Cohabitation
Marie Abbet
Le 5 octobre 2000
Aucun doute: ça sent le roussi. Le torchon brûle entre fumeurs et non-fumeurs. On sait depuis longtemps que «le tabac nuit gravement à la santé». Même ces rois de l'intox que sont les géants de l'industrie du tabac ont dû admettre cette évidence. Pendant des années, tirer sur une cigarette relevait donc de l'inconscience ou d'une pulsion suicidaire refoulée. Cette mauvaise habitude est en passe de devenir indécente, voire criminelle.
A Sharon, une petite bourgade du Massachusetts (USA), fumer sur
la voie publique est aussi prohibé que d'y montrer son
zizi. La Hongrie vient d'interdire le tabac dans les entreprises.
En Egypte, où, pour le grand mufti, fumer est un motif
de divorce, le Ministère de la santé n'embauche
plus que des non-fumeurs. L'Italie prévoit de coller des
amendes à ceux qui seraient pris mégot aux lèvres
dans un restaurant. Et Singapour rêve de bannir le tabac
sur son territoire.
Les Français, eux, sont plus pragmatiques. Malgré
la loi Evin, qui interdit depuis 1991 de fumer dans les lieux
publics, les infractions ne sont pas verbalisées. Chez
IBM-France, les fumeurs ont pourtant intérêt à
s'écraser: le «no smoking» règne déjà
à tous les étages.
La Suisse n'échappe pas au phénomène. Les
révélations sur les dangers de la fumée passive
marquent au fer rouge les pollueurs. La caisse maladie Innova
réserve déjà une complémentaire aux
non-fumeurs alémaniques, qui profitent ainsi d'un rabais
de 10%. L'ostracisme ne se limite pas aux prestations de santé.
Comme le souligne Federica Invernizzi, doctorante en psychologie
sociale à l'Université de Genève: «La
discrimination des fumeurs est aujourd'hui socialement légitimée.
Les non-fumeurs savent qu'ils sont du bon côté.»
Pas question de revendiquer, au nom de la liberté individuelle,
le droit d'enfumer ses voisins. Brigitte Leprovost, présidente
du Club des amis du tabac, milite pour le respect mutuel: «Nous
défendons un modus vivendi agréable entre fumeurs
et non-fumeurs.» Règle du jeu? Celles, élémentaires,
de la courtoisie. Mais cette restauratrice s'élève
contre le terrorisme hygiéniste: «Même l'Etat
est hypocrite. D'une main, il voudrait nous bannir, de l'autre
il encaisse les taxes.»
Accros? Dehors!
Depuis 1993, de plus en plus de sociétés et administrations
réservent des espaces aux nicotinomaniaques. Leur credo?
«Sans fumée mais pas sans fumeurs.» Gare à
celles qui s'y refuseraient. A Zurich, la Fondation Pro Aere soutient
chaque année des centaines d'employés incommodés
par la fumée. Tous, sans exception, ont obtenu gain de
cause. La simple menace d'un procès a suffi. Dommage pour
Pro Aere, qui rêverait de faire un exemple... Pascal Diethelm
et Ruben Israel, fondateurs d'OxyGenève, veulent aller
plus loin. Ils n'excluent pas de traîner un jour en justice
les parents fumeurs, au nom de la protection de l'enfance. Pour
l'instant, ils militent surtout pour l'interdiction absolue du
tabac dans les entreprises. A Genève, le siège européen
de Procter&Gamble a adopté cette ligne. Du Pont de
Nemours également: les accros peuvent fumer à l'extérieur,
sur la terrasse, sauf à l'heure des repas. Idem au siège
de l'OMS, où la terrasse du restaurant vient d'être
divisée en deux zones. Même en plein air, les volutes
bleutées gênaient.
Pascal Diethelm confirme que le phénomène est récent:
«Les sociétés anglo-saxonnes montrent l'exemple.
Et dans les start-up, c'est la grande mode.» Patron d'Artprice,
il stipule l'interdiction de fumer dans les contrats d'engagement.
