Je me levai pour fermer la porte à clé derrière lui: à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau que javais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plus sombres de sa maison, au dessus dune porte. Lui-même lavait montré en passant et jétais resté, je crois, environ cinq minutes devant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique, mavait jeté dans de singulières transes.
« Il représentait le Christ au moment de la descente de Croix. Si je ne me trompe, les peintres ont lhabitude de figurer le Christ soit sur la Croix, soit après la descente de Croix, avec un reflet de surnaturelle beauté sur son visage. Ils sappliquent à Lui conserver cette beauté même au milieu des plus atroces tourments. Il ny avait rien de cette beauté dans le tableau de Rogojine; cétait la reproduction achevée dun cadavre humain portant lempreinte des souffrances sans nombre endurées même avant le crucifiement; on y voyait les traces des blessures, des mauvais traitements et des coups quIl avait essuyé de ses gardes et de la populace quand Il portait la Croix et tombait sous son poids; celles enfin du crucifiement quIl avait subi pendant six heures (du moins daprès mon calcul). Cétait en vérité le visage dun homme que lon venait de descendre de croix; il gardait beaucoup de vie et de chaleur; la rigidité navait pas encore fait son oeuvre en sorte que le visage du mort reflétait la souffrance comme sil navait pas cessé de la ressentir (ceci a été très bien saisi par lartiste). Par surcroît, ce visage était dune impitoyable vérité: tout y était naturel; cétait bien celui de nimporte quel homme après de pareilles tortures.
« Je sais que lEglise chrétienne a professé, dès les premiers siècles, que les souffrances du Christ ne furent pas symboliques, mais réelles, et que, sur la croix, son corps fut soumis, sans aucune restriction, aux lois de la nature. Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert datroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de léclat vitreux de la mort, les prunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié: si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui Lavaient suivi et sétaient tenues au pied de la Croix, ceux qui avaient foi en Lui et Ladoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face dune pareille vision, que le martyre ressusciterait ? Malgré soi, on se dit: si la mort est une chose si terrible, si les lois de la nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ? Comment les surmonter quand elles nont pas fléchi alors davant Celui même qui avait, pendant sa vie, subjugué la nature, qui sen était fait obéir, qui avait dit « Talitha Cumi ! » et la petite fille sétait levée, « Lazare, sort ! » et la mort était sorti du sépulcre ? Quand on contemple ce tableau, on se représente la nature sous laspect dune bête énorme, implacable et muette. Ou plutôt, si inattendue que paraisse la comparaison, il serait plus juste, beaucoup plus juste, de lassimiler à une énorme machine de construction moderne qui, sourde et insensible, aurait stupidement happé, broyé et englouti un grand Etre, un Etre sans prix, valant à lui tout seul toute la nature, toutes les lois qui la régissent, toute la terre, laquelle na peut-être été crée que pour lapparition de cet Etre !
« Or, ce que ce tableau ma semblé exprimer, cest cette notion dune force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que le tableau nen représentât aucun, durent ressentir une angoisse et une consternation affreuses dans cette soirée qui brisait dun coup toutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se séparer en proie à une terrible épouvante, bien que chacun deux emportât au fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si la Maître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice, aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Il le fit ? Cest encore une question qui vous vient involontairement à lesprit quand vous regardez ce tableau.