Principes de philosophie
Préface
par René Descartes
Lettre de l'auteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de
préface
Monsieur,
La version que vous avez pris la peine de faire de mes Principes est si nette et
si accomplie, qu'elle me fait espérer qu'ils seront lus par plus de personnes en
français qu'en latin, et qu'ils seront mieux entendus. J'appréhende seulement
que le titre n'en rebute plusieurs qui n'ont point été nourris aux lettres, ou
bien qui ont mauvaise opinion de la philosophie : à cause que celle qu'on leur a
enseignée ne les a pas contentés, et cela me fait croire qu'il serait bon d'y
ajouter une préface qui leur déclarât quel est le sujet du livre, quel dessein
j'ai eu en l'écrivant, et quelle utilité l'on en peut tirer. Mais encore que ce
serait à moi à faire cette préface, à cause que je dois savoir ces choses-là
mieux qu'aucun autre, je ne puis rien obtenir de moi-même sinon que je mettrai
ici en abrégé les principaux points qui me semblent y devoir être traités; et je
laisse à votre discrétion d'en faire telle part au public que vous jugerez être
à propos.
J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que la philosophie, en
commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont : que ce mot de
philosophie signifie l'étude de la sagesse, et que par la sagesse on n'entend
pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de
toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que
pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts; et qu'afin que
cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu'elle soit déduite des
premières causes, en sorte que pour étudier à l'acquérir, ce qui se nomme
proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières
causes, c'est-à-dire des principes; et que ces principes doivent avoir deux
conditions : l'une qu'ils soient si clairs et si évidents que l'esprit humain ne
puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s'applique avec attention à les
considérer; l'autre, que ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres
choses, en sorte qu'ils puissent être connus sans elles, mais non pas
réciproquement elles sans eux; et qu'après cela il faut tâcher de déduire
tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu'il
n'y ait rien en toute la suite des déductions qu'on en fait qui ne soit très
manifeste. Il n'y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage,
c'est-à-dire qui ait l'entière connaissance de la vérité de toutes choses; mais
on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à raison de ce qu'ils
ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes. Et je crois
qu'il n'y a rien en ceci dont tous les doctes ne demeurent d'accord.
J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie, et montré que,
puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire
que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que
chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent
mieux - et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que
d'avoir de vrais philosophes. Et outre cela que pour chaque homme en
particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à
cette étude mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même;
comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se
conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière,
que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce
dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et n'avoir que soi pour se
conduire. Or, c'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les
ouvrir, que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses
que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la
connaissance de celles qu'on trouve par la philosophie; et, enfin, cette étude
est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que
n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n'ont que
leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le
nourrir; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient
employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la
vraie nourriture; et je m'assure aussi qu'il y en a plusieurs qui n'y
manqueraient pas, s'ils avaient espérance d'y réussir, et qu'ils sussent combien
ils en sont capables. Il n'y a point d'âme tant soit peu noble qui demeure si
fort attachée aux objets des sens qu'elle ne s'en détourne quelquefois pour
souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu'elle ignore souvent en
quoi il consiste. Ceux que la fortune favorise le plus, qui ont abondance de
santé, d'honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempts de ce désir que les
autres; au contraire, je me persuade que ce sont eux qui soupirent avec le plus
d'ardeur après un autre bien, plus souverain que tous ceux qu'ils possèdent. Or,
ce souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi,
n'est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes,
c'est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l'étude. Et, parce que toutes
ces choses sont entièrement vraies, elles ne seraient pas difficiles à persuader
si elles étaient bien déduites.
Mais parce qu'on est empêché de les croire, par l'expérience qui montre que ceux
qui font profession d'être philosophes sont souvent moins sages et moins
raisonnables que d'autres qui ne se sont jamais appliqués à cette étude,
j'aurais ici sommairement expliqué en quoi consiste toute la science qu'on a
maintenant, et quels sont les degrés de sagesse auxquels on est parvenu. Le
premier ne contient que des notions qui sont si claires d'elles-mêmes qu'on les
peut acquérir sans méditation; le second comprend tout ce que l'expérience des
sens fait connaître, le troisième, ce que la conversation des autres hommes nous
enseigne; à quoi l'on peut ajouter, pour la quatrième la lecture, non de tous
les livres, mais particulièrement de ceux qui ont été écrits par des personnes
capables de nous donner de bonnes instructions, car c'est une espèce de
conversation que nous avons avec leurs auteurs. Et il me semble que toute la
sagesse qu'on a coutume d'avoir n'est acquise que par ces quatre moyens; car je
ne mets point ici en rang la révélation divine parce qu'elle ne nous conduit pas
par degrés, mais nous élève tout d'un coup à une croyance infaillible.
