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ROGERS et KRISHNAMURTI
Conférence de André de PERETTI
Symposium des 29 et 30 Mai 1995 : " KRISHNAMURTI et l'Education à
la fin du XXème siècle ".
Retranscrite par Brigitte RAMONT
La rencontre intellectuelle entre Carl Rogers et Krishnamurti m'était
apparue dans les années 70, quand je rédigeais : "Pensée
et vérité de Carl Rogers", je notais à ce moment là,
l'importance du voyage qu'il avait fait, à 20ans, en Chine, et dans
tout l'Orient. Long voyage puisqu'il était resté plus de
6 mois. J'avais été frappé par le lien entre ce voyage
et la singularité de sa conception des choses et du monde et de
l' orientation qu'il allait progressivement développer.
Je pouvais donc écrire :
"Rogers découvrit l'Orient, foules et individualités,
aspects immémoriaux et connaissance de l'instant intense, changements
et relativités en attente. Peut-être rencontra-t-il des sages
qui comme Krishnamurti lui assurerait :le corps a son intelligence, la
vie est maintenant, mais si il y a de la peur on ne peut pas vivre "
Cet aspect du maintenant nous le retrouverons dans "l'ici et maintenant",
concept très fort chez Carl Rogers ainsi que cette notion de peur
qui empêche de vivre. Krishnamurti dit encore :
"L'innocence existe, la vérité n'a pas de chemin, on
peut devenir autre, changer immédiatement n'est pas une utopie,
est- ce -que vraiment le temps existe si la division n'existe plus entre
les hommes ou en soi- même " ( citations de conférences faites
à la radio et à la télévision en 1972). Ces
quelques notations fugitives me paraissent marquer un certain nombre de
points que je vais tenter de dégager.
Dans ces aspects de maintenant, de présence, d'instance, de réalité
d'attention, je ferais une remarque préalable au sujet des traductions
qui pour Rogers comme Krishnamurti sont très difficiles et imparfaites.
Par exemple pour Carl Rogers, son livre " On becoming a person", en train
de devenir une personne, a été traduit par "le développement
de la personne". Cette traduction gomme l'idée de devenir et est
une contradiction intérieure. Nous allons retrouver les mêmes
choses dans certaines traductions des mots de Krishnamurti.
Nous travaillons donc sur des approximations, d'autant plus que Krishnamurti,
lui-même, nous avertit :
" Attention, le mot n'est pas la réalité ",
n'est pas le réel de la même manière que Korzybski
avait dit jadis :
" La carte n'est pas le territoire ".
Chaque mot est à la fois indication et butée, chaque mot
forme aussi butée et risque de blocage ou risque au contraire d'entraînement
dans des inerties. Il y a donc à chaque instant une précaution
à prendre.
Cette précaution me semble très souvent apparaître
dans l'expression de Krishnamurti lorsqu'il s'adresse à un auditoire
et qu'il demande à chacun de voir en lui-même un certain nombre
de problèmes au delà de ce qui peut être dit par lui.
Rogers et Krishnamurti se retrouvent dans le même continent, ils
ont cinq ans de différence, dans le même continent d'esprit
et de réalité c'est à dire avec un besoin d'indépendance,
un besoin d'autonomie, un refus des gourous et des autorités. A
cet égard, il est intéressant de revoir quelques textes de
l'un et de l'autre.
Chez Rogers on en trouve l'origine dans la façon dont il a vécu,
quand il raconte son enfance où il travaillait dans la vie rurale,
seul pendant l'été.
"C'était une leçon d'indépendance que d'être
mon maître, loin de tous les autres ",
phrase qu'il complète en exprimant :
"je n'ai eu, dans le domaine professionnel, ni à m'assujettir,
ni à combattre une image paternelle. De nombreux individus, des
organisations, des écrits ont joué un grand rôle dans
ma formation mais aucun n'a été dominant " ( A. de Peretti,
op. cit, citation, p.37)
Nous retrouvons ce souci d'autonomie, ce souci d'indépendance
chez Krishnamurti. quand il nous assure, lui aussi, d'une manière
très ferme :
"Si nous voulons nous examiner très profondément et dans
le plus grand calme (et non pas conformément à Freud ou Jung
ou à quelque autre expert, mais nous regarder véritablement
tel que nous sommes), peut-être verrons nous comment nous nous isolons
tous les jours, comment nous dressons autour de nous-mêmes un mur
de résistance et de peur. Nous "regarder" nous mêmes est plus
important et beaucoup plus fondamental que de nous observer selon tel spécialiste.
Si vous vous regarder conformément à Jung, Freud, ou le Bouddha,
ou n'importe qui, vous regardez par les yeux d'un autre. Et c'est ce que
vous faites tout le temps " ( J. Krishnamurti, Au seuil du silence, Saanen,
Gathering Committee, Suisse, 1968, pp.46 et 47)
Les deux auteurs traduisent cette même tendance à l'autonomie,
à l'indépendance en mettant l'accent sur la liberté.
Liberté, essentielle pour l'un comme pour l'autre ; Krishnamurti
assure même :
"L'homme doit être complètement libre".
Il en a déduit des conclusions pour la religion et tous les auteurs
comme ce texte le rappelle. On retrouve une chose analogue chez Rogers.
Lorsque je rédigeais cet ouvrage, j'échangeais beaucoup
de lettres avec lui et lui posais quelques questions ayant trait au religieux.
Ses réponses me semblent être en rapport avec Krishnamurti,
quand il dit :
"Je refuse d'être étiqueté dans le champ religieux.
