Michel
Rocard
L'Europe
ne doit pas devenir une grande Suisse
Pour Michel Rocard, député
européen et président de la commission Emploi du
Parlement de Strasbourg, les défis qui menacent le Vieux
Continent ne permettent plus de vivre planqués.
Michel Rocard
en 6 dates
le 22 février
2001
-Comprendriez-vous
que l'Union européenne n'apparaisse pas attractive à
une majorité de Suisses?
-Vous
êtes paisibles, vous êtes tranquilles. Un certain
nombre de pays ont d'ailleurs rejoint l'Union pour le même
motif: le désir d'une sorte de paix et de prospérité
internes, en s'occupant le moins possible des affaires du monde...
Mais le problème, c'est justement que nous sommes tous
des citoyens repus, planqués et qui rêvent de faire
de l'Europe une grande Suisse.
-C'est
condamnable?
-Jamais
l'usage de l'armement nucléaire n'a été aussi
menaçant qu'aujourd'hui; à titre d'exemple, l'Inde
et le Pakistan, qui possèdent chacun trente bombes atomiques,
se battent depuis quatre ans au Cachemire. Or, la politique américaine,
avec le refus de ratifier le traité d'arrêt complet
des essais nucléaires et le lancement du système
national de défense antimissiles, revient à dire
au reste du monde: nous ne croyons plus à une règle
commune, nous nous défendons seuls. Il y a trente guerres
en cours dans le monde; 150 depuis 1945, qui ont tout de même
fait trente millions de morts. Peut-on décider que ça
ne nous intéresse pas et qu'on ne s'en s'occupe pas?
-A
son échelle, la Suisse répond sur un plan humanitaire...
-Vous
avez en effet une coopération au développement assez
exemplaire. Mais les pays riches ont le devoir d'exercer une police
du monde. Il faut répondre aux attentes du milliard de
personnes des pays où, après six siècles
d'humiliations, l'islam émerge; traiter des aspects de
santé, sida ou paludisme, qui nécessitent d'intensifier
les combats; répondre à la délinquance criminelle
ou mafieuse, dont l'ampleur nécessite désormais
des moyens militaires coordonnés... Pour tout ça,
il n'y a pas d'extraterritorialité suisse; vous êtes
dans le coup. Il vaudrait mieux que vous soyez associés
à la réflexion générale sur les décisions
à prendre et aux formes de la lutte.
-La
neutralité suisse vous apparaît-elle désuète?
-Elle
n'est pas désuète, elle est respectable. Votre neutralité
vous a protégés. Ce fut le cas aussi de la Suède,
de l'Autriche, voire de la Finlande. Mais il n'y a plus, ou presque,
de guerres d'Etat à Etat depuis trente ans. J'espère
que nos amis suédois, finlandais, autrichiens, irlandais
et, demain, suisses analyseront ce dont on est menacés.
Nous ne sommes pas menacés d'une invasion russe, mais du
terrorisme, des pollutions transfrontalières qui mériteraient
un droit d'ingérence, de la brutalité des mafias
financières internationales, bref de toutes choses devant
lesquelles votre neutralité ne tient pas.
-La
démocratie directe est-elle, elle, compatible avec votre
vision de l'Europe?
-Avec
la mienne, oui. Mais un certain nombre de pays d'Europe, le Portugal
qui est resté fasciste cinquante ans étant le plus
typique, ont banni le référendum de leur Constitution
par crainte d'une manipulation populiste et de l'offre donnée
à un pouvoir de s'en servir n'importe comment. Cette culture
de la démocratie directe que vous pratiquez admirablement
n'est pas exportable. Mais nous recherchons plus de transparence
et aussi plus de démocratie. Nous n'excluons pas l'idée
d'un grand référendum européen pour les prochains
traités. Les freins à cette discussion sont culturels
et ne disqualifient pas la démocratie européenne.
-A
vingt ou vingt-cinq membres, l'Europe n'est-elle pas condamnée
à la dissolution?
-L'élargissement
est souhaitable politiquement, parce que nous n'avons aucune raison
de dire à un peuple: vous êtes de mauvais Européens.
Ce serait par là sanctionner les duretés de leur
histoire, suite à la guerre et aux échecs du communisme.
Il faudra une longue transition économique, mais tous ces
pays ont besoin de l'Union pour consolider la démocratie
chez eux et les aider à régler des problèmes
liés à leur histoire, par exemple les difficultés
entre majorités et minorités linguistiques. La difficulté
vient du fait que l'Europe a du mal à s'autogouverner:
même pour européaniser notre fiscalité, il
faut une décision à l'unanimité. A cet égard,
le Sommet de Nice, en décembre, n'a accouché que
de microréformettes. Je crains que, pour des raisons de
respect de souverainetés nationales qui n'ont plus grand
sens, l'élargissement allonge trop la période nécessaire
pour être capables de répondre aux défis que
je viens de citer. On décidera plus lentement, avec plus
d'hésitations et avec plus de crises...
