NUCLÉAIRE- Les poubelles nucléaires rentrent à la maison


Les poubelles nucléaires rentrent à la maison

* Le choc de la réalité: dans quelques mois, la Suisse devra commencer à rapatrier les 1000 tonnes de déchets hautement radioactifs entreposés à l'étranger. Enquête exclusive.
* Où et comment stocker les déchets atomiques?
En avant-première, les conclusions d'un rapport d'experts et notre reportage à l'entrepôt de Würenlingen (AG).
* Sécurité ou libre choix des générations futures? Interview d'un professeur d'éthique.


Enquête et reportage: Michel Guillaume et Pierre-Alexandre Joye, Le 3 février 200

Octobre 2000. Sous surveillance policière et en dépit des manifestations des antinucléaires ­ «On va protester», prédit Clément Tolusso, porte-parole de Greenpeace ­ un conteneur de déchets atomiques ultradangereux franchit la frontière. Dans le sens France-Suisse. Provenance: La Hague. Destination: l'entrepôt de Würenlingen (AG). Une première. Un choc, aussi, pour l'opinion helvétique. La réalité était, jusqu'à présent, voilée: les déchets les plus actifs étaient systématiquement exportés.


Cette réalité, il va pourtant falloir s'y habituer: pendant dix ans au moins, de tels convois exceptionnels vont entrer en Suisse. Une trentaine, en tout. Avec, à chaque fois, un ou deux conteneurs de 120 tonnes. A l'intérieur, 28 «coquilles» de 400 kg chacune. C'est ainsi qu'on nomme, en jargon de spécialiste, un volume standard de 140 litres de déchets nucléaires hautement radioactifs. Vitrifiés, cimentés et scellés dans des fûts d'acier ultrarésistants. «Ils sont prévus pour durer au moins mille ans», précise Auguste Zurkinden, directeur de la Division principale de la sécurité des installations nucléaires (DSN).
Le retour au pays de ces poubelles nucléaires répond à une double exigence des autorités. Premier principe: la Suisse stocke ses déchets atomiques et reprend ceux qu'elle a exportés. Second principe: la Suisse trouve un endroit pour entreposer définitivement tous ces résidus, dont certains seront encore dangereux dans... 100 000 ans! Une commission d'experts publiera lundi un rapport où sera présenté un nouveau concept de stockage des déchets nucléaires. En primeur, «L'Hebdo» en révèle les principales conclusions.

Wellenberg? Oui!

Premier coup de balai dans les certitudes: valable sur le plan scientifique, la distinction entre déchets faiblement, moyennement et hautement radioactifs n'est plus pertinente dès lors que le but politique est leur stockage définitif. En clair, peu importe que la demi-vie d'un élément radioactif soit de 5 ans ou de 25 000 ans (comme le plutonium); seule est envisageable une solution qui garantisse la sécurité passive des générations à venir. Sécurité passive? Cela signifie, comme l'explique François Dermange, professeur d'éthique à l'Université de Genève et membre de la commission, que «cette sécurité est assurée de manière totale, indépendamment de l'action humaine». Pas question, donc, de lier cette sécurité à un contrôle permanent (sécurité active), comme le suggèrent certains opposants au nucléaire.


Très concrètement, cela implique deux décisions fondamentales. Primo: il faut aménager en Suisse plusieurs sites pour stocker de manière finale les déchets. Et cela même si le sentiment d'urgence à court terme diminuera lorsque sera ouvert, dans quelques semaines, l'énorme entrepôt central de Würenlingen, susceptible d'abriter, de manière provisoire, tous les résidus atomiques produits en Suisse. Une solution qui a pour tort majeur d'être... provisoire: «Il ne faut pas que cet entrepôt serve de prétexte pour ne plus penser au long terme», explique Serge Prêtre, ex-directeur de la DSN. Déduction: continuons les travaux préparatoires au Wellenberg (NW). Interrompus en 1995 par le vote négatif des citoyens nidwaldiens, ces travaux devront apporter la preuve que le site est propice à recevoir, de manière définitive, des déchets faiblement et moyennement radioactifs. Le projet est devisé à 1,5 milliard; s'il est réalisable sur le plan technique, il sera soumis à une double votation populaire.

Les centrales à la caisse

Seconde décision cruciale: il faut trouver un endroit où stocker les déchets hautement radioactifs (combustible irradié, «coquilles»). Là, on n'en est qu'à la phase préparatoire. Probable site choisi: Benken, au nord du Weinland zurichois. C'est là que la roche propre à offrir les meilleures garanties (argile à opalines) est la plus épaisse et la plus accessible. Les exigences de sécurité étant nettement plus élevées qu'au Wellenberg, le coût sera très élevé: la facture oscillera entre 9 et 10 milliards de francs.


