Extrait


Monsieur Prokhatchine


Traduction de André Markowicz


Dans l'appartement d'Oustinia Fédorovna, dans son réduit le plus obscur et le plus humble, Sémione Ivanovitch Prokhartchine, homme d'un âge déjà certain, bien pensant et non buveur s'était fait une place. Comme monsieur Prokhartchine, étant donné la minceur de son grade, touchait un traitement en concordance parfaite avec ses aptitudes de service, Oustinia Fédorovna ne pouvait en aucune façon tirer de lui plus de cinq roubles par mois pour son loyer. D'aucuns disaient qu'il y avait là de sa part un calcul spécial ; quoi qu'il en fût, néanmoins, monsieur Prokhartchine, comme pour faire la nique aux mauvaises langues qui parlaient contre lui, se trouva même parmi ses favoris, entendant cet honneur au sens le plus honnête et le plus noble. Notons qu'Oustinia Fédorovna, dame aussi digne que forte, douée d'une attirance particulière pour la bonne chère et le café et n'endurant les jours de jeûne qu'au prix de grandes douleurs, gardait chez elle une certaine quantité d'habitants qui payaient jusqu'à deux fois plus cher que Sémione Ivanovitch mais qui, faute d'être bien rangés, étant, tous, au contraire, l'un comme l'autre, des "railleurs malveillants" de sa condition de femme et de son état d'orpheline sans défense, perdaient grandement dans la bonne opinion qu'elle eut pu avoir d'eux, en sorte qu'essayassent-ils seulement de ne point payer les sous qu'ils lui devaient pour les surfaces qu'ils louaient, elle n'aurait non seulement pas admis qu'ils habitassent chez elle mais, plus encore, elle aurait même refusé de les voir.

Sémione Ivanovitch, lui, avait acquis la position de façon depuis l'époque précise où l'on avait conduit au cimetière de Volkovo un homme à la retraite, ou bien, disons plutôt, l'expression sera plus juste, mis d'office à la retraite suite à l'attirance passionnée qu'il éprouvait pour les boissons fortes. Cet homme passionné et mis à la retraite avait beau se promener avec un oeil poché - en raison de son courage, affirmait-il - et une jambe brisée - elle aussi, d'une façon ou d'une autre, en raison de ce même courage -, il avait su, pourtant, gagner et orienter toute la sympathie dont était capable Oustinia Fédorovna, et il aurait encore longtemps, sans doute, vécu en cette qualité de compère et de pique-assiette s'il n'avait fini par se noyer dans sa bouteille, et ce, de la façon la plus profonde et la plus pitoyable.

Cet événement se produisit encore aux Sables, du temps qu'Oustinia Fédorovna n'entretenait que trois clients au nombre desquels - quand elle déménagea pour ce nouvel appartement où son entreprise fut relancée avec une ampleur autrement gigantesque, au point qu'elle invita une dizaine de locataires nouveaux - ne survécut en tout et pour tout que le seul monsieur Prokhartchine.

Monsieur Prokhartchine portait-il en lui-même quelques défauts existentiels, chacun de ses compagnons en avait-il autant, toujours est-il que les choses, de part et d'autre, et ce, dès le début, semblèrent ne pas aller très bien. Notons ici que tous les nouveaux locataires d'Oustinia Fédorovna, et tous comme un seul homme, vivaient entre eux comme des frères; certains étaient fonctionnaires dans le même service ; tous, en général, chaque premier du mois, perdaient à tour de rôle, au bénéfice des autres, tout leur salaire dans un petit pharaon, une partie de préférence ou de billard chinois ; ils aimaient tous, à l'heure du défoulement, jouir, de conserve, à toute la bande, selon leur expression, des minutes mousseuses de la vie ; ils aimaient tous aussi, de temps à autre, parler de choses nobles, et, quoique cette dernière occupation allât rarement sans dispute, néanmoins, les préjugés ayant été bannis de cette compagnie, l'accord mutuel qui régnait, même dans ces occasions-là, n'était nullement remis en cause. Parmi les locataires, les plus remarquables étaient Mark Ivanovitch, homme profond et ayant lu des livres ; puis le locataire Oplévaniev ; puis le locataire Prépolovenko, lui aussi homme modeste et bon ; il y avait encore un Zinovy Prokofievitch, dont le but était de se faire une place dans le grand monde ; il y avait aussi le scribe Okéanov, qui, fut un temps, avait presque arraché la palme de préféré et de favori à Sémione Ivanovitch ; on trouvait encore un autre scribe, Soudbine ; Kantarev, de la roture ; il y en avait d'autres.

