Explication de texte
Maupassant, Pierre et Jean, Chapitre IX (extrait).
L’extrait :
L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier : "Vive la Lorraine !" acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus belle fille. Mais elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau.
"La voilà... la voilà !... criait toujours Roland. Elle vient droit sur nous." Et Beausire, radieux, répétait : "Qu'est-ce que je vous avais promis, hein ? Est-ce que je connais leur route ?" Jean, tout bas, dit à sa mère : "Regarde, maman, elle approche." Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes. La Lorraine arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, annonça : "Attention ! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue. Attention !" Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque à toucher la Perle. Et Mme Roland éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à deux mains des baisers d'adieu. Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus. Jean lui avait pris la main. "Tu as vu ? dit-il. - Oui, j'ai vu. Comme il est bon !" Et on retourna vers la ville. "Cristi ! ça va vite", déclarait Roland avec une conviction enthousiaste. Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s il eût fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait jamais plus son enfant. "Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant un mois ?" Elle balbutia : "Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal." Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa femme : "Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean. - Oui", répondit la mère. Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta : "Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly." Le bonhomme fut stupéfait : "Ah bah ! Comment ? Il va épouser Mme Rosémilly ? -Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même. - Tiens ! Tiens ! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette affaire-là ? - Oh ! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être agréé par elle avant de te consulter." Roland se frottait les mains : "Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument." Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume.
ATTENTION! La présentation ci-dessous correspond à une
METHODE POUR L'ORAL du bac qu'il est vivement conseillé de connaître pour une bonne utilisation de toute fiche ainsi présentée!
L’Intro :
Au XIX° siècle, autour d’Emile Zola, se fonde le Naturalisme, mouvement littéraire qui se propose de présenter la vérité de manière aussi objective que la science et en même temps exprimer le tempérament de l’écrivain. Cette apparente contradiction permettra à quelques écrivains de faire leur Naturalisme.
Maupassant est de ceux là. S’il reste attaché à certains principes (observation de la vie psychologique et sociale, documentation sur les sujets à traiter…) l’auteur de Bel ami a pris ses distances par rapport au Maître (Zola) lorqu’il fait paraître son essai intitulé Le Roman. Publié en même temps que ce manifeste, Pierre et Jean (1888) présente Jean, fils cadet des Roland qui hérite, seul, d’un vieil ami de la famille. Son frère d’abord jaloux va réaliser ce que peut sous-entendre cette injustice qui le frappe : l’adultère de Mme Roland avec Mr Maréchal. A la fin du roman, Pierre est exilé de la société petit-bourgeois pour avoir voulu la vérité. Cet extrait est donc l’épilogue du roman :
Lecture du texte
De nouveau sur la Perle, les personnages de l’incipit sont de nouveaux réunis (il en manque un néanmoins : Pierre) . Ce passage est donc l’occasion pour nous de faire un bilan des personnages d’abord, bilan de l’histoire elle-même ensuite
Références textuelles |
Analyses |
Interprétations |
I. Le bilan des personnages. |
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1.Mr Roland : La voilà… la voilà / Elle vient / Cristi ! ça va vite |
Pronoms : la Lorraine + " Cristi " juron fam. |
Mr R. fidèle à lui-même : on retrouve ce juron qui fait écho au " Zut ! " du début du roman mais surtout ici on voit qu’il est plus intéressé par le bateau que par son propre fils qui part ! |
Criait toujours Roland |
Didascalie (vaudeville) + adverbe de permanence |
Mr R., le cocu de la farce qu’on arrive pas à plaindre tout à fait : pers. comique |
Pourquoi pleures-tu ? |
Interrogation naïve |
Mr R. ne comprend rien à la situation (il est hors intrigue) |
Il a une belle tournure, tout de même notre Jean |
Voc. Appréciatif + adj poss. |
Ironie du sort : si il savait ! Faut-il rire ou prendre pitié ? |
Le bonhomme fut stupéfait |
Sorte de didascalie encore + nom connote naïveté + adjectif qui confirme |
Mr R. jusqu’au bout est " l’éternel ahuri " qui échappe à l’intrigue |
Le dialogue qui s’ensuit |
Pas de colère, approbation |
Est-il encore le chef de famille comme la première scène du roman le laissait entendre ? |
2.Jean et sa mère (les coupables) Jean, tout bas, dit à sa mère Jean lui avait pris la main |
Didascalies |
Un aparté, une complicité de coupables |
Regarde, maman, elle approche |
Pronom : la Lorraine |
Même indifférence que son père (sauf qu’en plus lui sait !) |
Tu as vu ? dit-il |
Question oratoire |
J. infantilise sa mère : il a peur qu ‘elle craque |
Jean partit en avant avec Mme Rosémilly Ses yeux aveuglés par les larmes/ éperdue/affolée/l’âme trop troublée |
Indication spatiale : distanciation Nombreuses occurrences du trouble de Mme R. |
Le couple est formé : le passé " en arrière " est oublié Mme R. semble, seule, réaliser le sacrifice de Pierre !
