cette visite a eu un grand écho dans les médias
internationaux, y compris auprès des chaînes de télévision internationales reçues en Algérie.
Au même moment, en juillet 1998, le Comité des droits de l'homme de l'ONU exprimait sa préoccupation
concernant la grave crise des droits humains en Algérie et demandait au gouvernement de recenser tous les
cas de disparition ainsi que les actions menées au jour le jour pour retrouver les traces des « disparus » et
aider les familles concernées dans leurs recherches.
S'il est difficile d'évaluer la portée réelle de chacun de ces développements, il est incontestable que, dans
l'ensemble, ils ont contribué à ce que les familles des « disparus » se sentent moins seules. Désormais, à
l'intérieur comme à l'extérieur du pays, un mouvement de solidarité existe pour aider ces familles à vaincre
la peur et à se manifester. En l'espace de quelques mois, plus de 2 500 cas ont été enregistrés. Face à
l'ampleur de la mobilisation et à la détermination des familles, les autorités ont promis de se pencher sur le
problème et ont annoncé l'ouverture de bureaux chargés de recevoir les plaintes et les dossiers.
Aujourd'hui, les manifestations et les actions autour de la question des « disparus » font souvent la « une »
des médias algériens, qui jusque- là étaient restés silencieux. Maintenant que le premier pas a été franchi et
que le silence autour de ce drame a été brisé, beaucoup reste à faire pour que ces cas soient enfin résolus.
Les autorités doivent prendre des mesures concrètes pour clarifier le sort des « disparus » et mettre fin à
l'angoisse des familles qui attendent depuis trop longtemps et qui ont toujours besoin de solidarité. Sans
cette solidarité, leur combat pour la justice et la vérité serait bien difficile.
JUNE RAY.
(1) Le rapport du groupe de l'ONU, publié en septembre 1998, recommande aux autorités algériennes d'examiner en
urgence les plaintes de « disparition », ainsi que celles pour détentions arbitraires et pour exécutions extrajudiciaires.