L'affirmation que je produisais quand on me poussait au pied du mur sur
cette question était que "je suis trop religieux pour être
religieux". Je crois que ce paradoxe résume très bien ma
position. Je suis un idéaliste, un humaniste, et je travaille vers
quelques uns des mêmes buts que ceux vers lesquels travaillent des
personnes religieuses, mais je n'ai que peu ou pas besoin des étiquettes
ou des concepts de la religion." (cité in A. de Peretti, op. cit.p.17)
Nous en avons beaucoup discuté ensemble dans d'autres rencontres
et je crois que cette attitude de distance, de liberté, d'espace
préservé mais non pas d'espace de défense, est assez
caractéristique. J'ai également été frappé
par ce que dit Krishnamurti à l'égard des systèmes
:
"Les systèmes sont destructeurs et séparatistes".
Mais, les allusions faites aux systèmes visaient
essentiellement
tous les systèmes fermés qui étaient ceux étudiés
à la suite de la création de la cybernétique des années
43 à 50. Bien entendu la théorie des systèmes s'est
beaucoup développée, nous assistons à l'ouverture
des systèmes, et l'on voit s'orienter des théories vers les
systèmes ouverts comme la théorie de la complexité
d'Edgar Morin. Cette question concernant les systèmes s'entend donc
par rapport aux institutions et à tout ce que nous avons pu dénoncer
les uns et les autres contre le durcissement de l'institué, dans
le cadre de l'institution, par rapport à l'instituance : pour au
contraire redonner du mouvement, redonner des possibilités de devenir.
Là encore, on voit s'opposer le devenir ou le devenu. Spengler se
posait également la question dans le "Déclin de l'occident"
, le devenu lui paraissant, lui aussi, dangereux par rapport à ce
que doit être un mouvement permanent.
Revenons sur Rogers et Krishnamurti. Je pense que leur problème
a été de maintenir cet état de distance vis à
vis de l'emprise des institutions, des systèmes comme Krishnamurti
le dit, comme de toutes les théorisations abstraites qui d'une certaine
manière travaillent au curare, qui immobilisent les possibilités
d'action et de développement. Dans ce sens, l'un et l'autre ont
été sensibles à ce qu'ils ont appelé la révolution
à partir de l'individu lui-même pour lui-même mais aussi
par résonance pour les autres. Il est étonnant que Krishnamurti
ait parlé de "the only revolution "
" Celle d'une révolution intérieure profonde qui doit
se produire en nous "(J. Krishnamurti, op. cit., p.106)
quand Rogers évoquait "the quiet revolution". Dans les deux cas
il y a eu un phénomène prophétique par rapport à
notre époque annonçant l'importance décisive du pouvoir
propre à chaque personne.
J'ai donc été assez frappé de retrouver cette alerte
quand nous avions publié à la fin des années 70, l'ouvrage
de Carl Rogers intitulé en anglais d'une expression assez difficile
à traduire en français "On personal power", sur le pouvoir
personnel. Le pouvoir personnel en France, dans nos connotations qui irriteraient
Krishnamurti à juste titre, ça voulait dire : Général
de Gaulle ; ce n'était pas possible alors que c'était le
contraire qui était signifié : le pouvoir de chaque individu
réellement existant en lui. C'est vers celui-ci que les sociologues
se sont penchés, après avoir vécu sur l'obsession
de la collectivité et de la bureaucratie. Ainsi je pense à
Michel Crozier et Friedberg, qui en sont arrivés à parler
sur "L'acteur et le système". Pour eux et pour nous, l'acteur n'est
pas complètement piégé par le système, en effet
il a des chances, à fortiori s'il en prend les moyens et suit les
intuitions personnelles que Rogers ou Krishnamurti incitent à reconnaître.
En contraste à cet aspect de la révolution personnaliste,
à cette possibilité donnée à chacun de faire
quelque chose, réellement, s'il y consent, on peut se souvenir d'un
tenant de l'existentialisme tel que Jean-Paul Sartre.
Il écrivait dans "La critique de la raison dialectique" que sa
propre pensée était entièrement, totalement englobée
à l'intérieur du marxisme.
J'ai relevé, et c'est facile à faire, dans des pages de
cet ouvrage, le mot incantatoire de totalisation revenir toutes les deux
lignes, la totalisation, totalisation...une espèce de réalité
jacobine au carré. Il est vrai que de temps en temps J.P. Sartre
s'en est libéré ...Mais, enfin, il a participé avec
beaucoup d'autres à l'hégémonie d'une pensée
totalitaire : d'ailleurs toutes les pensées, toutes les idéologies
jusqu'en 1989, ont été hégémoniques. On croyait
faire tout ce qu'il fallait avec la pensée structuraliste, le structuralisme
expliquait tout, le freudisme expliquait tout, la réalité
marxiste léniniste expliquait tout. Tout était expliqué
de tous les cotés jusqu'au moment du grand craquement des idéologies
que nous connaissons bien et qui a été symboliquement frappé
par les coups portés sur le mur de Berlin. Or, déjà
Rogers comme Krishnamurti avaient senti que des révolutions étaient
possibles, que des affirmations personnelles plus fortes que des inerties
bureaucratiques et collectivistes, devenaient nécessaires.
Dans ce livre que j'évoquais et que nous avons fini par éditer
sous le titre : "un manifeste personnaliste" pour éviter encore
une fois une traduction qui eut été mal interprétée.
Carl Rogers relevait que des personnes comme Soljenitsyne avaient montré
des capacités de faire bouger les choses comme on a pu le constater.
Rogers est allé lui-même, pour son dernier voyage, en 1986,
à Moscou et à Tbilissi. Il reçut un accueil triomphal
de milliers de psychologues et thérapeutes soviétiques, ce
qui montre bien que quelque chose était en train de basculer comme
nous l'avons vu. Nous savons également, par le destin exemplaire
de Nelson Mandela ce que peut être la réalité poignante
d'un individu résistant aux dominations racistes et aux exclusions.