Rêverait-il de tuer les fumeurs? Pascal Diethelm rigole:
«Mais non, l'industrie du tabac s'en charge!» Et d'ajouter:
«S'ils doivent fumer, qu'ils le fassent chez eux.»
En privé? Même dans leur salon, les fumeurs ne sont
plus à l'abri. Jürg Hurter, président de Pro
Aere, a intenté et gagné une action
contre un locataire argovien. Il toraillait ses deux paquets par
jour, au grand dam des voisins du dessus.
La chercheuse Federica Invernizzi s'inquiète de cette montée
de l'intolérance: «Diabolisés, les fumeurs
se sentent menacés dans leur identité. Nos études
prouvent que cela les encourage à la résistance
et non au changement.» Les fumeurs ne sont pas en odeur
de sainteté. Ils finiront peut-être sur le bûcher.
Accros? Dehors!
Depuis 1993, de plus en plus de sociétés et administrations
réservent des espaces aux nicotinomaniaques. Leur credo?
«Sans fumée mais pas sans fumeurs.» Gare à
celles qui s'y refuseraient. A Zurich, la Fondation Pro Aere soutient
chaque année des centaines d'employés incommodés
par la fumée. Tous, sans exception, ont obtenu gain de
cause. La simple menace d'un procès a suffi. Dommage pour
Pro Aere, qui rêverait de faire un exemple... Pascal Diethelm
et Ruben Israel, fondateurs d'OxyGenève, veulent aller
plus loin. Ils n'excluent pas de traîner un jour en justice
les parents fumeurs, au nom de la protection de l'enfance. Pour
l'instant, ils militent surtout pour l'interdiction absolue du
tabac dans les entreprises. A Genève, le siège européen
de Procter&Gamble a adopté cette ligne. Du Pont de
Nemours également: les accros peuvent fumer à l'extérieur,
sur la terrasse, sauf à l'heure des repas. Idem au siège
de l'OMS, où la terrasse du restaurant vient d'être
divisée en deux zones. Même en plein air, les volutes
bleutées gênaient.
Pascal Diethelm confirme que le phénomène est récent:
«Les sociétés anglo-saxonnes montrent l'exemple.
Et dans les start-up, c'est la grande mode.» Patron d'Artprice,
il stipule l'interdiction de fumer dans les contrats d'engagement.
Rêverait-il de tuer les fumeurs? Pascal Diethelm rigole:
«Mais non, l'industrie du tabac s'en charge!» Et d'ajouter:
«S'ils doivent fumer, qu'ils le fassent chez eux.»
En privé? Même dans leur salon, les fumeurs ne sont
plus à l'abri. Jürg Hurter, président de Pro
Aere, a intenté et gagné une action
contre un locataire argovien. Il toraillait ses deux paquets par
jour, au grand dam des voisins du dessus.
La chercheuse Federica Invernizzi s'inquiète de cette montée
de l'intolérance: «Diabolisés, les fumeurs
se sentent menacés dans leur identité. Nos études
prouvent que cela les encourage à la résistance
et non au changement.» Les fumeurs ne sont pas en odeur
de sainteté. Ils finiront peut-être sur le bûcher.
Les dangers de
la fumée des autres
Un non-fumeur entouré
d'accros de la cigarette augmente de 17% son risque d'avoir un
cancer du poumon.
«Clic»: le bruit précède de peu l'odeur:
le voisin de bureau vient d'en allumer une. Tout l'entourage en
profite. Passe encore, lorsque le fumeur inhale, puisqu'il filtre
une bonne part des substances contenues dans la clope en gardant
pour lui les plus nocives. Mais la majorité du temps, la
cigarette, posée sur le cendrier, se consume spontanément.
Et c'est ainsi que plus de 80% de la fumée se propage,
telle quelle, dans l'environnement.
Cela ne signifie pas pour autant qu'elle se retrouve en totalité
dans les poumons des collègues du fumeur. La situation
varie en fonction de la configuration des lieux, de l'aération
bien sûr, mais aussi de l'ameublement: tapis et moquettes
absorbent la fumée et la relâchent lentement.