Qui paiera? Les centrales nucléaires. Comment? Par le biais d'un fonds spécial stockage ­ Entsorgungsfonds, en allemand fédéral ­ alimenté par une taxe (0,7 centime par kilowattheure) sur l'électricité nucléaire. A noter que cet «Entsorgungsfonds» est différent de celui prévu pour le démantèlement des centrales: estimé à 6 milliards de francs, ce fonds de démolition serait déjà doté, par les exploitants de centrales, d'environ 2 milliards.

Des choix réversibles

La solution proposée par la commission d'experts, présidée par le géologue genevois Walter Wildi, a un double mérite. D'abord, elle évite de passer aux pertes et profits les innombrables travaux (sondages, laboratoires, etc.) effectués par la CEDRA et de «rentabiliser» un tant soit peu les quelque 14 milliards que cette coopérative mi-fédérale, mi-privée a dépensés pour dresser la carte géologique du pays. Mais surtout, elle concrétise intelligemment le principe de réversibilité.
La réversibilité? C'est la possibilité de revenir sur des choix antérieurs. Dans le dossier nucléaire, cette notion suscite une querelle sans fin. Pour Greenpeace, par exemple, la réversibilité doit être absolue et illimitée: le danger lié aux déchets nucléaires est tel qu'il faut pouvoir, en tout temps, contrôler les dépôts et y avoir accès. Pour les exploitants de centrale, au contraire, il incombe à ceux qui ont produit ces déchets (la génération actuelle) de trouver une solution définitive. Et irréversible.


La commission propose une sorte de voie médiane: la réversibilité limitée dans le temps. En clair, on construit des dépôts finaux qui garantissent une sécurité passive totale; on y enterre les déchets, mais on ne ferme pas tout de suite les cavernes. Pendant quelques décennies (80 à 100 ans), les déchets seront accessibles; les deux ou trois prochaines générations pourront ainsi choisir le moment de la fermeture définitive. Ou, au contraire, ressortir les conteneurs, soit pour réagir à un éventuel «pépin», soit pour profiter d'un possible miracle technologique qui résoudrait une fois pour toutes le problème des déchets.

La fin du tabou?

Dans ses conclusions, la commission évite sciemment de lier «son» concept de stockage des déchets avec deux autres enjeux brûlants: la sortie du nucléaire et la durée de vie maximale des centrales. Elle évite ainsi l'impasse dans laquelle ont buté tous les groupes de travail précédents, à l'image de la commission «Garantir» qui, en septembre 1998, n'avait pu que constater son impuissance à faire dialoguer écologistes et exploitants de centrale.


En fait, c'est au niveau politique ­ Conseil fédéral, Parlement et peuple ­ que se trancheront ces différentes options. Afin de dédramatiser le tabou nucléaire, le gouvernement mettra en consultation, en mars prochain, plusieurs variantes pour la révision de la loi atomique. Faut-il fixer la durée de vie des centrales à 40 ans, à 50 ans ou ne rien fixer du tout? Faut-il interdire l'exportation des déchets? Faut-il exclure la construction de toute nouvelle centrale? Ce qui est sûr, c'est que cette révision constituera un paquet global. Concept de stockage des déchets, durée de vie des centrales: le tout servira de contre-projet aux deux initiatives déposées par les antinucléaires («Moratoire Plus» et «Sortir du nucléaire»); la votation populaire se profile à l'horizon 2003. Une révision trop «molle» renforcerait les chances de ces initiatives dont les sondages estiment qu'elles bénéficient, aujourd'hui déjà, d'un viatique de 45 à 48% de oui...


D'ici là, la libéralisation du marché de l'électricité aura peut-être clarifié la donne. Produisant une électricité chère, les centrales nucléaires vont devoir affronter une concurrence pénible. Faut-il, dès lors, ouvrir très vite le marché et condamner à la faillite Gösgen et Leibstadt, comme le propose le socialiste bâlois Rudolf Rechsteiner? Même chez les Verts, on doute de cette politique du pire. «En l'occurrence, Rudolf Rechsteiner raisonne comme un tambour, souligne le municipal lausannois Daniel Brélaz. Le seul résultat concret, ce sera le rachat de ces centrales par EDF. Qui en continuera l'exploitation sans devoir en amortir les investissements tout en sabrant dans les mesures d'entretien et les frais de personnel!»


Aux Etats-Unis, certaines petites centrales nucléaires ont fait faillite une fois, deux fois... Libres de toute dette, elles ont ensuite été rachetées par de gros consortiums. Qui pratiquent un concept décoiffant du stockage des déchets: ils empilent simplement les conteneurs autour des centrales. Au grand air.


Crazy, isn't it?



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