CONCLUSION GENERALE

 

       Maintenant que nous avons examiné les différentes phases des relations amoureuses nées sur Internet, le temps est venu de conclure. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. Tout d’abord, nous retournerons à notre questionnement et nos hypothèses de départ, en dégageant les éléments rencontrés pendant notre recherche qui nous permettent de les confirmer, de les infirmer ou de les modifier. Dans un deuxième temps, il s’agira de nous pencher sur les limites et apports de notre recherche qui pourraient ouvrir sur des perspectives pour de futures recherches.

Retour sur le questionnement et les hypothèses de départ
Notre questionnement de départ était double ; nous souhaitions d’une part, voir si les rencontres amoureuses se réalisant sur Internet "produisaient" des couples homogames et, si c'était le cas, de quel type d’homogamie il s’agissait. D’autre part, nous désirions voir en quoi le médium Internet contribuait à modifier les principales médiations menant à l’homogamie, à savoir la segmentation des lieux de rencontres, les catégories des jugements amoureux et les modalités de mise à l’épreuve. Dans cette conclusion, nous commencerons pas nous intéresser à cette deuxième interrogation afin de voir dans un deuxième temps, en quoi ces changements au niveau des médiations influent sur le type d’homogamie.

Notre première hypothèse à propos des médiations concernait l’espace Internet qui, fréquenté en majorité par un public des couches moyennes et supérieures de la population et d’éducation élevée, devait encourager une homogamie sociale et culturelle. Si ce que nous avons observé au sein de notre groupe de personnes interrogées peut être étendu, alors cette hypothèse serait effectivement confirmée[1*].

Nos observations et analyses nous ont en outre conduit à ajouter une nouvelle hypothèse à celle-ci. Tout au long des entretiens et questionnaires, Internet nous a été présenté comme un espace secondaire, et ce pour deux raisons : parce que l’anonymat qui existe sur la toile entraîne une diminution du contrôle social et parce qu’il est un espace où l’on se rend principalement pour faire des rencontres et pour parler, ce qui n’est pas possible aussi facilement dans l’espace quotidien. A partir de cette double caractéristique de l’espace Internet, nous pouvons envisager deux nouvelles hypothèses concernant cette médiation et son influence sur l’homogamie. Tout d’abord, l’homogamie sociale et socio-professionnelle devrait y être moins forte qu’ailleurs (tout en étant restreinte aux couches moyennes et supérieures) parce que le contrôle social y est plus faible. Ensuite, puisque la motivation première des gens se connectant est de trouver d’autres personnes à qui parler, on peut supposer que c'est finalement ce qu’elles font, ce qui devrait encourager une homogamie culturelle[2*] et/ou une homogamie que nous avons qualifiée de psycho-relationnelle, que nous avons défini comme une ressemblance au niveau des traits psycho-relationnels des individus : écoute, compréhension, sincérité, fidélité qui sont autant de traits présentés par d’aucuns comme nécessaires au bon déroulement de la relation et à l’épanouissement personnel.

Notre deuxième hypothèse supposait que l’utilisation d’Internet devait introduire un renversement des éléments du jugement amoureux en plaçant l’apparence physique en dernier lieu. Pour vérifier cette hypothèse, nous sommes parti du concept de script amoureux et nous avons constaté que les séquences du script propre à Internet s’inversaient effectivement par rapport aux scripts amoureux habituels. En effet, il s’est avéré que pour la majorité des Internautes interrogés, les premiers jugements ne portaient pas sur l’apparence physique (photo, échanges vocaux ou rencontre physique) mais sur différents éléments que nous avons regroupé sous la notion d’apparence virtuelle : le pseudonyme, la forme et le fond des messages publics et éventuellement les caractéristiques objectives disponibles sur les profils. Cette première séquence du script amoureux est généralement suivie d’une phase de découverte de l’autre et donne lieu à une deuxième série de jugements basés sur ce que la personne dit et donc principalement sur ses qualités culturelles et psycho-relationnelles. Nous avons enfin vu que généralement les jugements sur l’apparence physique interviennent après ces deux premières séquences et qu’ils semblent donc jouer un rôle secondaire dans la formation du jugement global sur la personne. Nous pensons néanmoins que ces observations doivent être nuancées, d’une part parce qu’il n’est pas de bon ton de reconnaître l’importance de l’apparence physique et d’autre part parce que nous ne disposons pas de témoignages de personne dont la relation n’a pas abouti (et pour qui une photo ou la rencontre physique auraient pu être à la base de l’échec).