Nous voyons aussi que des personnalités peuvent affronter des poids
écrasants de passé, de ce passé contre lequel Krishnamurti
s'irrite si fortement et nous aussi, à juste titre, quand ce passé
est fixateur, au lieu d'être suscitateur. De même, Shimon Pérèz
et Isaac Rabin au Moyen-Orient avec Yasser Arafat, ont démontré
que des acteurs existent, que des acteurs individuels peuvent agir dans
les marges de l'histoire, malgré les durcissements des choses, montrant
courageusement que des changements, des évolutions libératoires
sont possibles.
Je voudrais maintenant aborder un autre point concernant les proximités
qu'on peut observer entre Krishnamurti et Rogers. Je ne peux pas dire s'ils
se sont rencontrés aux Etats Unis d'une façon quelconque,
je ne le sais pas, mais ce sont simplement des consonances, des résonances que je constate.
D'abord, à propos de l'inconscient : j'ai souvent entendu Rogers
dire que pour lui, l'inconscient était un concept inutile, il n'était
pas indispensable et je vois chez Krishnamurti, une indication du même
ordre dans cet extrait que je vous cite :
" Je ne sais pas trop pourquoi nous partageons la conscience en extérieure
et intérieure, la conscience de surface et celle qui se poursuit
sous le niveau conscient. Pourquoi tant d'histoires autour de l'inconscient
"(.(J. Krishnamurti, op. cit., p.36)
Cette idée persiste dans son refus d'entrer dans des perspectives
d'analyses dans lesquelles il montre que si l'on divise et que l'on redivise
on continuera à rediviser. Ce qui est tout à fait différent
du chemin qu'ouvre sa vision et que nous retrouvons chez Rogers.
J'ai utilisé le mot vision et effectivement nous rencontrons
des termes de "voir" qu'il emploie habituellement, encore une fois avec
l'approximation des traductions comme des mots eux-mêmes. Voir :
il y a tout un ensemble de développement de ce verbe dans la thérapie
avec les invitations à la visualisation de problèmes organiques
ou de blocages.
A chaque instant, au delà de cette notion de vision associée
à celle de silence et d'écoute, une rencontre assez forte
peut s'établir entre Carl Rogers et Krishnamurti.
Effectivement, nous sommes en présence, chez les deux hommes,
d'une attitude de précaution contre tout ce qui est de l'ordre de
l'intellectualité. Là également, l'un et l'autre se
défient des rationalisations, dans le cas de Krishnamurti c'est
souvent le mot de pensée qui est mis en suspicion, mais traduit
de quel mot anglais ? par rapport à quel vécu, quelle considération
? Pour nous, la pensée est une réalité statique qui
peut pourtant être autre chose. Encore une fois, les mots n'offrent
que l'approximation mais nous pouvons bien, tout de même, sentir
les nuances.
Rogers aussi bien que Krishnamurti ne veulent pas qu'on séparent
sentiments, pensées, émotions, réalités multiples
de la personnalité dans son aspect unitif. Il y a, chez l'un et
l'autre, des allusions à un certain nombre de thèmes mystiques
qui sont ceux de la pensée unitive dans beaucoup d'expériences,
même s'ils sont en précaution et à distance d'un certain
nombre de dispositions et de conceptions, comme nous le rappelions il y
a quelques instants.
Nous noterons, aussi, le besoin d'une certaine intuition. Il serait
intéressant de rechercher des rapports avec ce que Bergson a pu
expliciter sur les réalités de l'intuition et sa précaution
contre l'intelligence, l'intellectualité trop opératoire,
trop opérationnelle, qui crée trop de divisions.
Au delà des choses qui se divisent, doit être vécue
une démarche d'unification, d'unité de l'esprit, de l'être,
du corps, en évitant tout ce qui à chaque instant crée
des dichotomies, des séparations, fait des blocages.
De ce point de vue, nous pouvons remarquer une autre indication importante
lorsque Krishnamurti proteste à sa façon, très fine,
contre les savoirs et accentue au contraire la valeur de la connaissance.
" Connaître n'est pas savoir, le savoir est fait d'accumulation,
de conclusions, de formules, mais connaître est un mouvement constant,
un mouvement qui ne comporte aucun centre, qui est sans commencement, sans
fin " (J. Krishnamurti, Le changement créateur, Delachaux et Niestlé,
Neuchatel,1972)
Ce qui me parait intéressant, là, étymologiquement
c'est ce mot de connaissance qui indique bien, par le préfixe de
com, une pluralité qui est vécue, alors que le mot savoir
a un coté coupant, comme le notait Paul Claudel. Ce sont des logiques
coupantes qu'introduit chaque savoir, apportant des possibilités
d'action mais limitées et excluant des quantités de choses,
alors que la notion de connaissance est plus ensemblière. Elle est
plus vécue dans un mouvement extrêmement rapide, qui pourrait
peut-être aller jusqu'à "ce sentiment océanique" de
la joie (de connaître ?) dont parlait Freud (par rapport auquel je
suis pas sûr qu'il ait été toujours en accord, encore
des problèmes de complexités à voir...!)
Mais dans cette approche d'une non séparation recherchée
dans les choses, nous pouvons remarquer, aussi bien chez Krishnamurti que
chez Rogers, un aspect particulièrement intéressant, prophétique en quelques façons par rapport à l'évolution de la
pensée scientifique dans la plus dure des sciences dures, la physique.