Or, il y a eu de tout temps de grands hommes qui ont tâché de trouver un
cinquième degré pour parvenir à la sagesse, incomparablement plus haut et plus
assuré que les quatre autres; c'est de chercher les premières causes et les
vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu'on est capable
de savoir; et ce sont particulièrement ceux qui ont travaillé à cela qu'on a
nommés philosophes. Toutefois je ne sache point qu'il y en ait eu jusqu'à
présent à qui ce dessein ait réussi. Les premières et les principaux dont nous
ayons les écrits sont Platon et Aristote, entre lesquels il n'y a eu autre
différence sinon que le premier, suivant les traces de son maître Socrate, a
ingénument confessé qu'il n'avait encore rien pu trouver de certain, et s'est
contenté d'écrire les choses qui lui ont semblé être vraisemblables, imaginant à
cet effet quelques principes par lesquels il tâchait de rendre raison des autres
choses: au lieu qu'Aristote a eu moins de franchise; et bien qu'il eût été vingt
ans son disciple, et qu'il n'eût point d'autres principes que les siens, il a
entièrement changé la façon de les débiter, et les a proposés comme vrais et
assurés, quoiqu'il n'y ait aucune apparence qu'il les ait jamais estimés tels.
Or, ces deux hommes avaient beaucoup d'esprit et beaucoup de la sagesse qui
s'acquiert par les quatre moyens précédents, ce qui leur donnait beaucoup
d'autorité; en sorte que ceux qui vinrent après eux s'arrêtèrent plus à suivre
leurs opinions qu'à chercher quelque chose de meilleur; et la principale dispute
que leurs disciples eurent entre eux, fut pour savoir si on devait mettre toutes
choses en doute, ou bien s'il y en avait quelques-unes qui fussent certaines; ce
qui les porta de part et d'autre à des erreurs extravagantes car quelques-uns de
ceux qui étaient pour le doute l'étendaient même jusques aux actions de la vie,
en sorte qu'ils négligeaient d'user de prudence pour se conduire; et ceux qui
maintenaient la certitude, supposant qu'elle devait dépendre des sens, se
fiaient entièrement à eux, jusque-là qu'on dit qu'Épicure osait assurer, contre
tous les raisonnements des astronomes, que le soleil n'est pas plus grand qu'il
paraît.
C'est un défaut qu'on peut remarquer en la plupart des disputes, que la vérité
étant moyenne entre les deux opinions qu'on soutient, chacun s'en éloigne
d'autant plus qu'il a plus d'affection à contredire. Mais l'erreur de ceux qui
penchaient trop du côté du doute ne fut pas longtemps suivie, et celle des
autres a été quelque peu corrigée, en ce qu'on a reconnu que les sens nous
trompent en beaucoup de choses. Toutefois je ne sache point qu'on l'ait
entièrement ôtée en faisant voir que la certitude n'est pas dans le sens, mais
dans l'entendement seul lorsqu'il a des perceptions évidentes; et que pendant
qu'on n'a que les connaissances qui s'acquièrent par les quatre premiers degrés
de sagesse, on ne doit pas douter des choses qui semblent vraies en ce qui
regarde la conduite de la vie; mais qu'on ne doit pas aussi les estimer si
certaines qu'on ne puisse changer d'avis lorsqu'on y est obligé par l'évidence
de quelque raison. Faute d'avoir connu cette vérité, ou bien, s'il y en a qui
l'ont connue, faute de s'en être servis, la plupart de ceux de ces derniers
siècles qui ont voulu être philosophes ont suivi aveuglément Aristote; en sorte
qu'ils ont souvent corrompu le sens de ses écrits, en lui attribuant diverses
opinions qu'il ne reconnaîtrait pas être siennes s'il revenait en ce monde et
ceux qui ne l'ont pas suivi, du nombre desquels ont été plusieurs des meilleurs
esprits, n'ont pas laissé d'avoir été imbus de ses opinions en leur jeunesse,
parce que ce sont les seules qu'on enseigne dans les écoles, ce qui les a
tellement préoccupés qu'ils n'ont pu parvenir à la connaissance des vrais
principes. Et bien que je les estime tous, et que je ne veuille pas me rendre
odieux en les reprenant je puis donner une preuve de mon dire (que je ne crois
pas qu'aucun d'eux désavoue), qui est qu'ils ont tous supposé pour principe
quelque chose qu'ils n'ont point parfaitement connue. Par exemple, je n'en sache
aucun qui n'ait supposé la pesanteur dans les corps terrestres; mais encore que
l'expérience nous montre bien clairement que les corps qu'on nomme pesants
descendent vers le centre de la terre, nous ne connaissons point pour cela
quelle est la nature de ce qu'on nomme pesanteur, c'est-à-dire de la cause ou du
principe qui les fait ainsi descendre, et nous le devons apprendre d'ailleurs.