Les observations et analyses confirment donc notre hypothèse : la seconde médiation qui passe par les jugements amoureux devrait entraîner plus d’homogamie culturelle et psycho-relationnelle puisque les premiers jugements se portent davantage sur ces caractéristiques. Notons seulement que nous avions vu que le niveau culturel dépend en partie de l’origine sociale et du lieu professionnel, et qu’il est possible qu’il en va de même pour les qualités psycho-relationnelle. Dès lors, tout comme l’apparence physique fournit de l’information sur le statut social, ce qui entraîne que les jugements se basant sur elle puissent mener à de l’homogamie sociale, on peut supposer que les caractéristiques culturelles et psycho-relationnelles fournissent également cette information sociale sur le conjoint et permettent donc de le juger socialement.

Pour en terminer avec ce deuxième filtre, nous remarquerons que les goûts amoureux des Internautes interrogés portaient principalement sur les traits culturels et psycho-relationnels. Nous pouvons donc supposer que la prédominance des jugements sa basant sur les caractéristiques culturelles et psycho-relationnelles est en fait une tendance générale aux rencontres amoureuses mais qu’elle est renforcée sur Internet.

Les différentes modalités de mise à l’épreuve constituent la troisième médiation ; nous avions supposé son effet identique à celui joué dans les rencontres plus classiques. Cependant, comme nous ne disposions que de peu d’informations à ce sujet, nous avons cherché à en savoir un peu plus sur ces modalités de mise à l’épreuve du couple. Il s’est avéré qu’à nouveau les personnes interrogées prenaient en compte, en premier lieu, les qualités culturelles et psycho-relationnelles de leur partenaire pour tester leur compatibilité. Néanmoins, nous avons également remarqué que les caractéristiques objectives du partenaire (milieu social, âge, lieu,…) apparaissaient également dans les jugements et nous pouvons donc supposer que les écarts objectifs trop importants suscitent des jugements plus négatifs une fois mis en pratique. Les dires des interviewés nous laisse donc effectivement penser que cette phase de mise à l’épreuve contribue à renforcer les unions homogames et à mettre en péril celles qui ne le sont pas.

Pour en terminer avec les médiations, nous devons parler de l’influence parentale. Si nous avons vu que celle-ci était quasiment inexistante en ce qui concerne la fréquentation d’Internet, elle nous a semblé plus ambiguë durant la période de mise à l’épreuve. Même si la plupart des personnes interrogées nous ont dit que leur choix ne concernait pas leurs parents, qui d’ailleurs ne disaient rien en général, cela n’empêche pas que les parents émettent parfois leur opinion à haute voix ou que celle-ci se manifeste dans leurs attitudes et gestes, de sorte qu’elle est disponible pour les enfants. Quant à savoir si ceux-ci en tiennent compte, il nous semble que oui (en partie au moins), même s’ils nous disent généralement le contraire. En effet, nous devons rester prudent face à ces dires qui reflètent peut-être davantage la norme explicite d’autonomie que les faits réels. Finalement nous pouvons donc supposer que si effectivement l’influence parentale n’est plus directe comme autrefois, elle n’est pas pour autant inexistante, mais plus subtile et indirecte.

Ces différentes observations et analyses au sujet des médiations semblent donc confirmer notre hypothèse première, à savoir que l’homogamie des couples nés sur Internet devrait être plus culturelle que sociale (et socio-professionnelle). En outre, nos analyses nous ont permis d’ouvrir l’hypothèse en y ajoutant l’importance d’une homogamie psycho-relationnelle. Nous avons effectivement trouvé plus de points communs entre les conjoints au niveau de leurs caractéristiques culturelles (même objectives telles que le diplôme ou la religion) et psycho-relationnelles, qu’au niveau de leur origine sociale[3*].

Néanmoins l’homogamie sociale est présente parmi certains couples formés par les personnes interrogées et semble donc bien être favorisée par les trois médiations : par l’espace Internet majoritairement fréquenté par des personnes de couches moyennes ou élevées de population, par la différenciation sociale des jugements amoureux qui même s’ils portent sur des traits culturels ou psycho-relationnels devraient aboutir à des jugements sur le statut social et donc à de l’homogamie sociale et enfin par les modalités de mise à l’épreuve ou par l’influence parentale

Enfin, en ce qui concerne l’homogamie géographique, il semble qu’Internet la rende effectivement marginale. Une grande majorité des couples que nous avons interrogés sont (ou étaient) formés par des conjoints vivant à plus de 100 km au moment de la rencontre (dont 5 couples sur 16 à plus de 500 km).