L'un des concepts le plus habituel actuellement chez les physiciens nucléaires
est la non-séparabilité. C'est le fait que leur constatation
des faits et leur théorisation par leurs équations ont comme
conséquences qu'ils ne peuvent plus séparer justement certains
corpuscules, certaines émergences, certaines apparitions en continu,
discontinu peu importe. Les choses sont puissamment liées, entrelassées,
tressées dans un tissage les unes par rapport aux autres. C'est
donc, la physique, la plus éloignée de la considération
du psychisme, la plus éloignée de l'être, jusque là entraînée
à voir le monde d'une façon fragmentaire,
qui, aujourd'hui, renie cette fragmentation, renie le scientisme. Ce phénomène
me paraît extrêmement intéressant. C'est tout le débat
actuel que l'on retrouve par exemple dans les ouvrages de Bertrand d'Espagnat,
physicien nucléaire ou chez Basarab Nicolescu, autre physicien nucléaire.
Avec leurs collègues, ils se préoccupent de problèmes
transdisciplinaires. Ils vivent les problèmes du dépassement
des séparations, ils ne peuvent plus appréhender les aspects
d'une façon scientiste, morcelée, divisée. Nous pouvons
constater, là, un phénomène dans lequel les sciences
humaines ont encore une certaine distance par rapport aux pensées
aussi bien de Carl Rogers que de Krishnamurti, mais elles sont aussi à
la traîne par rapport aux progrès réalisés mentalement
par les physiciens dans leur exploration du monde, compte tenu des moyens
puissants dont ils disposent actuellement aux niveaux matériel et
conceptuel. Il serait intéressant de développer, ce problème
de l'unité, central dans l'oeuvre de Rogers.
J'ai souvent, sur ce point, été surpris de la façon
dont, en France, les gens ont interprété son mode d'intervention,
en thérapie ou dans les groupes ; les gens pensant qu'avec lui,
il n'y avait plus de droit de parler d'autres choses que de sentiments.
Alors en même temps, traduire en français le mot feeling par
le mot sentiment, quel désastre, quel changement toutefois à
mes yeux. Car pour moi, feeling semble dire beaucoup plus une résonance intériorisée, ampleur unifiante, tout ce que l'on voudra
et non pas seulement un sentiment distinct, séparé. Même
si, et c'est typiquement français, ce sentiment c'est : senti-mentalement,
mentalement mais sans que cela ne redescende, bien entendu, pourvu que
ce soit bien localisé, dans une belle ignorance du mode de fonctionnement
du cerveau lui-même, qui heureusement, fonctionne de façon
dynamique : mais on voudrait bien le rendre statique lui aussi.
Nous évoluons, s'il se peut dans une souplesse de fonctionnement,
vers ce fonctionnement optimal qu'évoquait Rogers. Cette souplesse
nous la retrouvons dans ce vécu existentiel souple, vécu
sans intérieur même ni extérieur, avec précaution
pour ne pas entrer dans des délimitations mais au contraire en s'attachant
à entrer dans des visions, dans des "prises" sur la réalité,
( mais Krishnamurti aurait-il aimé ce mot ?) dans des conceptions,
dans des compréhensions plus fines.
J'aimerais, ici, ouvrir un autre champs : Je remarque chez l'un et l'autre
une recherche de légèreté, d'allégement par
rapport à la lourdeur de nos conceptualisations, de nos théorisations,
de nos surcomplications. Elles font partie du petit péché
mignon du monde universitaire français et international, dans la
mesure où si l'on peut surcompliquer les choses, pourquoi ferait
on des choses simples... Effectivement, l'une des preuves du sérieux
universitaire est de rendre les choses le plus compliqué possible,
le moins compréhensible possible, le moins accessible possible.
Je pense que cela fait partie des défis que l'on se donne à
soi-même qui continuent à faire florès dans nos aimables
institutions. Mais là encore ce n'est ni le fait de Rogers ni de
Krishnamurti qui, eux, cherchent le contraire. Je l'avais noté à
propos de Carl Rogers, en montrant sa recherche incessante d'une économie
dans la conceptualisation. Il utilise le minimum de concepts possible,
autant que cela est possible pour communiquer et surtout pour rester, quand
même, à la limite de l'exclusion du monde prétendu
intellectuel, des intelligentsias et des apparatchiks de tous bords.( cf.
A. de Peretti, Du changement à l'inertie : dialectique de la personne
et des systèmes sociaux , Dunod, Paris, 1981, P. 205 ss)
C'est une réelle recherche d'économie, une recherche d'indications
éclairantes, et chaque fois par le fait même, une recherche
de subtilité. Mais combien les conceptions de Rogers et certainement
celles de Krishnamurti également, ont pu être, ensuite, alourdies,
surcompliquées, au lieu de cette simplicité que l'on voit
dans leur expression, dans leur communication, dans la souplesse de leur
évolution intérieure et de leur évolution dans la
relation avec les autres.
Il est clair que le concept de congruence est très lié
à la notion de l'attention que l'on retrouve chez Krishnamurti,
cette attention, cette congruence, c'est la même chose. C'est être
présent à soi-même, et présent sans tension,
sans contraction, et surtout sans projet de défensivité.
A ce sujet, j'avais eu l'occasion de dire à Carl Rogers qu'à
la place du terme de non-directivité qu'il avait employé,
il aurait du dire non-défensivité. L'expression "non-directivité"
a été utilisée de façon abusive, extrêmisée.
Les "non" chez Carl Rogers, ne signifiaient pas annulation mais voulaient
dire précaution. Je sens ce même sentiment des précautions
intérieures, des prudences, des ruses, des ruses subtiles chez Krishnamurti
comme chez Rogers. C'est pourquoi je lui proposais le terme de non-défensivité.