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Et il lui semblait X 3 |
anaphore |
Les assauts successifs du malheur qu’elle réalise |
La moitié de son cœur s’en allait Sa vie était finie Elle ne reverrait jamais plus son fils |
gradation |
Le malheur est consommé (sa punition ?) |
Oui, j’ai vu. Comme il est bon ! |
Double sens |
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Le dialogue final |
Banalité des propos |
Retour à la vie qui reprend le dessus (émotion passagère, " convenable " ?) Sans excuse |
M.Pierre est à l’arrière |
C’est Beausire, un " étranger " qui le voit |
Déjà oublié ? |
A l’arrière tout seul, bien en vue + tache imperceptible |
Indications de Beausire + accumulation et enfin double sens (tache) |
Solitude mise en évidence/ paradoxe, c’est lui qu’on montre : l’exilé innocent. On pense au Pharmakos (bouc émissaire) de la tragédie grecque Qui est coupable ? |
et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui jetait à deux mains des baisers d’adieu |
Description emphatique |
Moment de grande émotion pour les deux + pathétique de Pierre au grand cœur (comme il est bon !) |
Il s’en allait, il fuyait, il disparaissait, devenu déjà tout petit… tache imperceptible |
Gradation + accumulation |
Le départ du bouc émissaire qui emporte avec lui le terrible secret familial |
Les dernières lignes |
Marquées par l’absence de Pierre |
La vie continue |
I. Le bilan de l’histoire. |
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Les lignes en bleu (cf texte ci-dessus) |
Hors dialogue Focalisation externe Narratif et descriptif |
On retrouve ton du Ch 1 Maupassant va conclure La " crise " est finie |
L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur […] le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier : "Vive la Lorraine !" acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus belle fille... |
Cl de la puissance Emporté : connotation destin Voc appréciatif Départ magnifique : double sens Métaphore de l’enfantement/mise à l’eau et mère/fille… |
Machine tragique (deus ex machina) Départ tragique pour Pierre + Climat de liesse et d’enthousiasme du peuple Magnifique : Pierre ou La Lorraine ? Métaphore maternelle troublante : et si Mme R. donnait à la mer son meilleur fils ? ! |
Comme un énorme monstre courant sur l’eau |
Comparaison de la Lorraine à un monstre |
Là encore on peut se demander qui est monstrueux (cf étymologie : celui qu’on mon(s)tre ) |
Le paquebot , en effet, diminuait de seconde en seconde comme s’ il eût fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait jamais plus son enfant. |
Dans ce passage on passe presque imperceptiblement de Il = le bateau à il = Pierre |
Confirme la confusion entre les deux qui permet de prendre les métaphores du premier pour éclairer le destin du second. |
Lorsqu'ils furent revenus à terre , Beausire les quitta tout de suite pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa femme : |
CCT + " à terre " + indication banale |
Rupture entre deux univers (terre/mer) et reprise de la vie " comme si de rien n’était ! " |
Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume. |
La conclusion du passage et du roman : Une et dernière Brume : polysémique |
Indications révélatrices : le deuil est fait.
Cette brume ce sont les nuages qui effacent tout repère du bateau qui s ‘éloigne ou une brume plus " mentale " (cf Ch IV : " C’est le cri d’une sirène, le cri des navires perdus dans la brume " ou encore Ch IX : " Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux et d'impur comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines. " |
Le quai/le boulevard François Ier ¹ haute mer/petite fumée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume. |
Opposition de deux univers |
Pierre est définitivement écarté de l’univers petit-bourgeois de sa famille |
Conclusion.
Pour cet épilogue, Maupassant a choisi une symétrie avec le début du roman (même lieu, mêmes personnages), symétrie qui révèle d’abord l’évolution des personnages. Les rôles semblent inversés dans le couple Roland : c’est Monsieur qui est à l’écart et Madame qui semble finalement diriger. Le couple formé par Pierre et Jean lui aussi a subi quelques transformations et les indices discrets de leurs différence repérées dès les premières pages du roman sont ici confirmés par une fracture définitive jusque dans leurs destins entre les deux frères. Pierre, bien-sûr, comme tout au long du roman, retient plus particulièrement notre attention : Maupassant le met en scène dans un départ tragique où triomphent les apparences sociales de la société bourgeoise de l’époque. Jean va donc épouser Mme Rosémilly faisant face à la crise familiale comme sa nature l’y prédisposait : avec le souci de préserver les apparences tout en poursuivant un destin confortable qui lui convient. Le destin de Jean s’oppose diamétralement à celui de son frère ce qui permet à Maupassant d’exposer la critique sociale de son roman : la peinture d’une société de " petits-bourgeois " hypocrite et immorale dans laquelle la vérité, surtout scandaleuse, n’a pas plus de place que la sincérité et la sensibilité ne peuvent en avoir dans le cœur de ceux qui prétendent y vivre. Dès lors toutes les valeurs peuvent être inversées.