du Mercredi 5 août 1998

En cliquant sur les photos, on va en découvrir d'autres

La ritournelle de Mademoiselle Bambino

En 1956-1957, Dalida chavire les coeurs avec une chanson sucrée aux accents de " musica leggere " italienne. Un succès " matraqué " par la jeune station de radio Europe No1


Je sais bien que tu l'adores - Bambino, Bambino... " (en choeur). Une chanson bête ? Non, un mélodrame, presque incestueux, la grande scène de l'enfant amoureux et de la femme pas encore mère, qui fait semblant de n'y rien comprendre, mais moralise en aguichant.

" Les yeux battus, la mine triste et les joues blêmes
Tu ne dors plus, tu n'es que l'ombre de toi-même
Seul dans la rue, tu traînes comme une âme en peine
Et tous les soirs sous sa fenêtre on peut te voir...
Je sais bien que tu l'adores...Bambino
est une comédie napolitaine en raccourci, une chanson " tchatcheuse " et pleine de la vigueur des pescatori aimant la ritournelle. La chanteuse s'appelle Dalida, elle vient d'Egypte. L'exotisme est à son comble.

Fin 1956, deux ans après l'irruption de Bill Haley et de Rock Around The Clock, la feuille de chou du jeune label indépendant français Barclay, Barclay Actualités, décrit ainsi sa nouvelle vedette : " Mystérieuse, sensuelle, fascinante, étrange, secrète, troublante, gourmande, charnelle. " Bambino, c'est d'abord une photo, celle de la pochette. Appuyée sur un mur pauvre et pelé, Dalida la levantine tient par l'épaule un gamin débraillé, joueur de guitare effronté. Elle porte un caraco blanc, une jupe ample en coton, des escarpins faussement sages. " C'est, écrit Catherine Rihoit, sa biographe, Mlle  Tout- le- Monde, le piment en plus.  " Bambino, c'est ensuite une sorte de rock oriental, de twist levantin, une ritournelle à chanter sur tous les registres : grave ou comique, en groupe ou en solo, du soleil en gerbe ( " Et gratte et gratte sur ta mandoline "), chutant dans la confidence ( " Je sais bien que tu l'adores ") et plongeant dans le drame.

Avec Bambino, Dalida tire la chanson française vers le monde. Elle met la France bigarrée de l'après-guerre - avec ses immigrants italiens, grecs, espagnols, ses Gitans, ses Arabes et ses pieds-noirs - face à son histoire coloniale. Bambino l'ado, c'est l'étranger qui va devoir s'intégrer, affronter le monde des adultes installés. Il est amoureux, on le comprend, mais la France populaire se prend de passion pour la grande soeur. Dalida a le corps d'une vamp, sans doute, mais aussi cette gentillesse qui semble l'apanage des vedettes italiennes (je pense à Gina Lollobrigida). Elle est nature, malgré son oeil de biche. Son rire est franc, elle n'a pas peur de découvrir ses dents. En scène, elle se présente sans bijou, dans une robe sans tralala, avec les gestes utiles, mais aucune mine ", écrit, en avril 1957, Jacqueline Cartier dans Music- Hall, le premier magazine de variétés de l'après-guerre.

Enregistré en 1956, tube de l'été 1957, Bambino aura mis trois ans à éclore, trois ans pendant lesquels la modernité du rock' n' roll et du formica va bousculer la société française. L'épopée Bambino commence à Noël 1954. Miss Egypte, une calabraise du quartier de Choubra, fille d'un violoniste de l'Opéra du Caire, s'en vient à Paris, sur les conseils du metteur en scène français Marc de Gastyne, qui a tourné un mauvais Masque de Toutankhamon en Egypte l'année précédente. Brune, pulpeuse, les yeux lourdement fardés de khôl, Yolanda Gigliotti s'est choisi un pseudonyme de femme fatale, Dalila. Niazi Mostafa, le cinéaste égyptien pour qui elle a joué son premier rôle au cinéma - l'infirmière vamp de Sugara wa kass (Un verre, une cigarette) -, le lui a suggéré, en référence à Samson et Dalila, le film de Cecil B. De Mille. Ce péplum absolu, au romantisme ficelé comme une couverture de Cinémonde, est alors dans toutes les têtes.