On peut dire le même du vide et des atomes, et du chaud et du froid, du sec, de
l'humide, et du sel, du soufre et du mercure, et de toutes les choses semblables
que quelques-uns ont supposées pour leurs principes.
Or, toutes les conclusions que l'on déduit d'un principe qui n'est point
évident, ne peuvent aussi être évidentes encore qu'elles en seraient déduites
évidemment; d'où il suit que tous les raisonnements qu'ils ont appuyés sur de
tels principes n'ont pu leur donner la connaissance certaine d'aucune chose, ni
par conséquent les faire avancer d'un pas en la recherche de la sagesse. Et
s'ils ont trouvé quelque chose de vrai, ce n'a été que par quelques-uns des
quatre moyens ci-dessus déduits. Toutefois, je ne veux rien diminuer de
l'honneur que chacun d'eux peut prétendre; je suis seulement obligé de dire,
pour la consolation de ceux qui n'ont point étudié, que tout de même qu'en
voyageant, pendant qu'on tourne le dos au lieu où l'on veut aller, on s'en
éloigne d'autant plus qu'on marche plus longtemps et plus vite, en sorte que,
bien qu'on soit mis par après dans le droit chemin, on ne peut pas y arriver
sitôt que si on n'avait point marché auparavant ainsi, lorsqu'on a de mauvais
principes, d'autant qu'on les cultive davantage et qu'on s'applique avec plus de
soin à en tirer diverses conséquences, pensant que ce soit bien philosopher,
d'autant s'éloigne-t-on davantage de la connaissance de la vérité et de la
sagesse : d'où il faut conclure que ceux qui ont le moins appris de tout ce qui
a été nommé jusques ici philosophie sont les plus capables d'apprendre la vraie.
Après avoir bien fait entendre ces choses, j'aurais voulu mettre ici les raisons
qui servent à prouver que les vrais principes par lesquels on peut parvenir à ce
plus haut degré de sagesse, auquel consiste le souverain bien de la vie humaine,
sont ceux que j'ai mis en ce livre; et deux seules sont suffisantes à cela, dont
la première est qu'ils sont très clairs; et la seconde, qu'on en peut déduire
toutes les autres choses; car il n'y a que ces deux conditions qui soient
requises en eux. Or, je prouve aisément qu'ils sont très clairs : premièrement,
par la façon dont je les ai trouvés, à savoir, en rejetant toutes les choses
auxquelles je pouvais rencontrer la moindre occasion de douter; car il est
certain que celles qui n'ont pu en cette façon être rejetées, lorsqu'on s'est
appliqué à les considérer, sont les plus évidentes et les plus claires que
l'esprit humain puisse connaître. Ainsi, en considérant que celui qui veut
douter de tout ne peut toutefois douter qu'il ne soit pendant qu'il doute, et
que ce qui raisonne ainsi, en ne pouvant douter de soi-même et doutant néanmoins
de tout le reste, n'est pas ce que nous disons être notre corps, mais ce que
nous appelons notre âme ou notre pensée, j'ai pris l'être ou l'existence de
cette pensée pour le premier principe, duquel j'ai déduit très clairement les
suivants, à savoir qu'il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde,
et qui, étant la source de toute vérité, n'a point créé notre entendement de
telle nature qu'il se puisse tromper au jugement qu'il fait des choses dont il a
une perception fort claire et fort distincte. Ce sont là tous les principes dont
je me sers touchant les choses immatérielles ou métaphysiques, desquels je
déduis très clairement ceux des choses corporelles ou physiques, à savoir, qu'il
y a des corps étendus en longueur, largeur et profondeur, qui ont diverses
figures et se meuvent en diverses façons. Voilà, en somme, tous les principes
dont je déduis la vérité des autres choses. L'autre raison qui prouve la clarté
de ces principes est qu'ils ont été connus de tout temps, et même reçus pour
vrais et indubitables par tous les hommes, excepté seulement l'existence de
Dieu, qui a été mise en doute par quelques-uns à cause qu'ils ont trop attribué
aux perceptions des sens, et que Dieu ne peut être vu ni touché.