Malgré tout, «tabac passif» il y a, et il provoque,
chez le non-fumeur, «des symptômes respiratoires équivalents
à ceux que présente un fumeur léger, qui
consomme moins de 10 cigarettes par jour», à en croire
Friedrich Wiebel, du Centre national allemand de recherche pour
l'environnement et la santé à Neuherberg.
Mais quel crédit faut-il apporter au chercheur allemand
et à tous ses collègues européens, américains,
japonais, qui ne cessent de tirer la sonnette d'alarme? L'affaire
serait simple si on pouvait disposer de capteurs permettant de
mesurer, dans chaque pièce, les quantités de fumée
qui s'accumulent au cours des ans. Mais «c'est irréalisable»,
concède Philippe Leuenberger, responsable de la division
de pneumologie au CHUV.
A défaut, il faudrait pouvoir repérer les traces
laissées par le tabac dans l'organisme des non-fumeurs.
Cela peut d'ailleurs se faire, en mesurant par exemple la cotinine,
qui résulte de la dégradation de la nicotine, et
que l'on retrouve dans l'urine ou la salive des personnes exposées.
Mais la trace de cette substance se perd trop rapidement, et «on
manque de marqueur au long cours», reconnaît Philippe
Leuenberger.
Les enfants d'abord
La solution? Elle passe donc par des études épidémiologiques.
Il s'agit d'interroger des témoins et d'évaluer
les doses de fumées auxquelles ils sont quotidiennement
exposés. Les résultats passent ensuite au moulinet
de la statistique, avec toutes les incertitudes que ce genre de
méthode entraîne. Mais l'accumulation des études
réalisées aux quatre coins de la planète,
et la convergence des résultats, permet de lever pas mal
de doutes.
C'est en fait en observant des enfants de parents fumeurs, que
les épidémiologistes ont été alertés.
Ces gamins sont plus fréquemment sujets aux infections
respiratoires (bronchites ou pneumonies) et aux crises d'asthme
que les autres. Ils naissent aussi souvent avec des poids plus
faibles, et on a observé chez eux un plus grand nombre
de cas de mort subite.
Mais depuis une dizaine d'années, les médecins s'intéressent
de près aux adultes et notamment à leur environnement
professionnel.
L'une des plus vastes études en la matière a d'ailleurs
été faite, en 1994, sous la direction de Philippe
Leuenberger. Le programme SAPALDIA, visant à étudier
le rôle de la pollution atmosphérique sur les maladies
pulmonaires chez les adultes en Suisse, a été une
véritable aubaine pour le médecin lausannois et
ses collègues bâlois et américains. Plus de
9600 habitants de 8 régions du pays, de Aarau à
Genève en passant par Davos ou Payerne, étaient
enrôlés dans le programme. La moitié d'entre
eux n'avait jamais fumé et, en outre, un heureux hasard
a fait que ces non-fumeurs se partageaient en parts pratiquement
égales entre ceux qui étaient exposés à
la fumée des autres, et ceux qui ne l'étaient pas.
L'occasion rêvée pour mettre en évidence d'éventuels
liens entre le tabac passif et les problèmes respiratoires.
Résultat : «Le tabac passif représente un
risque significatif pour tous les symptômes respiratoires
chroniques, excepté les rhinites allergiques» (type
rhume des foins), concluent les auteurs de l'enquête. Au
palmarès des risques accrus: une respiration «sifflante»
qui se manifeste en dehors des périodes de refroidissement
(+94%); viennent ensuite les bronchites chroniques (+65%), la
dyspnée qui se traduit par une respiration pénible
(+45%) et l'asthme (+39%).