A Noël, donc, Dalila débarque au Bourget. Depuis un mois, l'Algérie s'est soulevée par les Aurès. Nasser a pris le pouvoir en Egypte. A Paris, il fait froid, et la France ne demande qu'à être réchauffée. Elle veut oublier le génocide, Hiroshima et Dien Bien Phu, et reconquérir du bien-vivre. Bientôt, la nation des travailleurs profitera de la troisième semaine de congés payés, votée en 1956, année où meurt Mistinguett. La déconfiture de Guy Mollet annonce de Gaulle, et le plaisir met cap au sud. Le début des années  50 va adorer Come Prima et Buesnas Noches mi Amor, les chanteurs à accent, le cha-cha-cha, la chanson italienne, Gloria Lasso, Francis Lopez et Luis Mariano (Mexico, Mexico), Dario Moreno et Marino Marini, tous ces militants pour une internationale de la Méditerranée. Il y aura bien encore de la tristesse dans l'air, du Petit coquelicot. De la joie aussi, qui laisse l'accordéon musette régner sur les bals populaires.

FEMME orientale, Dalida (le d est conquis un soir à la sortie du cabaret Villa d'Este, par souci de singularité) assure ses débuts en piquant Etrangère au paradis à Gloria Lasso. Voix d'alto et accent arabo-italien se coulent parfaitement dans les désirs du temps. A la jeune France qui se reconstruit, fabrique des enfants baby-boom et ne pense qu'au progrès, il faut du caractère, du CinémaScope. Il lui faut du Vadim et du Bardot - couple infernal qui tourne Et Dieu créa la femme, dont le succès aux Etats-Unis fera de Saint-Tropez la capitale des plaisirs illicites. Après Juliette Gréco, qui a ouvert le front de l'effronterie à Saint-Germain-des-Prés, les femmes prennent leur indépendance : Françoise Sagan, qui a écrit Bonjour tristesse, Brigitte Bardot, bouche gourmande, pieds nus et chevelure libre, se promènent en jupes fleuries, en décolletés de broderie anglaise et chignons -choucroute. Grace Kelly épouse Rainier de Monaco en 1956 - Caroline naîtra en 1957.

Dalida enregistre ses premiers 45-tours à Paris quand, dans son pays de naissance, la crise de Suez éclate. Les Français stockent des jerricans dans leurs jardins. Le Maroc et la Tunisie prennent leur indépendance. Une autre ère peut commencer. Moderne, le Centre de production de plutonium de Marcoule (Gard), qui inaugure le tout-nucléaire. Moderne, l'URSS qui lance Spoutnik-1, le premier satellite artificiel, puis Spoutnik-2, habité par la petite chienne Laïka. Dans la rue, on siffle l'air du Pont de la rivière Kwaï.

La carrière de Dalida - et celle donc de Bambino - s'est jouée, dit-on, un jour de 1955, au Bar Romain, sur une partie de 421. Les acteurs de son succès sont les inventeurs du show-bizz moderne : Lucien Morisse, jeune directeur artistique d'Europe No 1, et Eddie Barclay, entrepreneur du disque, laissent au hasard le soin de décider d'aller ou non au crochet de débutants " Les Numéros un de demain " qu'organise leur copain Bruno Coquatrix, nouveau propriétaire de l'Olympia. Etrangère au paradis... Fatal. Quelques jours plus tard, Dalida revient devant Lucien Morisse avec Barco Negro, version française d'un très beau et très sombre fado du répertoire d'Amalia Rodrigues. Eddie Barclay lui signe un contrat - 4 % de royalties sur le prix de gros. C'est, écrit Jean-Claude Klein dans La Chanson à l'affiche, " une de ces scènes fondatrices du show-bizz ".

Avec "Bambino", Dalida met la France bigarrée de l'après-guerre - avec ses immigrants italiens, grecs, espagnols, ses Gitans, ses Arabes et ses pieds-noirs - face à son histoire coloniale

Le petit Bambino qui n'est pas encore né a une mama de caractère et trois papas visionnaires. Eddie Barclay - Edouard Ruault, fils de bistrotier auvergnat - a créé en 1949, avec sa femme Nicole, le label de jazz Blue Star. Ils ont l'oeil rivé sur les Etats-Unis : les maisons de disques indépendantes prolifèrent. La loi antitrust de 1948 a battu en brèche le monopole de quatre compagnies (RCA, Columbia-CBS, Capitol et American Decca-MCA), trop pressées d'investir sur la télévision, abandonnant bien trop tôt un champ que les producteurs d'Elvis Presley, de Chuck Berry et des autres vont immédiatement investir. Avec l'apparition du vinyle, entre 1951 et 1959, le nombre de disques édités croît ainsi de 250 %.

En 1953, Nicole Barclay tente d'importer en France la révolution vinyle : elle ramène des Etats-Unis 100 kilos de matrices de bronze - du Gillespie, du Parker... - que Pathé-Marconi finira par presser. Nicole et Eddie croient au 45-tours, aux photos sur la pochette, et aux Teppaz, ces petits électrophones portables permettant aux jeunes d'écouter du rock sans papa. Et puis il y a le juke-box, dont le premier modèle français est fabriqué en 1954 à l'usine Marchand de Levallois. Il faut inventer une star sur mesure.