-Vous
craignez la paralysie...
-Elle
va être aggravée. Mais la tendance à la dilution
est nettement contrebattue par la tendance formidablement rapprochante
et homogénéisante qu'est la monnaie unique. Elle
est décidée; elle se prépare. Les habitants
de douze nations, soit environ 280 millions de personnes, vont
changer de système monétaire, d'échelle de
prix, de billets. C'est une affaire absolument énorme;
il va y avoir deux ou trois mois un peu terribles. Mais cela va
créer la monnaie assise sur la plus grosse puissance économique
du monde et, avec des vertus stabilisantes, la première
monnaie du monde dans quelques années.
-Avec
l'euro, c'est l'argent qui véhicule l'esprit européen?
-Mais
la monnaie unique va permettre deux choses fondamentales. La première,
c'est que la conscience psychologique d'appartenir à l'Union
va changer du tout au tout. Déjà, le passeport avait
fait apparaître quelque chose, mais, européen dans
la décoration, il était quand même fourni
par les autorités nationales. Le seconde, c'est que tout
le monde va regarder tout le monde: pourquoi est-ce que les prix
du kilomètre ferroviaire, du kilowattheure, de la coupe
de cheveux ou des impôts sont tellement différents
d'un pays à l'autre? Cela aussi va favoriser l'homogénéisation.
-Votre
travail quotidien au sein de la machine ne vous rend pas parfois
impatient?
-Tout
le monde dit: l'Europe évolue très lentement. Moi,
je fais l'hypothèse qu'en l'an 2105, 2110, les rédacteurs
des manuels scolaires pour les enfants suisses, que vous l'ayez
rejointe ou pas, écriront que l'édification de l'Union
européenne s'est faite à une allure folle. Si l'on
prend le moment où des bergers qui pratiquaient la transhumance
ont passé un pacte entre trois vallées, Schwytz,
Uri, Unterwald: Il a fallu, si ma mémoire est bonne, au
moins cinq siècles pour accoucher de ce qu'on allait appeler
la Confédération helvétique. De même,
en Amérique du Nord, lorsque treize colonies de sa majesté
britannique conquièrent leur indépendance et se
dotent d'une fédération, il faudra attendre (alors
que tout le monde parle la même langue) 120 ans pour que
cette fédération crée un système bancaire
unique. Autrement dit les hommes sont très lents à
se mettre d'accord entre eux, quand la violence ne les y pousse
pas.
-Ce
mouvement vous paraît inéluctable?
-Le monde
est en train de s'unifier: nos échanges, nos capitaux,
les idées, les modes, les chansons, les services, Internet...
Tout cela est complètement mondialisé, mais nous
n'avons pas produit un niveau pertinent pour fixer les normes,
les règles. Il est à la fois un peu déraisonnable
et dangereux d'en laisser la responsabilité aux seuls Américains.
Les Etats-Unis sont devenus, par la bêtise des Européens
et contre leur gré, la seule puissance mondiale. C'est
trop lourd pour eux. Il faut qu'ils trouvent une puissance équivalente
à qui parler; celle-ci pourrait ensuite ouvrir le jeu aux
autres, Afrique, Asie, Amérique latine. Si l'on veut vivre
tranquilles et n'être jamais cambriolés, il faut
être soit petit, soit pauvre, soit caché. Ce n'est
pas le cas de l'Europe et la Suisse de fait est en plein dedans.
Nous serons donc cambriolés, attaqués, jalousés
et nous deviendrons bouc émissaire des injustices du monde.
Il faut concevoir l'Europe comme une contre-offensive pour doter
le monde d'une police, d'une justice et d'un droit.
1930 Naissance à Courbevoie. 1960 Membre fondateur du PSU. 1974 Rejoint le Parti socialiste. 1981-1985 Ministre du Plan, puisde l'Agriculture. 1988-1991 Premier ministre. 1994-2001 Député européen. |
Politique |
L'Europe ne doit pas devenir une grande
Suisse Lire les réponses de notre concours |
Dans le Webdo |
L'Europe
de nos amours,L'Hebdo du 15 février 2001 |
Sur le Net |
Notre page de liens institutionnels Réflexions de Michel Rocard sur la social-démocratie en Europe, Libération du 14 mai 1997 |