On retrouve d'ailleurs à peu de chose près les mêmes conclusions dans une étude analogue faite aux Etats-Unis sur plus de 3800 personnes, ou encore dans une autre faite à Singapour où près de 1300 femmes, mères de famille ou employées, ont été interrogées. A Hong Kong, ce sont quelque 10 000 officiers de police qui sont récemment passés sous la loupe de médecins du département de médecine communautaire. Il en ressort que « les non-fumeurs exposés à la fumée passive au travail pendant plus d'un an, sont deux fois plus nombreux à être candidats à l'absentéisme et ils ont un risque accru de 30% de se voir prescrire un traitement pour des problèmes respiratoires».
Une autre pièce à porter au dossier provient des
bars de San Francisco. La Californie ayant promulgué une
loi interdisant de fumer dans ces établissements publics,
des médecins ont pu comparer l'état de santé
de 53 employés de bars avant et après l'instauration
de la prohibition. Et «l'après» s'est en effet
traduit par une diminution de la fréquence des troubles
respiratoires et des irritations des yeux, du nez ou de la gorge.
Ce n'est pas tout. Comme la fumée renferme des substances
réputées cancérigènes, il fallait
s'attendre à ce que des chercheurs s'intéressent
aussi aux cancers des poumons induits par la fumée passive.
C'est chose faite et en 1998, le Centre international de recherches
sur le cancer (CIRC) à Lyon, qui dépend de l'OMS,
a mené l'enquête sur plus de 1500 témoins
habitants dans 12 pays européens. Son verdict? L'exposition
au tabac passif en milieu professionnel accroît de 17% la
probabilité de cancer du poumon. Tous calculs faits, cela
représenterait 3000 cancers de ce type aux Etats-Unis et
jusqu'à 2500 en Europe.
Des études concordantes
La tableau est décidément bien noir. Il y manque
encore pourtant les maladies cardio-vasculaires qui frappent les
fumeurs et dont on ne voit pas pourquoi elles épargneraient
ceux qui vivent dans des atmosphères enfumées. De
fait, l'épidémiologiste allemand Friedrich Wiebel,
qui a analysé quinze des études faites à
ce sujet aux Etats-Unis et ailleurs, conclut à une augmentation
du risque de l'ordre de 20%.
Reste à savoir si cette accumulation de données
qui vont toutes dans le même sens a valeur de certitude.
Tout en étant persuadés des méfaits du tabac
passif, les spécialistes de la question pèsent leurs
mots. La concordance des résultats montre qu'il est «hautement
probable» que le tabac passif provoque des problèmes
de santé et notamment des cancers, explique le médecin
allemand. D'autant, ajoute Philippe Leuenberger, que dans la plupart
des études, on voit le risque augmenter avec l'ampleur
et la durée de l'exposition, ce qui «renforce la
possibilité d'un lien de cause à effet».
De là à dire qu'il y a un doute et que dans ce cas,
mieux vaudrait s'abstenir, il y a un pas que franchissent volontiers
les fabricants de tabac. En témoigne les résultats
d'une étude «réalisée à la demande
de trois industriels du tabac, désireux de faire évaluer
la réalité des accusations portées dans certaines
publications sur la relation de l'exposition à la fumée
du tabac dans l'air ambiant et du cancer des poumons». Un
«comité indépendant de six scientifiques européens»
a donc analysé les données scientifiques disponibles
et conclut en «rejetant l'association entre la fumée
de tabac dans l'air ambiant et le cancer du poumon». Querelle
d'experts? On pourrait le croire. Malheureusement pour les multinationales
du tabac, des chercheurs californiens sont allés examiner
de près leurs documents internes. Et dans la très
sérieuse revue médicale «The Lancet»
du 8 avril dernier, ils expliquent y avoir trouvé la preuve
que «l'industrie du tabac a étroitement surveillé
et tenté d'influencer activement le cours» de l'étude
du CIRC sur les cancers des poumons induits par la fumée
passive. Ils y ont aussi découvert des projets «visant
à influencer la politique scientifique et le financement»
du centre de recherches lyonnais. C'est beaucoup d'attention portée
à une étude aux résultats supposés
erronés. On serait même tenté d'y voir
a contrario une nouvelle démonstration des effets
cancérigènes du tabac passif. La preuve qu'il n'y
a pas de fumée sans feu.