Mégret
En appâtant des élus de la droite modérée, le Front national devient plus respectable. Bruno Mégret a gagné.
Une seconde d'étonnement. La question de la journaliste est vraiment trop belle pour être vraie: «Lancez-vous un appel aux élus de la droite en délicatesse avec leurs partis?» Voilà plus de douze ans que Bruno Mégret rêve de ce moment, douze ans qu'il oeuvre à l'intérieur du Front national pour jeter des passerelles en direction des élus de la droite «molle». Consécration en direct, ce dimanche soir 22 mars, sur un plateau de télévision.
Les yeux s'écarquillent, le regard fixe la caméra, le ton se fait solennel: «En effet, j'appelle ces personnalités soucieuses de la souveraineté nationale à se rassembler en vue de constituer un pôle capable de travailler avec nous, voire de passer des accords de gouvernement.» Personne ne sourit. Le Front national a prouvé qu'il était en mesure de s'entendre avec des élus respectables de la droite républicaine. Cinq candidats à la présidence des conseils régionaux ont succombé deux jours auparavant. La tentation était forte. Trop. Par la faute d'un mode de scrutin que les états-majors des partis déplorent, mais un peu tard, aujourd'hui (lire encadré).
La première arme de Bruno Mégret, c'est lui. Son intelligence, son vocabulaire choisi. Et son itinéraire. Sorti de l'Ecole polytechnique, n'a-t-il pas commencé sa carrière politique au sein des rangs RPR? L'origine rassure ceux qui connaissent mal le personnage. Quand, en 1979, le haut fonctionnaire du département de l'Essonne est incité par des amis à entrer au RPR, il accepte dans un but précis: infléchir la ligne du parti. C'est de l'«entrisme», stratégie que, de l'autre côté de l'échiquier, les trotskistes adoptent vis-à-vis des socialistes. «Je conçois mon adhésion comme une mission d'exploration», explique-t-il alors à ses amis.
Même s'il se frotte au corps électoral sous les couleurs RPR, Bruno Mégret ne se sentira jamais de cette famille-là. «C'était à se demander s'il avait la carte du parti, il ne faisait jamais référence au général de Gaulle», remarque un compagnon de l'époque. Les valeurs de Bruno Mégret sont ailleurs. Il les a d'abord affinées au sein d'un cercle de réflexion qu'il a fondé en 1974, le Club de l'Horloge. Publié en 1977, un ouvrage collectif, «Les racines du futur», est révélateur. Fondamentalement, Bruno Mégret croit à l'existence d'un ordre naturel, qu'il s'agit de faire respecter pour sortir de la décadence.
Homme de caractère, indépendant d'esprit, Bruno Mégret se démarque vite du RPR, en créant en 1981 les CAR, les Comités d'action républicaine. Avec l'arrivée au pouvoir des «socialo-communistes», l'heure est propice à un discours qui rejette le matérialisme, le collectivisme, l'égalitarisme. Mais en obliquant légèrement le regard sur sa droite, Mégret découvre un mouvement structuré qui véhicule des idées similaires aux siennes: le Front national.
La rencontre avec Jean-Marie Le Pen, qui cherche à s'adjoindre des intellectuels, survient presque naturellement. En 1986, Bruno Mégret se présente aux élections législatives sous l'étiquette du «Rassemblement national». Le mode de scrutin proportionnel, voulu par le trop subtil François Mitterrand, permet à l'extrême droite de décrocher plusieurs sièges de député. L'ancien animateur des CAR est du lot. L'ascension au sein de l'appareil se fait alors en ascenseur automatique. Nommé directeur de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen, en 1988, Bruno Mégret obtient ensuite un poste taillé sur mesure et à sa mesure: délégué général du FN.
S'il n'a pas réussi à infléchir la ligne du RPR, nid d'énarques, Bruno Mégret se fait fort d'imprimer sa marque au Front national. Stratège, il prendra soin de ne jamais défier frontalement le chef charismatique. De vingt ans son cadet, il sait attendre son heure. En revanche, sa position lui permet d'agir en solo. Il ne souhaite nullement adoucir la ligne du mouvement, mais gommer les aspects provocateurs. Pas d'écarts de langage, pas de jeu de mots chez Bruno Mégret. Juste des propositions précises, issues de sa conception d'un ordre divin, qui veut que chaque individu reste à sa place et chaque peuple sur son territoire.
C'est ainsi qu'en 1991, il se fait remarquer avec ses «Cent mesures pour régler l'immigration». Un manuel à usage raciste: revenir sur les naturalisations prononcées après 1974; fixer des quotas d'enfants étrangers dans les écoles; n'accorder des allocations familiales qu'aux parents de la bonne nationalité. Voilà pour la vitrine. Dans les coulisses, cet organisateur-né installe une jeune garde de fidèles et fait infiltrer les corps syndicaux, notamment ceux des transports publics et de la police.