Mais encore que toutes les vérités que je mets entre mes principes aient été
connues de tout temps de tout le monde, il n'y a toutefois eu personne jusqu'à
présent, que je sache, qui les ait reconnues pour les principes de la
philosophie, c'est-à-dire pour telles qu'on en peut déduire la connaissance de
toutes les autres choses qui sont au monde : c'est pourquoi il me reste ici à
prouver qu'elles sont telles; et il me semble ne le pouvoir mieux prouver qu'en
le faisant voir par expérience, c'est-à-dire en conviant les lecteurs à lire ce
livre. Car encore que je n'y aie pas traité de toutes choses, et que cela soit
impossible, je pense avoir tellement expliqué toutes celles dont j'ai eu
occasion de traiter, que ceux qui les liront avec attention auront sujet de se
persuader qu'il n'est pas besoin de chercher d'autres principes que ceux que
j'ai donnés pour parvenir à toutes les plus hautes connaissances dont l'esprit
humain soit capable; principalement si, après avoir lu mes écrits, ils prennent
la peine de considérer combien de diverses questions y sont expliquées, et que,
parcourant aussi ceux des autres, ils voient combien peu de raisons
vraisemblables on a pu donner pour expliquer les mêmes questions par des
principes différents des miens. Et, afin qu'ils entreprennent cela plus
aisément, j'aurais pu leur dire que ceux qui sont imbus de mes opinions ont
beaucoup moins de peine à entendre les écrits des autres et à en connaître la
juste valeur que ceux qui n'en sont point imbus; tout au contraire de ce que
j'ai tantôt dit de ceux qui ont commencé par l'ancienne philosophie, que
d'autant qu'ils ont plus étudié d'autant ils ont coutume d'être moins propres à
bien apprendre la vraie.
J'aurais aussi ajouté un mot d'avis touchant la façon de lire ce livre, qui est
que je voudrais qu'on le parcourût d'abord tout entier ainsi qu'un roman, sans
forcer beaucoup son attention ni s'arrêter aux difficultés qu'on y peut
rencontrer, afin seulement de savoir en gros quelles sont les matières dont j'ai
traité; et qu'après cela, si on trouve qu'elles méritent d'être examinées et
qu'on ait la curiosité d'en connaître les causes, on le peut lire une seconde
fois pour remarquer la suite de mes raisons; mais qu'il ne se faut pas derechef
rebuter si on ne la peut assez connaître partout, ou qu'on ne les entende pas
toutes; il faut seulement marquer d'un trait de plume les lieux où l'on trouvera
de la difficulté et continuer de lire sans interruption jusqu'à la fin; puis, si
on reprend le livre pour la troisième fois, j'ose croire qu'on y trouvera la
solution de la plupart des difficultés qu'on aura marquées auparavant, et que
s'il en reste encore quelques-unes, on en trouvera enfin la solution en
relisant.
