La vieille princesse navait pas de pire ennemi que Falstaff. Il ne se laissait caresser par personne et naimait personne; cétait une bête vaniteuse, orgueilleuse au suprême degré. Donc, il navait daffection pour personne mais exigeait de chacun le respect quil se croyait dû. Et, en effet, chacun lui manifestait le respect qui a la crainte pour base. Cependant, à larrivée de la vieille princesse, tout prit une autre tournure. On fit à Falstaff le plus terrible des affronts, celui de lui défendre laccès de lappartement den haut.
Dabord, Falstaff furieux ne cessa durant une semaine de gratter à la porte de lescalier accédant à lantichambre den haut; mais il ne tarda pas à comprendre la cause de son exil, le dimanche suivant, quand la vieille princesse partit pour léglise. Falstaff se jeta sur elle en grondant et en aboyant. On eut toutes les peines du monde à la soustraire à la vengeance du chien offensé et qui avait en effet été proscrit par elle. Comme elle avait déclaré ne pouvoir le supporter, on avait défendu sévèrement à Falstaff non seulement laccès à létage supérieur, mais encore, quand la vieille princesse descendait, on le reléguait le plus loin possible. Les domestiques avaient reçu des ordres sévères à cet égard. Cependant lanimal vindicatif parvint trois fois à monter quand même. Dès quil était là, il bondissait à travers les pièces en enfilade jusquà la chambre à coucher de la vieille princesse. personne ne pouvait plus le retenir. Par bonheur, la porte était bien fermée, et Falstaff navait plus quà hurler horriblement derrière jusquau moment ou des serviteurs accourus le faisaient redescendre. Quand à la vieille princesse, tant que durait le visite irrespectueuse du bouledogue, elle criait comme une écorchée et en tombait malade de peur. Plusieurs fois elle avait posé son « ultimatum » à sa nièce, déclarant que, cette fois était la dernière, que Falstaff ou elle sortirait de la maison; mais la princesse ne de décidait pas à se séparer de son chien.
En effet, bien que peu prodigue de tendresse, cétait Falstaff quelle aimait le mieux après ses enfants, et voici pourquoi.
Un jour, six ans auparavant, le prince avait ramené en rentrant de promenade un chiot sale et malade, une pitoyable bête qui cependant était un bouledogue par sang. Le prince venait de le sauver de la mort. Mais comme le nouveau venu se conduisait en animal grossier et mal éduqué, on le mit, sur lordre de la princesse, à la chaîne dans la cour. Le prince laissa faire. Deux ans plus tard, alors que toute la maison était à la campagne, Sacha, le jeune frère de Katia, tomba dans la Néva. La princesse se mit à crier, et son premier mouvement fut de se précipiter à leau. On la sauva non sans peine dune mort imminente. Cependant lenfant, quentraînait un courant rapide se maintenait encore sur leau grâce au flottement de ses habits. On se hâta de détacher un canot, mais il aurait fallu un miracle pour ramener lenfant vivant. Soudain ,un énorme bouledogue se jeta dans leau, nagea droit vers le petit prince en train de se noyer, le saisit entre ses dents et revint avec lui victorieusement à la rive. La princesse sélança sur lanimal mouillé et lembrassa. Mais Falstaff, qui portait encore le nom plébéien et peu reluisant de Frixa, ne supportait déjà plus les caresses; il répondit à celles de la princesse et à ses baisers en la mordant à lépaule le plus profondément quil put. La princesse se ressentit toute sa vie de cette blessure sans que sa reconnaissance en fût diminuée. Après cela, on admit Falstaff dans les appartements, on le brossa, on le savonna, on lui fit porter un collier dargent dun magnifique travail. Il eut droit de sinstaller dans le cabinet de la princesse sur une splendide peau dours, et bientôt la princesse parvint à le caresser sans craindre une morsure rapide et sévère. Lorsquelle apprit que son favori sappelait Frixa, elle fut horrifiée et immédiatement lui chercha un nouveau nom, autant que possible antique. Mais les noms comme Hector et Cerbère étaient vraiment trop communs; il fallait en trouver un plus convenable. Enfin le prince, prenant en considération, lappétit phénoménal de Frixa, proposa dappeler le bouledogue Falstaff. Le nom fut adopté denthousiasme et demeura celui du chien. Falstaff se conduisait tout à fait bien. Il était silencieux et grave comme un vrai Anglais, ne savançait jamais le premier, et ne demandait à chacun que de lui céder respectueusement sa place sur sa peau dours et de lentourer de respect. Quelquefois, des souvenirs semblaient remonter à lui et il était pris dune sorte de spleen. Durant ces minutes là, Falstaff ruminait sa vengeance contre son intraitable ennemie, contre celle qui avait osé attenter à ses droits et quil navait pas encore châtiée. Alors, il se jetait à pas de loup dans lescalier et , trouvant comme dhabitude porte close, il allait se blottir dans un coin pour attendre sournoisement la venue de quelquun qui laisserait par distraction la porte entrebâillée. Parfois, lastucieuse bête attendait ainsi pendant trois jours. Mais grâce aux ordres donnés, depuis deux mois déjà Falstaff nétait pas parvenu à monter.
- Falstaff, Falstaff ! appela la petite princesse en ouvrant la porte et en faisant gentiment signe au chien de nous suivre dans lescalier.
Falstaff, qui avait déjà senti la porte souvrir, se préparait à franchir le Rubicon. Toutefois, lappel de la petite princesse lui parut si anormal que , pendant un instant, il refusa obstinément den croire ses oreilles. Il était aussi rusé quun chat: pour ne pas montrer quil avait remarqué la négligence commise, il alla à la fenêtre, posa ses pattes puissantes sur lentablement et se mit à considérer la maison den face; bref, il se conduisit tout à fait en personne étrangère qui, dans sa promenade, sarrête pour admirer la belle architecture dun édifice voisin. Cependant une douce attente mollissait son coeur. Quel étonnement, quelle joie débordante, quel enthousiasme ne dut-il pas éprouver quand non seulement la porte fut entrebâillée mais encore quand on lappela, quand on linvita, quand on le supplia même de monter et de satisfaire sur-le-champ sa légitime vengeance !
Il poussa un rugissement de joie, retroussa ses babines et, dun bond effroyable et vainqueur, il fila comme une flèche.
Son élan fut si fort quune chaise qui se trouvait en travers de son chemin vola renversée deux mètres plus loin après avoir tourné à la faon dune toupie. Il filait à la vitesse dun boulet de canon. Madame Léotard poussa un cri deffroi, mais Falstaff, arrivé déjà à la porte interdite, la frappait de ses pattes de devant. Il ne parvint pas à louvrir et se mit à hurler comme un perdu. Les hurlements de la vieille demoiselle lui répondirent aussitôt. Mais déjà les légions ennemies accouraient de toutes parts, toute la domesticité se ruait en haut et Falstaff, le terrible Falstaff, une muselière passée adroitement sur ses mâchoires, les quatre pattes entravées, une corde tirant sur son collier, dut quitter son champ de bataille et retourner piteusement en bas.
On envoya chercher la princesse.