Nous étions dans son jardin de Californie en face d'un colibri,
un oiseau mouche, et je lui faisais remarquer que c'était un symbole
de cette attitude souple qu'il désignait parce que le colibri, a
la possibilité, non seulement, de la marche avant comme les autres
oiseaux, mais aussi de la marche arrière. Il s'arrange pour s'approcher
des fleurs, juste ce qu'il faut pour reculer s'il est trop près,
ré-avancer s'il est trop loin. A chaque instant il peut régler
sa présence/distance, à la fine pointe des fleurs (ou des
choses) pour ne pas les abîmer mais pour bénéficier
du nectar, pour être dans une présence qui ne soit pas pression,
ni dans une distance qui serait aussi pression par défaut. Des pressions,
comme on l'a trop vu, dans l'utilisation de certains silences en thérapie
qui sont finalement manipulatoires, pressant la personne à s'exprimer
au lieu d'être un accueil dans la réflexion. Cet accueil exprime
une tout autre signification des choses qui peuvent exister, le silence
a d'ailleurs beaucoup d'interprétations différentes. Je me
souviens d'en avoir discuté avec des Pères abbés trappistes
pour lesquels le silence est la règle même de la vie monastique
dans les Trappes. Je les interrogeais alors : Est-ce que chaque silence
est identique ? Et ils me confirmèrent qu'il y a beaucoup d'expressions,
beaucoup de silences qui sont différents les uns des autres.
Je voudrais mettre l'accent sur cette recherche de subtilités
chez l'un et l'autre. Rogers a souvent dit combien il était attentif
à ces subtilités ; nous les retrouvons sur d'autres points,
par exemple dans la souplesse vécue par les deux hommes ; Elle est
toujours accompagnée d'une marque de précaution de ce qui
pourrait être pour l'interlocuteur jugement. Voici ce que nous dit
Krishnamurti :
" Êtes vous capable de regarder sans aucun sentiment de condamnation,
d'évaluation " (J. Krishnamurti, op. cit., p.152)
Nous retrouvons, ici, cette précaution par rapport aux problèmes
de jugement, en préservant la notion d évaluation (nous pourrions
en discuter) : mais en tous cas, c'est un appel contre la moralisation
et le rejet.
J'ai trouvé beaucoup de possibilités de subtilités
chez l'un et l'autre. Chez Rogers, la réalité de cette légèreté
me parait très importante pour signifier cette souplesse dans toute
la relation. A propos de l'attitude de congruence Max Pagès disait
que :
" Ce n'est pas une ascèse, une inhibition de soi, elle est au
contraire une acceptation de soi, mieux une "affection de soi", un plaisir
d'être soi "(cité in A. de Peretti, Pensée et vérité
de C. Rogers, op. cit., p. 186)
Il existe peut-être une différence dans la conception du
soi entre Krishnamurti et Rogers, c'est un problème, mais là
encore, je pense que l'essentiel est de prendre un appui intérieur,
une référence stabilisante. Voici ce que j'écrivais
sur ce point : il s'agit de " se disposer à être tout simplement
naturel, ("genuine") dans la relation à l'autre, simple et pourtant
prêt à suivre toute la subtilité des évolutions
de sentiments et d'idées que l'expérience, naissante et fraîche,
au contact de l'autre, va mettre en marche"(A. De Peretti, ibidem).
C'est non pas la subtilité de la personne en terme de ruse mais
c'est la subtilité de suivre l'évolution incessante. Effectivement
si nous regardons de près, si nous acquiessons, si nous consentons
(au sens étymologique), à la fois, à sentir et à
accepter ce qui se passe en nous, nous voyons bien que les choses changent
à une vitesse accélérée chez nous, chez les
autres et dans la relation. Il est donc nécessaire de suivre fidèlement,
finement ce qui se passe en nous.
Quand je lis Krishnamurti comme Rogers, je ressens cette perception
de légèreté, c'est à dire une dominante de
sourire, une démarche d'incitations qui ne vont pas trop loin. Ce
ne sont pas des gros rires qui sont requis, ni un sérieux crispé,
c'est quelque chose de délié, lié à cette légèreté.
Celle-ci nous communique une possibilité de mouvement intérieur,
mouvement par rapport aux autres en évitant de se crisper sur des
attachements comme le dit Krishnamurti ou des adhérences : nous
avons des risques d'adhérence intellectuelle. J'apporterais une
nuance en disant qu'un vide intérieur n'est pas un vide d'annulation,
c'est un vide d'une pluralité de relations à nous-même.
Dans mon livre sur Rogers, j'ai essayé de l'expliquer métaphoriquement
en empruntant une notion à la physique des corps où un corps
pur peut être en trois phases : il peut être gazeux, liquide,
solide. Le problème subtil d'une approche est d'être près
du "point triple" parce qu'il est alors possible d'être aussi bien
ou en alternance presque immédiate, liquide, gaz, solide à
chaque instant (A. de Peretti, Pensée et vérité de
C. Rogers, pp.283 et sq.)
Selon ce symbolisme, cette métaphore, il y a la possibilité
d'être à la fois, simultanément ou presque dans un
sentiment, dans une évocation, dans un sourire. C'est exister dans
une situation dans laquelle plusieurs phases de nous-même sont mises
en communication les unes avec les autres comme avec celles des personnes
avec lesquelles nous dialoguons. Dans cette souplesse, le fonctionnement
ne se bute pas, n'est pas solidifié ou complètement vaporisé
ou complètement liquide mais il est plural. C'est dans cette possibilité
multiple que nous pouvons voir les choses au niveau de l'humour. L'humour
qui est à la fois sérieux et tendresse, lucidité et
accueil que quelque chose d'autre puisse être, et non pas butée,
ou limitation définitive.
Chaque limite est vécue comme agréée, reconnue
au point qu'elle s'efface non pas qu'elle y soit contrainte mais parce
qu'elle est accueillie.
Cette précaution que je retrouve chez l'un et l'autre leur permet
justement de ne pas tomber d'une dépendance dans une contre-dépendance.
