Extrait


Le Sous-Sol


Traduction de Boris de Schloezer


Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant. Je crois que j’ai une maladie du foie. D’ailleurs je ne comprends absolument rien à ma maladie et je ne sais même pas au juste où j’ai mal.

Je ne me soigne pas et je ne mes suis jamais soigné; bien que j’estime la médecine et les médecins. De plus, je suis extrêmement superstitieux, suffisamment, en tout cas, pour respecter la médecine (je suis assez instruit: je pourrai donc ne pas être superstitieux, mais je le suis). Non ! si je ne me soigne pas, c’est pure méchanceté de ma part. Vous ne daignerez certainement pas le comprendre. Eh bien, moi je le comprends. Je ne pourrai évidemment pas vous expliquer à qui je fais du tort en agissant aussi méchamment; je sais très bien que ce ne sont pas les médecins que j’embête en refusant de me faire soigner. Je ne fais tort qu’à moi-même; je le comprends mieux que quiconque. Et pourtant, c’est bien par méchanceté que je ne me soigne pas. J’ai mal au foie ! Tant mieux ! Et tant mieux encore si le mal empire.

Il y a déjà longtemps que je vis ainsi : une vingtaine d’années à peu près. J’ai quarante ans maintenant. J’ai été fonctionnaire, j’ai démissionné. Je fus un fonctionnaire très méchant. J’étais grossier et je trouvais du plaisir à l’être. Je pouvais bien me dédommager de cette manière, puisque je ne prenais pas de pots-de-vin (cette plaisanterie est mauvaise; mais je ne la supprimerai pas. Je l’ai écrite, croyant que ce serait drôle; je ne la bifferai pourtant pas, exprès; car je vois que je voulais faire des embarras). Lorsque des solliciteurs en quête de renseignements s’approchaient de la table devant laquelle j’étais assis, je grinçais des dents; et je ressentais une volupté indicible, quand je parvenais à leur procurer quelque désagrément. J’y réussissais presque toujours. C’étaient généralement des gens timides, timorés. Des solliciteurs, quoi ! Mais il y avait parfois des poseurs parmi eux, des crâneurs, et je détestais tout particulièrement un certain officier. Il n’entendait pas se soumettre et laissait traîner son grand sabre d’une façon détestable. Un an et demi durant je lui fit la guerre à cause de ce sabre, et, finalement, je fus vainqueur : il cessa de crâner. Ceci, d’ailleurs, se passait au temps de ma jeunesse.

Or, savez-vous, messieurs, ce qui excitait surtout ma rage, ce qui la rendait particulièrement vile et stupide ? C’est que je me rendais toujours compte, honteusement, alors même que ma bile s’épanchait le plus violemment, que je n’étais pas un méchant homme au fond, que je n’étais même pas un homme aigri, et que je prenais tout simplement plaisir à effrayer les moineaux. J’ai l’écume à la bouche, mais apportez-moi une poupée, offrez-moi une tasse de thé bien sucré, et il est probable que je me calmerai; je me sentirai même tout attendri. Il est vrai que, plus tard, je m’en rongerai les points de rage et perdrai de honte le sommeil pendant quelques mois. Oui, tel je suis.

J’ai menti tantôt lorsque j’ai dit que j’étais un fonctionnaire méchant. C’est par dépit que j’ai menti. J’essayais tout simplement de me distraire avec ces solliciteurs et cet officier, et jamais je ne pus réussir à devenir réellement méchant. En effet, je constatais toujours en moi la présence d’un grand nombre d’éléments divers qui s’y opposaient violemment. Je les sentais grouiller en moi, pour ainsi dire. Je savais qu’ils étaient toujours présents et aspiraient à se manifester au dehors, mais je ne les lâchais pas; non, je ne leur permettais pas de s’évader. Ils me tourmentaient, jusqu’à la honte, jusqu’aux convulsions. Oh ! comme j’en suis fatigué ! comme j’en avais assez !

Mais ne vous semble-t-il pas, messieurs, que je me repens et que je demande pardon de je ne sais quel crime ? Je suis sûr, messieurs, que vous allez vous l’imaginer... Mais, d’ailleurs, je vous le dis, que vous vous l’imaginiez ou non, cela m’est bien égal...

Je ne suis parvenu à rien, pas même à devenir méchant. Je n’ai pas réussi à être beau, ni méchant, ni une canaille, ni un héros, ni même un insecte. Et maintenant, je termine mon existence dans mon petit coin, où j’essaie piteusement de me consoler, d’ailleurs sans succès, en me disant qu’un homme intelligent ne parvient jamais à devenir quelque chose et que seul un imbécile y réussit. Oui, messieurs, l’homme du XIXe siècle a le devoir d’être essentiellement dénué de caractère, l’homme d’action, est un être essentiellement médiocre. Telle est la conviction de mes quarante années d’existence.

J’ai quarante ans actuellement. Or, quarante ans, c’est toute la vie, c’est la profonde vieillesse. Il est inconvenant, il est immoral et vil de vivre au delà de la quarantaine. Qui vit après quarante ans ? Répondez sincèrement, honnêtement ! Je vais vous le dire, moi : les imbéciles, les chenapans; ceux-là vivent au-delà de quarante ans. Je le proclamerai à la face de tous les vieillards aux boucles argentées et parfumées ! Je le proclamerai à la face de l’univers entier. J’ai le droit de parler ainsi, parce que, moi, je vivrais jusqu’à soixante ans ! jusqu’à soixante-dix ans ! jusqu’à quatre-vingt ans ! Mais attendez ! Laissez-moi reprendre souffle !

Vous vous imaginez certainement, messieurs, que je me propose de vous faire rire ? Vous vous trompez là-dessus, comme sur le reste. Je ne suis pas du tout aussi gai qu’il vous semble, ou qu’il peut vous sembler. D’ailleurs, si, agacés par tout ce bavardage (Vous êtes agacés, je le sens déjà), vous me demandez ce que je suis en fin de compte, je vous répondrai : je suis un assesseur de collège. J’entrai dans l’administration pour pouvoir manger (mais uniquement pour cela), et quand l’année passée un de mes parents éloignés me légua par testament six mille roubles, je donnai aussitôt ma démission et me terrai dans mon coin; j’y demeurais déjà depuis longtemps, mais je m’y installai maintenant définitivement. La chambre que j’occupe aux confins de la ville est laide, délabrée. Ma servante est une vieille paysanne que la bêtise a rendue méchante; de plus elle sent mauvais. On me dit que le climat de Pétersbourg m’est nuisible, et que la vie y coûte trop cher pour les ressources infimes dont je dispose. Je sais cela; je le sais bien mieux que tous ces sages donneurs de conseils. Mais je reste à Pétersbourg. Je ne quitterai pas Pétersbourg, parce que... Que je parte ou non, qu’importe d’ailleurs.!...

Mais de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus de plaisir ?

Réponse : de soi-même.

Eh bien, je vais donc parler de moi-même !


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