Perspectives
Pour terminer cette étude, nous souhaitons revenir sur les limites et apports de notre recherche, afin de voir comment il serait possible de remédier aux premières et ce que les seconds ouvrent comme pistes de recherche.

Les limites rencontrées se situent, il nous semble, principalement au niveau de la collecte de données. Tout d’abord, le temps et les moyens disponibles ne nous ont malheureusement pas permis d’effectuer une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif. Dès lors, nous n’avons pu mesurer ce qu’il en était réellement des différents types d’homogamie objectivable (homogamie sociale, socioprofessionnelle, niveau d’études,…). Une enquête par questionnaire sur un échantillon représentatif pourrait donc être un atout pour la vérification de nos hypothèses finales.

Il serait également intéressant d’élargir le nombre des personnes interrogées par entretien ou questionnaire ouvert. Par exemple, il pourrait être intéressant d’avoir le témoignage de personnes n’ayant pas concrétisé leur rencontre virtuelle, afin d’avoir une vision plus complète des motifs et processus menant à la rupture "virtuelle". Nous pourrions peut-être en apprendre plus à propos du rôle des jugements négatifs (sur base de la photo par exemple).

Du côté des apports, se situent essentiellement les pistes nouvelles qui ont été ouvertes par nos observations et analyses, et qui pourraient concerner les recherches sur le choix du conjoint d’une manière générale. Nous savons qu’une série de transformations a touché la société et la famille contemporaine, or si celles-ci sont prises en compte par la sociologie de la famille, elles semblent avoir été omises dans les recherches concernant le choix du conjoint et l’homogamie.

Par exemple, nous savons qu’il est de nos jours très fréquent de connaître plus d’une relation amoureuse au cours d’une vie. Dès lors, le choix d’un conjoint ne devient-il pas moins important ? Cette multiplication des rencontres n’entraîne-t’elle pas une diminution de l’homogamie sociale du fait de la construction des goûts amoureux par essais-erreurs, goûts qui s’éloigneraient donc des goûts des parents ? Quel est le rôle des enfants dans le choix d’un conjoint d’un de leurs parents ? Toutes ces questions ouvrent, il nous semble, des pistes intéressantes de recherche.

De pareilles pistes sont également à envisager du côté de l’importance qu’ont prises les attentes psycho-relationnelles et sexuelles dans le couple. En quoi celles-ci influencent-elles l’homogamie dans le couple ? Quelle est le rôle de la sexualité dans la formation et la mise à l’épreuve du couple ? De même, il nous apparaîtrait pertinent de prendre en compte la dynamique du couple dans les recherches portant sur le choix du conjoint et l’homogamie.

En outre, nous avons montré, avec les rencontres sur Internet, que de nouveaux lieux de rencontre apparaissaient et qu’ils introduisaient peut-être des modifications dans les médiations menant à l’homogamie des couples. A nouveau, cette perspective pourrait être approfondie et des recherches pourraient s’intéresser à d’autres lieux et modes de rencontre tels que le "speed dating", par exemple.

Enfin, d’une manière plus générale encore, nous avons trouvé le concept de script (sexuel ou amoureux ou autre encore) particulièrement intéressant et pertinent d’un point de vue sociologique, notamment en ce que cette notion permet d’aborder les aspects culturels des comportements les plus intimes ou encore la séquentialité de ceux-ci. On peut donc regretter que l’usage de cette notion soit relativement marginal, du moins en sociologie francophone.

Ces diverses perspectives nous laisse donc penser que les recherches sur le choix du conjoint et sur les relations amoureuses sont loin d’être épuisées, au contraire. Les différents changements qui marquent la société, la famille et le couple contemporain, ainsi que l’apparition de nouveaux modes de rencontre ouvrent de nombreuses pistes intéressantes.

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[1*] Ceci est particulièrement vrai concernant le niveau d’études : la grande majorité des personnes interrogées ont un niveau d’étude bac ou plus.

[2*] Que nous définissons comme le niveau de ressemblance entre les conjoints aux niveaux des caractéristiques culturelles : niveau d’étude et religion mais aussi les connaissances générales (politique, philosophie, histoire,…), les goûts en matière culturelle (art, cinéma, musique), les valeurs, la manière de penser et de réfléchir, le projet de vie, le sens de l’humour et les hobbies.

[3*] Même si nous restons conscient que nous ne disposons pas de données issues d’un échantillon représentatif et qu’il nous faut donc rester prudent.

 

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