J'ai pris garde, en examinant le naturel de plusieurs esprits, qu'il n'y en a
presque point de si grossiers ni de si tardifs qu'ils ne fussent capables
d'entrer dans les bons sentiments et même d'acquérir toutes les plus hautes
sciences, s'ils étaient conduits comme il faut. Et cela peut aussi être prouvé
par raison : car, puisque les principes sont clairs et qu'on n'en doit rien
déduire que par des raisonnements très évidents, on a toujours assez d'esprit
pour entendre les choses qui en dépendent. Mais, outre l'empêchement des
préjugés, dont aucun n'est entièrement exempt, bien que ce sont ceux qui ont le
plus étudié les mauvaises sciences auxquels ils nuisent le plus il arrive
presque toujours que ceux qui ont l'esprit modéré négligent d'étudier, parce
qu'ils n'en pensent pas être capables, et que les autres qui sont plus ardents
se hâtent trop, d'où vient qu'ils reçoivent souvent des principes qui ne sont
pas évidents, et qu'ils en tirent des conséquences incertaines. C'est pourquoi
je voudrais assurer ceux qui se défient trop de leurs forces qu'il n'y a aucune
chose en mes écrits qu'ils ne puissent entièrement entendre s'ils prennent la
peine de les examiner; et néanmoins aussi avertir les autres que même les plus
excellents esprits auront besoin de beaucoup de temps et d'attention pour
remarquer toutes les choses que j'ai eu dessein d'y comprendre
En suite de quoi, pour faire bien concevoir quel but j'ai eu en les publiant, je
voudrais ici expliquer l'ordre qu'il me semble qu'on doit tenir pour
s'instruire. Premièrement un homme qui n'a encore que la connaissance vulgaire
et imparfaite que l'on peut acquérir par les quatre moyens ci-dessus expliqués
doit, avant tout, tâcher de se former une morale qui puisse suffire pour régler
les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous
devons surtout tâcher de bien vivre. Après cela, il doit aussi étudier la
logique, non pas celle de l'École, car elle n'est, à proprement parler, qu'une
dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autrui les choses qu'on
sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles
qu'on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon sens plutôt qu'elle ne
l'augmente; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les
vérités qu'on ignore; et, parce qu'elle dépend beaucoup de l'usage, il est bon
qu'il s'exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant des questions
faciles et simples, comme sont celles des mathématiques. Puis, lorsqu'il s'est
acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer
tout de bon à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la
métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est
l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes,
et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la
physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses
matérielles, on examine en général comment tout l'univers est composé; puis en
particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui se
trouvent le plus communément autour d'elle comme de l'air, de l'eau, du feu, de
l'aimant et des autres minéraux. En suite de quoi il est besoin aussi d'examiner
en particulier la nature des plantes, celle des animaux, et surtout celle de
l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui
lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines
sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce
tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à
savoir la médecine, la mécanique et la morale; j'entends la plus haute et la
plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres
sciences, est le dernier degré de la sagesse.
Or, comme ce n'est pas des racines ni du tronc des arbres qu'on cueille des
fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale
utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut
apprendre que les dernières. Mais, bien que je les ignore presque toutes, le
zèle que j'ai toujours eu pour tâcher de rendre service au public est cause que
je fis imprimer, il y a dix ou douze ans, quelques essais des choses qu'il me
semblait avoir apprises. La première partie de ces essais fut un discours
touchant la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les
sciences, où je mis sommairement les principales règles de la logique et d'une
morale imparfaite, qu'on peut suivre par provision pendant qu'on n'en sait point
encore de meilleure. Les autres parties furent trois traités : l'un de la
Dioptrique, l'autre des Météores, et le dernier de la Géométrie. Par la
Dioptrique, j'eus dessein de faire voir qu'on pouvait aller assez avant en la
philosophie pour arriver par son moyen jusques à la connaissance des arts qui
sont utiles à la vie, à cause que l'invention des lunettes d'approche, que j'y
expliquais, est l'une des plus difficiles qui aient jamais été cherchées. Par
les Météores, je désirais qu'on reconnût la différence qui est entre la
philosophie que je cultive et celle qu'on enseigne dans les écoles où l'on a
coutume de traiter de la même matière. Enfin, par la Géométrie, je prétendais
démontrer que j'avais trouvé plusieurs choses qui ont été ci-devant Ignorées, et
ainsi donner occasion de croire qu'on en peut découvrir encore plusieurs autres,
afin d'inciter par ce moyen tous les hommes à la recherche de la vérité. Depuis
ce temps-là, prévoyant la difficulté que plusieurs auraient à concevoir les
fondements de la métaphysique, j'ai tâché d'en expliquer les principaux points
dans un livre de Méditations qui n'est pas bien grand, mais dont le volume a été
grossi et la matière beaucoup éclaircie par les objections que plusieurs
personnes très doctes m'ont envoyées à leur sujet, et par les réponses que je
leur ai faites. Puis enfin, lorsqu'il m'a semblé que ces traités précédents
avaient assez préparé l'esprit des lecteurs à recevoir les Principes de la
Philosophie, je les ai aussi publiés; et j'en ai divisé le livre en quatre
parties, dont la première contient les principes de la connaissance, qui est ce
qu'on peut nommer la première philosophie ou bien la métaphysique : c'est
pourquoi, afin de la bien entendre, il est à propos de lire auparavant les
Méditations que j'ai écrites sur le même sujet. Les trois autres parties
contiennent tout ce qu'il y a de plus général en la physique, à savoir
l'explication des premières lois ou des principes de la nature, et la façon dont
les cieux, les étoiles fixes, les planètes, les comètes, et généralement tout
l'univers est composé, puis en particulier la nature de cette terre et de l'air,
de l'eau, du feu, de l'aimant, qui sont les corps qu'on peut trouver le plus
communément partout autour d'elle, et de toutes les qualités qu'on remarque en
ces corps, comme sont la lumière, la chaleur, la pesanteur, et semblables; au
moyen de quoi je pense avoir commencé à expliquer toute la philosophie par
ordre, sans avoir omis aucune des choses qui doivent précéder les dernières dont
j'ai écrit.
