L’éveil romantique et l’évolution vers le réalisme
De mai 1820 à juin 1823, Pouchkine occupe des fonctions subalternes peu absorbantes à Ekaterinoslav, puis à Kichinev, auprès du général Inzov, vice-roi de Bessarabie. Grâce à la bienveillance de son supérieur, il peut passer l’été 1820 au Caucase et en Crimée, avec la famille du général Raïevski, dont les deux fils appartiennent à sa génération et partagent ses idées libérales ; il séjourne quelque temps dans leur domaine familial de Kamenka, près de Kiev, où il rencontre quelques-uns des futurs conjurés décembristes.
Nommé à Odessa en mai 1823, il se heurte à son supérieur, le comte Vorontsov, gouverneur de la Russie du Sud, qui le fait exclure du service.
L’épreuve douloureuse de l’exil, source d’amertume et de révolte, et la révélation de l’Orient, avec ses décors exotiques, sa nature sauvage, ses modes de vie primitifs, coïncident avec la découverte de Byron, dont les poèmes romantiques fournissent à Pouchkine le modèle de ses “ poèmes du Sud ”, où vont s’épancher ces sentiments et ces impressions nouvelles. La Fontaine de Bakhtchisaraï (Bakhcisarajskij Fontan , 1823) présente, dans le cadre élégiaque d’un palais oriental en ruines, l’histoire de la passion tragique du dernier khan tatare de Crimée pour sa prisonnière polonaise. Le Prisonnier du Caucase (Kavkazskij plennik , 1821) conte l’aventure d’un officier russe prisonnier des montagnards rebelles et délivré par une jeune circassienne qui s’est éprise de lui et qu’il abandonne. Les Tsiganes (Cygany , 1824) ont pour héros un jeune gentilhomme russe au passé mystérieux qui, par dégoût de la civilisation, a choisi la vie errante et libre des Tsiganes de Bessarabie, mais qui, resté prisonnier de ses passions, sera bientôt banni de la tribu pour avoir refusé à sa jeune épouse infidèle la liberté dont les Tsiganes ont fait leur seule loi. L’élément personnel est sensible dans ces trois poèmes, notamment dans l’évocation lyrique des paysages méridionaux, ainsi que dans la peinture de passions violentes et tragiques, accordées à ces décors sauvages. Mais surtout, les deux derniers mettent en évidence, face à la nature et à l’amour, le “ mal du siècle ” du héros contemporain, supérieur à une société dont il n’attend plus rien, mais dont il porte en lui le poison.
On retrouve ce thème dans Evgenij Onegin , roman en vers commencé en 1823. Mais dès le départ, le personnage de l’enfant du siècle est ici dépouillé de son mystère : sur un ton ironique qui s’inspire du Don Juan de Byron, Pouchkine dépeint dans le premier chapitre l’éducation superficielle et la vie frivole d’un jeune dandy pétersbourgeois. À la nature exotique des poèmes du Sud se substitue ici la province russe, où Eugène Oniéguine s’est provisoirement exilé, et où il fréquente les Larine, nobliaux campagnards dont le mode de vie a, sous son vernis européen, la saveur familière du terroir. Ce trait est particulièrement sensible chez Tatiana Larine, jeune fille toute simple, effacée et rêveuse, lectrice assidue de romans français, mais profondément accordée aux saisons, aux rites et aux légendes de sa terre natale, représentée auprès d’elle par une vieille nourrice paysanne, confidente de ses rêveries. Fidèle à son personnage “ byronien ”, Oniéguine tue en duel son meilleur ami, le poète “ schillérien ” Lenski, et repousse avec une indulgence affectée la naïve déclaration d’amour de Tatiana. Quelques années plus tard, il retrouve en celle-ci la reine éblouissante et inaccessible des salons de la capitale, mariée sans amour, mais résolue à rester fidèle : écrite en 1830, cette conclusion, qui sanctionne l’échec sentimental et la défaite morale d’Oniéguine, trahit chez Pouchkine la victoire d’une esthétique et d’une morale réalistes incarnées par Tatiana.
Composé sans hâte et sans plan préconçu au fil des années, entrecoupé de digressions où l’auteur apparaît derrière ses personnages, Eugène Oniéguine est dans une certaine mesure une confession lyrique à travers laquelle Pouchkine lui-même prend conscience de l’évolution de ses idées et de ses goûts profonds. Mais c’est en même temps le premier roman russe digne de ce nom, qui nous offre, certes, un tableau fidèle de la vie russe de son époque, mais qui, surtout, par le choix d’un personnage typique, éclaire la contradiction fondamentale de la société russe moderne, issue des réformes de Pierre le Grand : représentant d’une élite intellectuelle que la culture européenne a coupée de ses racines nationales et par là même privée de toute prise sur le réel, Oniéguine est la première incarnation de l’“ homme de trop ”, héros central de la littérature russe de la première moitié du XIXe siècle ; Tatiana, elle, préfigure les héroïnes qui personnifieront face à ce héros sa nostalgie de l’action, du peuple et de la patrie perdue.
L’œuvre de la maturité
En juin 1824, Pouchkine a été assigné à résidence dans le domaine paternel de Mikhaïlovskoïé, près de Pskov. Bien qu’il ait été tenu à l’écart de la conspiration qui, à la mort d’Alexandre Ier, a abouti, en décembre 1825, à une tentative de coup d’État sévèrement réprimée par le nouveau tsar Nicolas Ier, Pouchkine ne reniera jamais les décembristes, dont quelques-uns sont ses proches amis. Cependant, s’il a partagé leurs aspirations libérales, il ne semble pas qu’il ait fait siennes leurs illusions : leur échec contribuera encore à lui faire considérer la situation politique de la Russie en historien réaliste plus qu’en révolutionnaire. D’autre part, il se sentira personnellement engagé vis-à-vis de Nicolas Ier qui, en 1826, a mis fin à son exil et lui a proposé d’être son seul censeur, le plaçant en fait sous le contrôle du comte Benkendorf, chef de la police politique. Cela, du reste, ne le délivrera ni des enquêtes ouvertes sur des œuvres plus anciennes, réputées subversives (comme l’Ode à André Chénier ) ou impies (comme La Gabriéliade , Gavriiliada , proche de la Guerre des dieux de Parny), ni d’une surveillance policière secrète.
Son mariage en 1831 avec la belle Nathalie Gontcharova ne fait qu’accroître une dépendance humiliante à l’égard de la cour, où il doit accepter en 1833 les fonctions, inhabituelles à son âge, de “ Kammerjunker ”.
Cette dépendance si contraire à l’idée qu’il se fait de la dignité du poète et du caractère sacré de sa mission est à l’origine du duel où il trouve la mort, victime d’un jeune courtisan français, le baron d’Anthès, qu’il a provoqué à la suite de lettres anonymes calomnieuses.
L’un des premiers écrivains russes à vivre, au moins partiellement, de sa plume, Pouchkine s’est employé, depuis son retour d’exil, à animer la vie littéraire de son pays et à en élever le niveau : les notes, comptes rendus, études critiques qu’il écrit pour la Gazette littéraire de son ami Delvig (1830-1831), puis pour Le Contemporain qu’il fonde et dirige (1836-1837), sont, plus encore que d’un critique, d’un éducateur soucieux d’informer le public, d’élargir son horizon, d’affiner son goût.
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