Mais, pour tous ces gens, Sémione Ivanovitch n'était, pour ainsi dire, pas un compagnon. Personne ne lui voulait de mal, bien sûr, d'autant que tous, et dès le début, avaient su rendre justice à Prokhartchine et décréter, pour citer Mark Ivanovitch, qu'il était, lui, Prokhartchine, un homme bon et bien rangé, quoique pas trop mondain, fidèle et non flatteur, qu'il avait, certes, ses défauts, mais que, s'il venait à souffrir, ce ne pourrait être de rien d'autre que de son propre défaut d'imagination. Bien plus : même ainsi privé de sa propre imagination, monsieur Prokhartchine, par son apparence et ses manières, ne pouvait guère, par exemple, frapper qui que ce fût d'une manière particulièrement favorable (ce qu'aiment toujours à remarquer les moqueurs), pourtant, son apparence même fut notée sans encombre, comme si de rien n'était; ce à propos de quoi Mark Ivanovitch, avec sa coutumière intelligence, prit formellement la défense de Sémione Ivanovitch et déclara, d'une façon pour le moins bienvenue, dans un style fleuri et superbe, que Prokhartchine était un homme âgé et digne et qu'il avait laissé dans son dos, depuis déjà des lustres, l'âge des élégies. Ainsi donc, si Sémione Ivanovitch ne savait pas s'accorder avec les gens, cela ne pouvait venir que d'une seule raison: uniquement lui-même.

La première chose à quoi l'on prêta attention fut, sans doute aucun, la ladrerie et l'avarice de Sémione Ivanovitch. Cela fut remarqué tout de suite et fut noté dans les tablettes car Sémione Ivanovitch, sous aucun prétexte, pour tout l'or du monde, à nul et à personne, n'aurait jamais voulu consentir à l'emprunt de sa théière, fût-ce pour le délai le plus bref; et il se montrait d'autant plus injuste en cette affaire que, lui-même, il ne prenait presque jamais de thé, mais, quand le besoin s'en faisait sentir, un genre d'infusion, assez plaisante, de fleurs des champs et d'un certain nombre d'herbes à caractère médicinal, dont il gardait toujours en réserve une quantité considérable. Du reste, ses repas non plus il ne les prenait pas du tout comme le font d'habitude les locataires. Jamais, par exemple, il ne se permettait de manger la totalité du repas que proposait chaque jour Oustinia Fédorovna à tous ses compagnons.

Le repas coûtait cinquante kopecks ; Sémione Ivanovitch n'utilisait que vingt-cinq kopecks en petite monnaie, et n'allait jamais au-delà, c'est pourquoi il prenait par portions soit seulement une soupe avec un pâté chaud, soit seulement de la viande ; le plus souvent, d'ailleurs, il ne prenait ni la soupe ni la viande, mais mangeait, avec mesure, du pain avec un oignon, du fromage blanc, un cornichon salé ou bien quelque autre condiment, ce qui revenait incomparablement moins cher, et ce n'est qu'au moment où il n'en pouvait plus du tout qu'il revenait à nouveau à son demi-repas...

Ici, le biographe confesse que pour rien au monde il n'aurait consenti à parler de détails aussi insignifiants, aussi bas et même chatouilleux, disons plus, même humiliants pour tel ou tel amateur de style noble, si tous ces détails ne révélaient une particularité, un trait dominant du caractère du héros de la présente nouvelle ; car monsieur Prokhartchine était loin d'être aussi gêné qu'il l'affirmait parfois lui-même, au point même de n'avoir pas de quoi se payer une croûte satisfaisante et régulière, mais il faisait le contraire, sans craindre aucune honte ni les ragots, pour la seule, finalement, satisfaction de ces caprices bizarres, par ladrerie et excès de prudence, ce qui, du reste, apparaîtra de manière bien plus évidente par la suite.


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