Et pour nos deux auteurs, le problème subtil est d'éviter
et l'une et l'autre car comme le dit Krishnamurti :
" Si je suis en colère contre ma colère, je vais rester
en colère ".
Alors qu'il faut que j'accueille ma colère. Il s'agit là
des "inversions de mouvement" qu'avait notées Pagès à
propos de la position, de l'attitude dans l'approche Rogérienne.
Il y aurait beaucoup à voir dans ce que l'on pourrait appeler
la précaution de non-fermeture d'aucunes phases de l'être,
d'aucune relation à autrui, d'aucune constatation des contraintes
de la vie, de la condition humaine, ni des contraintes des institutions
elles-mêmes. C'est une non-fermeture à chaque instant, cette
précaution est nécessaire pour éviter tout ce que
j'ai traité sous le terme des processus d'inertie. Ces processus
ou mécanismes d'inertie, comme vous voudrez, s'effectuent aussi
bien dans les pensées que dans les perceptions. La perceptivité
au sens de Krishnamurti me semble être cette précaution pour
qu'à chaque instant on évite que la perception ne se bloque
ou ne se fixe sur certains traits ou bien ne cherche la forme la plus simpliste
qui justement n'ait pas cette souplesse de l'adaptation à la totalité
du réel. Donc, refuser la fermeture (principe de non-fermeture),
vivre tous les paradoxes que nous sommes amenés à rencontrer,
rechercher la souplesse devant nos frénésies d'activisme
et inerties d'activisme. A ce sujet Krishnamurti nous dit :
" Ne rien faire est infiniment plus important que de faire quelque chose
" ( J. Krishnamurti, le changement créateur, op. cit., p.109)
qui ne veut pas dire, là encore, laxisme ni quoi que ce soit
de négatif mais une invitation à suspendre notre obsession
de "faire".
Ce qui serait capital dans le cadre de l'éducation où
l'on voit à l'heure actuelle, l'ensemble du monde adulte poussant
les enseignants, eux-mêmes, à faire de plus en plus de pressions
pour que les jeunes aient de plus en plus de savoirs, soient de plus en
plus contrôlés, à chaque instant, par un"contrôle
continu". Dans cette réalité obsessionnelle, ils sont sans
cesse comparés les uns aux autres, ce qui les oppose, les divise,
au lieu de les mettre en coopération d'apprentissage, en coopération
de devenir, en coopération de développement, en coopération
de réalité.
Comme le dit Krishnamurti :
" Il n'existe que ces deux choses : l'amour et l'esprit vide de toutes
pensées " (ibid, p.110)
Mais là, je suppose encore une fois que le mot pensée
doit être revu dans sa traduction, car l'ensemble de la personnalité
n'est pas nié, loin de là, par Krishnamurti, pas plus qu'il
ne l'est par Rogers, malgré les procès qu'on a pu lui faire.
Je pense que c'est à une richesse, une souplesse, un humour auquel
nous sommes conviés dans une disposition de confiance, d'amour et
de positivité fondamentale, que, personnellement, je retrouve dans
l'un et l'autre : même si, par rapport à l'un et l'autre,
comme tout un chacun, je peux avoir quelques distances.
QUESTIONS :
" Peut-on chez Krishnamurti associer, assimiler pensée et intellectualité,
il me semble que Krishnamurti considère la pensée comme superflue
dès lors qu'elle n'est pas nécessitée par les exigences
du moment présent."
" Vous avez donné en exemple une absorption, une adhérence
intellectuelle, pouvez vous nous en dire plus sur ce que vous avez observé
"
" Le problème de notre fin de siècle est l'échec
scolaire, on a mis en place de nombreux systèmes d'évaluation,
de comparaison, de balisation de tout cela, qu'en pensez-vous ? Vous avez
évoqué Sartre, en montrant la distance avec Krishnamurti
et Rogers et je me souviens d'avoir entendu Gabriel Marcel dire de Sartre,
qui n'était pas son ami, que c'était le monde vu d'un café.
Je me demande alors si les conceptions de Krishnamurti et Rogers sur l'éducation
ne permettraient pas une vision du monde plus large, où l'éducation
serait englobée et sortirait du domaine social. Et si leurs idées
n'apporteraient pas la possibilité d'un dépassement bien
utile pour éliminer cette rigidification des savoirs."
"Dans cet exposé vous avez comparé la pensée de
Rogers avec celle de Krishnamurti, ça m'interroge par rapport à
ce que l'on disait hier sur le principe de comparaison. Krishnamurti montre
que comparer peut être destructeur. Alors jusqu'où peut-on
comparer deux auteurs comme cela, au-delà des apparences et des
mots parce que vous utilisez un certain nombre de mots qui, à mon
sens, ne sont pas évidents. Par exemple, on dit souvent le mot n'est
pas la chose, si vous vous baladez en Provence, dans le pays de
Cézanne
vous remarquerez qu'on essaye de modifier le paysage et que la véritable
chose, ce sont les tableaux de Cézanne et que l'idée est
la réalité qu'on essaye de modifier pour qu'elle ressemble
de plus en plus aux tableaux de Cézanne. Si vous êtes dans
les sciences de l'ingénieur, la véritable réalité
ce ne sont pas les choses qui sont là devant nous, ce sont les idées,
les modèles. Donc pour eux l'idée, le modèle est la
réalité et sa concrétisation réelle est plutôt
de l'ordre de l'idée.
Enfin une dernière remarque, on a toujours tendance à
vouloir appuyer ses idées en essayant d'utiliser des arguments qui
se trouvent dans certaines disciplines de la science et notamment, on fait
appel aux disciplines dures comme la physique, la grande mode c'est de
faire référence à la physique quantique. Je vous raconterais
une petite histoire, un prix Nobel anglais s'est aperçu à
la fin de sa vie qu'il avait fait une grave erreur dans ces recherches.