Tandis que Jean-Marie Le Pen, avec morgue, renvoie la droite et la gauche dos à dos, au gré des circonstances, celui qui s'est imposé comme le numéro deux du Front mise sur des alliances avec ceux qu'il n'a pu convertir vingt ans auparavant. Stratégie raisonnable, comme le confirme René Rémond, historien des droites françaises: «Chaque fois que la conjoncture est difficile, une droite extrême surgit. Et il se trouve toujours une partie de la droite libérale qui est attirée par cette extrême à l'identité mieux affichée.»
En 1995, la conquête de la mairie de Vitrolles, par épouse interposée, annonce l'avènement du stratège. Mégret gagne ses galons sur le terrain électoral. Il a l'occasion de mettre en oeuvre ses conceptions de l'ordre, en gonflant les effectifs d'une milice municipale. Il teste la préférence nationale, en attribuant des primes aux nouveau-nés européens. Bref, ses mesures, un brin xénophobes et un zeste fascisantes, entraînent l'admiration d'une majorité de militants du FN.
Ainsi, à l'occasion des récentes élections
régionales, le «maire consort» est en mesure
d'imposer sa politique de la main tendue. Contrairement aux consignes
des états-majors parisiens, cinq présidents de région
la saisiront. Coup double pour le stratège. La droite républicaine
se fissure, tandis que le Front obtient des gages de respectabilité.
L'heure est grave. Assez pour que le président Chirac appelle,
lundi soir, la nation à un sursaut républicain.
Assez pour que chacun, même Le Pen, se demande qui pourra
dorénavant freiner Bruno Mégret.
Denis Etienne
Mode d'emploi
Scrutin proportionnel oblige, chaque liste obtient un nombre de sièges proportionnel au pourcentage des voix recueillies. En cas de résultats serrés, un parti minoritaire peut dès lors faire pencher la balance. Dans cinq régions, le FN, en échange de l'acceptation de certains points de son programme, a ainsi offert ses voix à la droite modérée et lui a permis de doubler la gauche lors de l'élection du président.
Du port aux quartiers nord, les Marseillais commencent à s'en rendre compte. Mégret est omniprésent. Glissé régulièrement dans 100 000 boîtes aux lettres, par l'entremise de sa feuille de campagne au nom consensuel de «Marseille liberté», et exposé sur les murs, par voie d'affiches. L'homme sait travailler dans la durée: les municipales sont agendées en l'an 2001 et, derrière la devanture, une formidable machinerie est enclenchée. Les cadres frontistes des Bouches-du-Rhône l'ont découverte, consignée dans un livret confidentiel de 37 pages. Souscription pour acheter un nouveau siège, fondation de clubs de réflexion, recrutement d'agents dans les diverses communautés chargés, des juifs aux harkis, de convaincre leurs congénères, création d'associations locales, opération séduction auprès des entrepreneurs... Le tout coiffé d'un calendrier de montée en puissance. La technique de Mégret a fait ses preuves à l'intérieur du parti et s'est révélée transposable. Après l'expérience dans le laboratoire voisin de Vitrolles, qui s'est offert au couple Mégret, Marseille devrait permettre de renouveler l'essai en grand format. Et placer, s'il le redevient, l'ex numéro deux du Front national en position idéale à un an de l'élection présidentielle.
Le premier à s'en inquiéter est celui qui pourrait se faire devancer sur la ligne de départ. Jean-Marie Le Pen n'a pas attendu la réunion du Conseil national du samedi 5 décembre pour déboulonner des proches que le délégué général avait placés à tous les échelons. Le crime de lèse-majesté, commis cet été quand Bruno Mégret a contesté l'éventualité de placer Madame Le Pen en tête de liste aux prochaines élections européennes, devait être puni. Depuis dix jours, différence majeure, les fleurets ne sont plus mouchetés. Tout est devenu possible. Même que le combat cesse avant la mise à mort et se termine par une transaction. Parce qu'aujourd'hui, même s'ils se haïssent, les deux têtes du FN sont indispensables l'une à l'autre. L'espace n'est pas assez large pour permettre une scission.
Les militants rêvent de pouvoir et sentent que seul Bruno Mégret, qui mise sur des alliances avec la droite traditionnelle, peut leur permettre de le caresser. L'ancien militant du RPR n'est en effet pas totalement infréquentable pour une frange des élus de droite. S'il n'hésite pas à s'entourer de compagnons franchement racistes, il a toujours su mesurer sa parole. Et ses propositions pour éviter le «métissage généralisé» sont précises, applicables à l'échelon national et capables de ne pas faire mal aux oreilles de certains élus étiquetés républicains. Ainsi en va-t-il de la volonté de remettre en question des naturalisations accordées depuis 1974, de fixer des quotas d'immigrés dans les classes ou d'accorder des allocations de naissance aux seuls ressortissants de l'Union européenne. Tel est l'homme qui, davantage que Le Pen, peut teinter la France en brun. Le paradoxe aujourd'hui, c'est qu'il appartient peut-être à Le Pen d'écarter ce spectre.
Denis Etienne
Le 17 décembre 1998