Mais, afin de conduire ce dessein jusqu'à sa fin, je devrais ci-après expliquer
en même façon la nature de chacun des autres corps plus particuliers qui sont
sur la terre, à savoir des minéraux, des plantes, des animaux, et principalement
de l'homme; puis enfin traiter exactement de la médecine, de la morale et des
mécaniques. C'est ce qu'il faudrait que je fisse pour donner aux hommes un corps
de philosophie tout entier; et je ne me sens point encore si vieil, je ne me
défie point tant de mes forces, je ne me trouve pas si éloigné de la
connaissance de ce qui reste, que je n'osasse entreprendre d'achever ce dessein
si j'avais la commodité de faire toutes les expériences dont j'aurais besoin
pour appuyer et justifier mes raisonnements. Mais voyant qu'il faudrait pour
cela de grandes dépenses auxquelles un particulier comme moi ne saurait suffire
s'il n'était aidé par le public, et ne voyant pas que je doive attendre cette
aide, je crois devoir dorénavant me contenter d'étudier pour mon instruction
particulière, et que la postérité m'excusera si je manque à travailler désormais
pour elle.
Cependant, afin qu'on puisse voir en quoi je pense lui avoir déjà servi, je
dirai ici quels sont les fruits que je me persuade qu'on peut tirer de mes
principes. Le premier est la satisfaction qu'on aura d'y trouver plusieurs
vérités qui ont été ci-devant ignorées; car, bien que souvent la vérité ne
touche pas tant notre imagination que font les faussetés et les feintes, à cause
qu'elle paraît moins admirable et plus simple, toutefois le contentement qu'elle
donne est toujours plus durable et plus solide. Le second fruit est qu'en
étudiant ces principes on s'accoutumera peu à peu à mieux juger de toutes les
choses qui se rencontrent, et ainsi à être plus sage : en quoi ils auront un
effet contraire à celui de la philosophie commune; car on peut aisément
remarquer en ceux qu'on appelle pédants qu'elle les rend moins capables de
raison qu'ils ne seraient s'ils ne l'avaient jamais apprise. Le troisième est
que les vérités qu'ils contiennent, étant très claires et très certaines,
ôteront tous sujets de dispute, et ainsi disposeront les esprits à la douceur et
à la concorde : tout au contraire des controverses de l'École, qui, rendant
insensiblement ceux qui les apprennent plus pointilleux et plus opiniâtres, sont
peut-être la première cause des hérésies et des dissensions qui travaillent
maintenant le monde. Le dernier et le principal fruit de ces principes est qu'on
pourra, en les cultivant, découvrir plusieurs vérités que je n'ai point
expliquées; et ainsi, passant peu à peu des unes aux autres, acquérir avec le
temps une parfaite connaissance de toute la philosophie et monter au plus haut
degré de la sagesse. Car comme on voit en tous les arts que, bien qu'ils soient
au commencement rudes et imparfaits, toutefois, à cause qu'ils contiennent
quelque chose de vrai et dont l'expérience montre l'effet, ils se perfectionnent
peu à peu par l'usage : ainsi, lorsqu'on a de vrais principes en philosophie, on
ne peut manquer en les suivant de rencontrer parfois d'autres vérités; et on ne
saurait mieux prouver la fausseté de ceux d'Aristote, qu'en disant qu'on n'a su
faire aucun progrès par leur moyen depuis plusieurs siècles qu'on les a suivis.