Il travaillait sur l'A.D.N. et a eu le prix Nobel pour cette découverte.
Là, pour lui la réalité est au niveau biologique et,
en même temps, il a travaillé à la construction de
la bombe atomique en angleterre. Pour cet homme, il n'y avait absolument
pas de différence, tout était moléculaire et il n'y
avait aucun problème. C'est seulement à la fin de sa vie
lorsqu'un étudiant lui a dit : "Mais monsieur c'est bizarre, vous
avez travaillé sur la mort d'un coté avec la bombe et sur
la vie avec l'A.D.N. n'y a-t-il pas un problème ? Alors faire appel
à des disciplines aussi éloignées que la physique
ou même la biologie n'est ce pas faire appel à une sorte de
réductionnisme que je ne qualifierais pas."
REPONSES :
Je suis tout à fait heureux que vous ayez exprimé tant
de réflexions dans ce délai si court qui nous est donné.
Il y a une première réflexion sur pensée/intellectualité.
Je suis bien d'accord que ce n'est pas quelque chose de très stabilisé
et je pense que cela devrait être étudié, à
un niveau sémiologique, sémantique très fin. Lorsque
l'on dit qu'il faut s'abstraire de toutes pensées, cela ne veut
pas dire que l'on récuse la pensée, la pensée doit
intervenir, comme vous l'avez dit, quand elle est utile et non pas comme
système de défense. Je crois que cela est l'une des pensées
fortes, aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers. Si la pensée
devient une arme, et vous retrouvez cela chez Bergson, automatiquement,
cela empêche de communiquer avec ce qui arrive, avec ce qui est présent,
ce qui peut être la souffrance ou autre chose. Cela crée des
mécanismes de crispation, de division qui ont été
dénoncés par l'un et par l'autre. Mais encore une fois, cela
ne veut pas dire qu'il n'y a pas une réflexion, une pensée
communiquée chez l'un et l'autre. Quand on voit l'abondance de la
bibliographie de Krishnamurti comme celle de Rogers , nous ferions une
erreur en pensant qu'il suffit de ne rien dire et ne rien penser pour être
congruent à leur message. Je pense que, bien au contraire, ils nous
ont montré qu'il fallait être en précaution au moment
de l'instant, dans la notion de l'immédiateté de l'ici et
maintenant, si important pour eux.
Ils nous font d'ailleurs remarquer que nous sommes très souvent
en système de reviviscence d'un passé en terme défensif.
J'ai été frappé, souvent, dans des groupes de base,
groupe de rencontre, dynamique de groupe, de voir des gens, qui, à
un moment donné, vivaient le groupe par réminiscence à
un groupe antérieur qu'ils avaient fait ou à des connaissances
antérieures qu'ils avaient faites. Alors effectivement, ils bloquaient
tout, et voulaient tirer de ces réminiscences, de ce passé
des normes, des lois contre les autres. Ces lois, ils les érigeaient
pour obliger les autres à faire comme eux. Très souvent ces
personnes disaient : "je suis gêné etc." parce que ça
avait paru efficace de dire "je suis gêné" pour coincer les
autres, pour empêcher leur spontanéité etc. Il y avait
donc des déviations évidentes. Encore une fois, ces déviations
sont des rejets de l'essence même de la pensée de Krishnamurti
comme celle de Rogers.
A propos du problème des adhérences intellectuelles, j'ai
employé ce mot qui est un mot médical et j'ai noté
que l'on me faisait des critiques sur les comparaisons avec des métaphores
quelles qu'elles soient même si je préviens que ce sont des
métaphores. Mais il faut savoir les "filer". A cet égard,
je signale, et je le retrouve aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers,
qu'il n'y a pas d'expression, de réflexion, ni d'approfondissement,
ni même de connaissance sans métaphore. Nous avons fait au
Collège de France des séminaires, pendant trois ans, le samedi,
pour montrer qu'il n'existe pas de pensée scientifique, dans les
sciences dures pas plus que dans les sciences humaines, s'il n'y a pas
un jeu de la métaphore, une souplesse représentative. Mais
à condition, comme le dit Daniel Hameline, de savoir filer la métaphore,
en sachant que c'est une métaphore. C'est une manière, une
approche pour décrire quelque chose sur des réalités
plus difficiles à situer. On s'en approche avec précaution,
là encore, avec quelques déliements et quelques finesses.
Je n'ai pas fait de comparaison entre Krishnamurti et Rogers, me semble-t-il,
car la comparaison est censée dire :l'un est bien, l'autre est mal,
l'un est meilleur, non, je n'ai pas fait cela... J'ai essayé de montrer
des rapprochements, des lieux de retentissement, des lieux où il
y a des messages qui se renforcent : parce qu'ils nous disent l'un et l'autre,
me semble-t-il, la même chose importante, c'est à dire que
l'individu ne peut pas penser qu'il est fermé, car il exprime aussi
les autres. Il m'a donc semblé intéressant d'évoquer
ce voisinage, cette fraternité des esprits, leur rencontre, également,
par rapport au monde tel qu'il est.
Revenons à la question des adhérences intellectuelles,
cela veut dire que les gens restent trop au contact de leur passé.
Au lieu d'utiliser les références comme des trampolines pour
rebondir, ils les utilisent au contraire comme des réalités
qui collent, qui empêchent d'aller plus loin, qui rendent inerte.
Ces références créent une viscosité essentielle
qui entrave. Le fonctionnement optimal, sans frottement, si l'on veut prendre
une métaphore de caractère physique.
