Extrait


Nietotchka Niezvanov


Traduction de Henri Mongault


La vieille princesse n’avait pas de pire ennemi que Falstaff. Il ne se laissait caresser par personne et n’aimait personne; c’était une bête vaniteuse, orgueilleuse au suprême degré. Donc, il n’avait d’affection pour personne mais exigeait de chacun le respect qu’il se croyait dû. Et, en effet, chacun lui manifestait le respect qui a la crainte pour base. Cependant, à l’arrivée de la vieille princesse, tout prit une autre tournure. On fit à Falstaff le plus terrible des affronts, celui de lui défendre l’accès de l’appartement d’en haut.

D’abord, Falstaff furieux ne cessa durant une semaine de gratter à la porte de l’escalier accédant à l’antichambre d’en haut; mais il ne tarda pas à comprendre la cause de son exil, le dimanche suivant, quand la vieille princesse partit pour l’église. Falstaff se jeta sur elle en grondant et en aboyant. On eut toutes les peines du monde à la soustraire à la vengeance du chien offensé et qui avait en effet été proscrit par elle. Comme elle avait déclaré ne pouvoir le supporter, on avait défendu sévèrement à Falstaff non seulement l’accès à l’étage supérieur, mais encore, quand la vieille princesse descendait, on le reléguait le plus loin possible. Les domestiques avaient reçu des ordres sévères à cet égard. Cependant l’animal vindicatif parvint trois fois à monter quand même. Dès qu’il était là, il bondissait à travers les pièces en enfilade jusqu’à la chambre à coucher de la vieille princesse. personne ne pouvait plus le retenir. Par bonheur, la porte était bien fermée, et Falstaff n’avait plus qu’à hurler horriblement derrière jusqu’au moment ou des serviteurs accourus le faisaient redescendre. Quand à la vieille princesse, tant que durait le visite irrespectueuse du bouledogue, elle criait comme une écorchée et en tombait malade de peur. Plusieurs fois elle avait posé son « ultimatum » à sa nièce, déclarant que, cette fois était la dernière, que Falstaff ou elle sortirait de la maison; mais la princesse ne de décidait pas à se séparer de son chien.

En effet, bien que peu prodigue de tendresse, c’était Falstaff qu’elle aimait le mieux après ses enfants, et voici pourquoi.

Un jour, six ans auparavant, le prince avait ramené en rentrant de promenade un chiot sale et malade, une pitoyable bête qui cependant était un bouledogue par sang. Le prince venait de le sauver de la mort. Mais comme le nouveau venu se conduisait en animal grossier et mal éduqué, on le mit, sur l’ordre de la princesse, à la chaîne dans la cour. Le prince laissa faire. Deux ans plus tard, alors que toute la maison était à la campagne, Sacha, le jeune frère de Katia, tomba dans la Néva. La princesse se mit à crier, et son premier mouvement fut de se précipiter à l’eau. On la sauva non sans peine d’une mort imminente. Cependant l’enfant, qu’entraînait un courant rapide se maintenait encore sur l’eau grâce au flottement de ses habits. On se hâta de détacher un canot, mais il aurait fallu un miracle pour ramener l’enfant vivant. Soudain ,un énorme bouledogue se jeta dans l’eau, nagea droit vers le petit prince en train de se noyer, le saisit entre ses dents et revint avec lui victorieusement à la rive. La princesse s’élança sur l’animal mouillé et l’embrassa. Mais Falstaff, qui portait encore le nom plébéien et peu reluisant de Frixa, ne supportait déjà plus les caresses; il répondit à celles de la princesse et à ses baisers en la mordant à l’épaule le plus profondément qu’il put. La princesse se ressentit toute sa vie de cette blessure sans que sa reconnaissance en fût diminuée. Après cela, on admit Falstaff dans les appartements, on le brossa, on le savonna, on lui fit porter un collier d’argent d’un magnifique travail. Il eut droit de s’installer dans le cabinet de la princesse sur une splendide peau d’ours, et bientôt la princesse parvint à le caresser sans craindre une morsure rapide et sévère. Lorsqu’elle apprit que son favori s’appelait Frixa, elle fut horrifiée et immédiatement lui chercha un nouveau nom, autant que possible antique. Mais les noms comme Hector et Cerbère étaient vraiment trop communs; il fallait en trouver un plus convenable. Enfin le prince, prenant en considération, l’appétit phénoménal de Frixa, proposa d’appeler le bouledogue Falstaff. Le nom fut adopté d’enthousiasme et demeura celui du chien. Falstaff se conduisait tout à fait bien. Il était silencieux et grave comme un vrai Anglais, ne s’avançait jamais le premier, et ne demandait à chacun que de lui céder respectueusement sa place sur sa peau d’ours et de l’entourer de respect. Quelquefois, des souvenirs semblaient remonter à lui et il était pris d’une sorte de spleen. Durant ces minutes là, Falstaff ruminait sa vengeance contre son intraitable ennemie, contre celle qui avait osé attenter à ses droits et qu’il n’avait pas encore châtiée. Alors, il se jetait à pas de loup dans l’escalier et , trouvant comme d’habitude porte close, il allait se blottir dans un coin pour attendre sournoisement la venue de quelqu’un qui laisserait par distraction la porte entrebâillée. Parfois, l’astucieuse bête attendait ainsi pendant trois jours. Mais grâce aux ordres donnés, depuis deux mois déjà Falstaff n’était pas parvenu à monter.

- Falstaff, Falstaff ! appela la petite princesse en ouvrant la porte et en faisant gentiment signe au chien de nous suivre dans l’escalier.

Falstaff, qui avait déjà senti la porte s’ouvrir, se préparait à franchir le Rubicon. Toutefois, l’appel de la petite princesse lui parut si anormal que , pendant un instant, il refusa obstinément d’en croire ses oreilles. Il était aussi rusé qu’un chat: pour ne pas montrer qu’il avait remarqué la négligence commise, il alla à la fenêtre, posa ses pattes puissantes sur l’entablement et se mit à considérer la maison d’en face; bref, il se conduisit tout à fait en personne étrangère qui, dans sa promenade, s’arrête pour admirer la belle architecture d’un édifice voisin. Cependant une douce attente mollissait son coeur. Quel étonnement, quelle joie débordante, quel enthousiasme ne dut-il pas éprouver quand non seulement la porte fut entrebâillée mais encore quand on l’appela, quand on l’invita, quand on le supplia même de monter et de satisfaire sur-le-champ sa légitime vengeance !

Il poussa un rugissement de joie, retroussa ses babines et, d’un bond effroyable et vainqueur, il fila comme une flèche.

Son élan fut si fort qu’une chaise qui se trouvait en travers de son chemin vola renversée deux mètres plus loin après avoir tourné à la faon d’une toupie. Il filait à la vitesse d’un boulet de canon. Madame Léotard poussa un cri d’effroi, mais Falstaff, arrivé déjà à la porte interdite, la frappait de ses pattes de devant. Il ne parvint pas à l’ouvrir et se mit à hurler comme un perdu. Les hurlements de la vieille demoiselle lui répondirent aussitôt. Mais déjà les légions ennemies accouraient de toutes parts, toute la domesticité se ruait en haut et Falstaff, le terrible Falstaff, une muselière passée adroitement sur ses mâchoires, les quatre pattes entravées, une corde tirant sur son collier, dut quitter son champ de bataille et retourner piteusement en bas.

On envoya chercher la princesse.


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