Louis Merlin fonde Europe No 1 en 1955. La jeune station brouille les ondes voisines. Elle est à l'essai. En attendant mieux, Louis Merlin diffuse de la musique à longueur de journée, entouré de Pierre Delanoë et de Lucien Morisse. Ce dernier est le fils unique d'un père fourreur d'origine juive polonaise, mort en camp de concentration. A la Libération, ce self-made-man est engagé comme magasinier de la discothèque de la RTF au palais Berlitz. Sur Europe No 1, il invente la technique du matraquage, qui a toujours cours aujourd'hui. Il passe et repasse Gloria Lasso, puise dans les quatre-vingt mille disques de son ami collectionneur Paul Caron, car il n'a pas assez de microsillons pour alimenter l'antenne.

Loin d'être au plus bas, l'audience d'Europe No1 rivalise avec celle de Radio-Luxembourg et de France-Inter. Quelle surprise ! Les Français ont besoin de musique ? On va leur en donner : des tubes fabriqués pour, des " Musicora " retransmis de l'Olympia, des émissions-phares telles que " Pour ceux qui aiment le jazz ", de Daniel Filipacchi et Franck Ténot. Lucien Morisse passe des accords avec Barclay et Vogue, dont il programme les disques en continu en échange de la primeur des nouveautés. Très vite, les radios apprennent ce que show-business signifie. Radio-Luxembourg crée sa marque de disques, Festival, et Europe No1 les disques AZ. Pour que tout cela tourne, il faut bâtir des images de stars, il faut des voix maison, du rêve à donner à l'auditeur.

Dalida est sexy. Son premier 45-tours, Madonna, lui vaut le surnom d'" Orchidée noire de la chanson ". " Avec sa voix grave à la Greta Garbo, Dalida, écrit encore Catherine Rihoit, suscite le désir secret du masculin chez les femmes, du féminin chez les hommes.  " Dalida parle l'arabe, mais elle est profondément italienne. En Italie, la musica leggere est florissante : la RAI convoque chaque année la Riviera chic au Festival de San Remo. Marino Marini et son quartet déchaînent les passions. Les Français Luis Mariano et Annie Cordy usent et abusent des covers de chansons italiennes. La jeune protégée de Lucien Morisse - il l'épousera plus tard - vient de sortir son deuxième disque quand se déroule à Naples le Festival de la chanson napolitaine. Editeur chez Barclay, Philippe Boutet y entend Guaglione (gamin , en napolitain), que chante Marino Marini sur une musique de Fanciulli. La version française est confiée à Jacques Larue, l'auteur de Cerisier rose et pommier blanc. Guaglione devient en français Bambino. Boutet veut donner la chanson à Gloria Lasso. Eddie et Lucien à Dalida. Ils auront gain de cause. Quand elle viendra répéter la chanson chez Roland Berger, son professeur de chant depuis deux ans, il lui crie : "  Qu'est-ce que c'est que cette merde, tu n'as pas honte ? " Elle claque la porte.

L'enregistrement du 45-tours a lieu en secret en 1956. Le titre est immédiatement matraqué sur Europe No 1. En quelques semaines, 175 000 exemplaires de Bambino sont vendus. Dalida, désormais baptisée " Miss 45-Tours ", coiffe sur le poteau le Que sera sera de Jacqueline François, première au baromètre populaire mesuré grâce aux compteurs des juke-box. A l'été 1957, on entend Bambino partout. Le 19 septembre 1957, Dalida reçoit un disque d'or pour le trois cent millième Bambino. Jacques Brel crée Quand on n'a que l'amour. Entre-temps, Bruno Coquatrix, patron de salle surdoué, a fait monter ce que l'on appelle aujourd'hui le " hipe " - la rumeur favorable - en programmant Dalida à l'Olympia, en ouverture de Georges Guétary. Ce dernier, qui a immédiatement enregistré Bambino, pratique courante à l'époque, refuse de laisser la révélation chanter ce tube à sa place. Elle tient tête. S'en va. Reviendra un mois plus tard en première partie de Charles Aznavour - trois rappels pour Bambino -, puis en septembre 1957 en américaine de Bécaud.

La vie de Bambino aurait peut-être pu s'arrêter comme feu de paille. Mais Dalida et ses mentors entretiennent le mythe et le style à coups de tubes à répétition : Tu n'as pas très bon caractère, Gondolier, en 1957. Dalida devient l'idole des pieds-noirs, des soldats du contingent mobilisés en Algérie - elle ira y chanter Bambino pour eux en 1958. Cette année-là, Pathé-Marconi, décidément en pointe, crée le premier " département promotionnel " de l'histoire du disque en France.


Véronique Mortaigne

PAROLES PHOTOS ALBUMS MONDIAL E-Mail