Au sujet de l'échec scolaire, au niveau pratique, notre système
actuel n'est pas un système d'évaluation mais un système
de sélection pur et simple. Nous utilisons la notation de manière
abusive, permanente, et parce qu'on y a mis des chiffres et des nombres
elle devient absolue. C'est donc définitif, c'est donc vrai, dans
une obsession d'une numérologie tout à fait suspecte, et
contraire à la numérologie autre. Je pense que c'est le grand
débat des quinze, vingt ans qui viennent. Il est nécessaire
de redonner au mot évaluation son sens constructif, étymologique
: faire sortir les valeurs, valoriser, encourager, accompagner et non pas
donner une impression de jugement par comparaison et sélection.
Car la notation est effectivement, le principe même de la méthodologie
de sélection. On peut être amener à l'utiliser à
un moment donné, cela dépend d'un certain nombre de contraintes
sociales, de contraintes de rareté de postes ou de tout ce que vous
voudrez. Mais, hélas elle est pratiquée dans l'éducation
elle-même, et cela dès l'age de six ans ; alors que nos amis
scandinaves n'utilisent la notation qu'à partir de l'age de quatorze
ans. Tout ceci nous montre que nous avons, comme vous l'avez remarqué,
beaucoup de choses à faire dans cet esprit de non-jugement, dans
la reconnaissance de chaque intériorité, de chaque être
afin qu'il conserve ses chances, ses possibilités et sa dignité
fondamentale. Il faut souligner que notre système est encore aujourd'hui
puissamment gouverné par le lobby élitique. Ce lobby veut
absolument qu'il y ait des échecs pour qu'il y ait plus nettement
des succès, donc division, nous retrouvons des thèmes très
proches de Krishnamurti.
C'est le moment de conclure, alors je galope. Comparer peut il-être
toujours destructeur ? Non, comparer est utile s'il apporte une vision
binoculaire, stéréoscopique, s'il nous permet de voir des
formes à partir d'expressions différentes.
Ainsi, voir plus en profondeur ce qu'une vision établie par rapport
à une seule personne pourrait avoir, à un moment donné,
malgré nous et malgré cette personne, de bloquant, c'est
approfondir, afin ne pas s'arrêter à un point de vue unique
à un moment donné, le nôtre ou celui d'autrui. Comparer
ouvre des espaces plus grands et si l'on n'utilise pas l'espace en termes
de distance, on apprendra à établir la profondeur d'une certaine
réalité.
Sur le point suivant : le modèle est la réalité
; il me semble que c'est contre cela que Krishnamurti et Rogers se battent.
On veut faire ressembler Aix-en-Provence et ses montagnes à ce qui
en a été peint par Cézanne. Bergson l'avait remarqué,
à propos de Corot, autrefois, en ajoutant que Corot nous amenait
à mieux voir les paysages. Chaque créateur nous aide à
nous ouvrir car nous aurions tendance, là-aussi, à plaquer
des images d'Epinal et à ne pas voir certaines choses. L'éveil
d'un grand peintre, Arnaud Stern vous en parlera, l'éveil d'un grand
peintre, c'est de nous montrer qu'effectivement, il y a d'autres choses
encore à voir. Nous ne les avions pas remarquées parce que
nous avons des habitudes perceptives qui ont pu être simplifiées,
et par manque d'attention également, pour reprendre un mot de Krishnamurti.
Enfin concernant les erreurs des prix Nobel, nous savons bien qu'un
prix Nobel définit une certaine qualité d'étude et
de savoir. Mais, effectivement, si cette personne au nom de l'autorité
qui lui est reconnue en raison de ses travaux dans un domaine, veut l'extrapoler
sur l'ensemble des domaines et faire notamment de la moralisation, elle
dépasse les limites de son domaine ...(s'adressant à un auditeur
qui exprime son désaccord) Je ne sais pas ce que vous avez voulu
dire mais j'ai l'impression que vous êtes très irrité
à mon égard, c'est votre sentiment mais pourquoi cette irritation
?...
Qu'un prix Nobel fasse des sottises, encore une fois je parle de ce
qu'il peut faire aussi ailleurs, mais qu'il ait travaillé sur la
bombe atomique et sur l'A.D.N. serait à vérifier parce qu'entre
le biologique et le nucléaire, il y a de grandes distances technologiques.
Pour moi, je vous le répète, l'autorité d'un prix
Nobel est très limitée et ne doit pas être extrapolée.
Par conséquent, qu'il ait fait certaines choses opposées,
qu'il y ait en lui des contradictions comme dans la nature humaine, nobelisée
ou non, cela je l'accepte, mais cela n'est pas ma préoccupation,
et ne sera pas, pour moi, une invitation, ni un modèle.
(1) A. de Peretti, Pensée et Vérité de Carl Rogers,
Privat, Toulouse, 1974, p.41
(2) A. de Peretti, op. cit, citation, p.37
(3) J. Krishnamurti, Au seuil du silence, Saanen, Gathering Committee,
Suisse, 1968, pp.46 et 47
(4) Cité in A. de Peretti, op. cit.p.17
(5) J. Krishnamurti, op. cit., p.106
(6) J. Krishnamurti, op. cit., p.36
(7) J. Krishnamurti, Le changement créateur, Delachaux et Niestlé,
Neuchatel,1972
(8) Cf. A. de Peretti, Du changement à l'inertie : dialectique
de la personne et des systèmes sociaux, Dunod, Paris, 1981, p.205
et sq.
(9) J. Krishnamurti, op. cit., p.152
(10) Cité in A. de Peretti, Pensée et vérité
de C. Rogers, op. cit., p. 186
(11) ibidem
(12) A. de Peretti, Pensée et vérité de C. Rogers,
pp.283 et sq.
(13) J. Krishnamurti, le changement créateur, op. cit., p.109
(14) ibid, p.110
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