Je sais bien qu'il y a des esprits qui se hâtent tant et qui usent de si peu de
circonspection en ce qu'ils font, que, même ayant des fondements bien solides,
ils ne sauraient rien bâtir d'assuré; et, parce que ce sont d'ordinaire ceux-là
qui sont les plus prompts à faire des livres, ils pourraient en peu de temps
gâter tout ce que j'ai fait, et introduire l'incertitude et le doute en ma façon
de philosopher, d'où j'ai soigneusement tâché de les bannir, si on recevait
leurs écrits comme miens ou comme remplis de mes opinions. J'en ai vu depuis peu
l'expérience en l'un de ceux qu'on a le plus cru me vouloir suivre, et même
duquel j'avais écrit en quelque endroit que je m'assurais tant sur son esprit,
que je ne croyais pas qu'il eût aucune opinion que je ne voulusse bien avouer
pour mienne : car il publia l'année passée un livre intitulé Fundamenta physica,
où, encore qu'il semble n'avoir rien mis touchant la physique et la médecine
qu'il n'ait tiré de mes écrits, tant de ceux que j'ai publiés que d'un autre
encore imparfait touchant la nature des animaux, qui lui est tombé entre les
mains; toutefois, à cause qu'il a mal transcrit et changé l'ordre, et nié
quelques vérités de métaphysique, sur qui toute la physique doit être appuyée je
suis obligé de le désavouer entièrement, et de prier ici les lecteurs qu'ils ne
m'attribuent jamais aucune opinion s'ils ne la trouvent expressément en mes
écrits, et qu'ils n'en reçoivent aucune pour vraie, ni dans mes écrits ni
ailleurs, s'ils ne la voient très clairement être déduite des vrais principes.
Je sais bien aussi qu'il pourra se passer plusieurs siècles avant qu'on ait
ainsi déduit de ces principes toutes les vérités qu'on en peut déduire, parce
que la plupart de celles qui restent à trouver dépendent de quelques expériences
particulières qui ne se rencontreront jamais par hasard, mais doivent être
cherchées avec soin et dépense par des hommes fort intelligents, et parce qu'il
arrivera difficilement que les mêmes qui auront l'adresse de s'en bien servir
aient le pouvoir de les faire, et aussi parce que la plupart des meilleurs
esprits ont conçu une si mauvaise opinion de toute la philosophie, à cause des
défauts qu'ils ont remarqués en celle qui a été jusques à présent en usage,
qu'ils ne pourront pas s'appliquer à en chercher une meilleure.
Mais si enfin, la différence qu'ils verront entre ces principes et tous ceux des
autres, et la grande suite de vérités qu'on en peut déduire, leur fait connaître
combien il est important de continuer en la recherche de ces vérités et jusques
à quel degré de sagesse, et à quelle perfection de vie, à quelle félicité elles
peuvent conduire, j'ose croire qu'il n'y en aura aucun qui ne tâche de
s'employer à une étude si profitable, ou du moins qui ne favorise et veuille
aider de tout son pouvoir ceux qui s'y emploieront avec fruit. Je souhaite que
nos neveux en voient le succès, etc.
Principes de philosophie
Première partie (extraits)
par René Descartes
Des principes de la connaissance humaine
1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre
toutes choses en doute autant qu'il se peut.
Comme nous avons été enfants avant que d'être hommes, et que nous avons jugé
tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque
nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison, plusieurs jugements
ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et
nous préviennent de telle sorte qu'il n'y a point d'apparence que nous puissions
nous en délivrer, si nous n'entreprenons de douter une fois en notre vie de
toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d'incertitude.
2. Qu'il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on
peut douter.
Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous
pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques unes
qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous
fassions état qu'elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu'il est
possible de connaître.
3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant il est à remarquer que je n'entends point que nous nous servions d'une
façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la
contemplation de la vérité. Car il est certain qu'en ce qui regarde la conduite
de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont
que vraisemblables, à cause que les occasions d'agir en nos affaires se
passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos
doutes; et lorsqu'il s'en rencontre plusieurs de telles sur un même sujet,
encore que nous n'apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes
qu'aux autres, si l'action ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en
choisissions une, et qu'après l'avoir choisie nous la suivions constamment, de
même que si nous l'avions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.
Mais, d'autant que nous n'avons point maintenant d'autre dessein que de vaquer à
la recherche de la vérité nous douterons en premier lieu si, de toutes les
choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y
en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant a cause que nous
savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et
qu'il y aurait de l'imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés,
quand même ce n'aurait été qu'une fois, comme aussi à cause que nous songeons
presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons
vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont
point ailleurs, et que lorsqu'on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste
plus de marque par où l'on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe
sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.
Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois
très certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes,
encore que d'eux-mêmes ils soient assez manifestes parce qu'il y a des hommes
qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières; mais principalement
parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qui
lui plaît, et que nous ne savons pas .encore si peut-être il n'a point voulu
nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous
pensons mieux connaître; car, puisqu'il a bien permis que nous nous soyons
trompés quelquefois, ainsi qu'il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il
pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre
qu'un Dieu tout-puissant n'est point auteur de notre être, et que nous
subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons
cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d'autant plus de sujet de croire
que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement
abusés.
6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de
croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d'être trompés.
Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il
prendrait plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas d'éprouver en nous une
liberté qui est telle que, toutes les fois qu'il nous plaît, nous pouvons nous
abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas
bien, et ainsi nous empêcher d'être jamais trompés.
7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première
connaissance certaine qu'on peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et
que nous feignons même qu'il est faux, nous supposons facilement qu'il n'y a
point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n'avons point de corps; mais
nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous
doutons de la vérité de toutes ces choses; car nous avons tant de répugnance à
concevoir que ce qui pense n'est pas véritablement au même temps qu'il pense,
que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions
nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit
vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui
qui conduit ses pensées par ordre.
8. Qu'on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l'âme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir
pour connaître la nature de l'âme, et qu'elle est une substance entièrement
distincte du corps; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons
maintenant qu'il n'y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui
existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n'avons pas besoin
d'extension, de figure, d'être en aucun lieu, ni d'aucune autre telle chose que
l'on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons;
et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée
précède celle que nous avons du corps, et qu'elle est plus certaine, vu que nous
doutons encore qu'il y ait aucun corps au monde, et que nous savons certainement
que nous pensons.
9. Ce que c'est que penser.
Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que
nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes; c'est pourquoi non entendre,
vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si
je dis que je vois ou que je marche, et que j'infère de là que je suis; si
j'entends parler de l'action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette
conclusion n'est pas tellement infaillible, que je n'aie quelque sujet d'en
douter, à cause qu'il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je
n'ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place; car cela m'arrive
quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n'avais
point de corps au lieu que si j'entends parler seulement de l'action de ma
pensée ou du sentiment, c'est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait
qu'il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si
absolument vraie que je n'en puis douter, à cause qu'elle se rapporte à l'âme,
qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce
soit.
10. Qu'il y a des notions d'elles-mêmes si claires qu'on les obscurcit en les
voulant définir à la façon de l'École, et qu'elles ne s'acquièrent point par
l'étude, mais naissent avec nous.
Je n'explique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont
je fais état de me servir ci-après, car je ne pense pas que, parmi ceux qui
liront mes écrits, il s'en rencontre de si stupides qu'ils ne puissent entendre
d'eux-mêmes ce que ces termes signifient. Outre que j'ai remarqué que les
philosophes, en tâchant d'expliquer par les règles de leur logique des choses
qui sont manifestes d'elles-mêmes, n'ont rien fait que les obscurcir; et lorsque
j'ai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la
plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n'ai
pas pour cela nié qu'il ne fallût savoir auparavant ce que c'est que pensée,
certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses
semblables; mais, à cause que ce sont là des notions si simples que d'elles-
mêmes elles ne nous font avoir la connaissance d'aucune chose qui existe, je
n'ai pas jugé qu'elles dussent être mises ici en compte.
11. Comment nous pouvons plus clairement connaître notre âme que notre corps.
Or, afin de savoir comment la connaissance que nous avons de notre pensée
précède celle que nous avons du corps, et qu'elle est incomparablement plus
évidente, et telle qu'encore qu'il ne fût point nous aurions raison de conclure
qu'elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est, nous remarquerons qu'il
est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant
n'a aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu'où nous en
apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou
substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous
connaissons d'autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle
davantage de propriétés; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus
en notre pensée qu'en aucune autre chose, d'autant qu'il n'y a rien qui nous
excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement
à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade qu'il y a une terre à
cause que je la touche ou que je la vois : de cela même, par une raison encore
plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause qu'il se
peut faire que je pense toucher la terre, encore qu'il n'y ait peut-être aucune
terre au monde; et qu'il n'est pas possible que moi, c'est-à-dire mon âme, ne
soit rien pendant qu'elle a cette pensée; nous pouvons conclure le même de
toutes les autres choses qui nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui
les pensons, existons, encore qu'elles soient peut être fausses ou qu'elles
n'aient aucune existence.
12. D'où vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.
Ceux qui n'ont pas philosophé par ordre ont eu d'autres opinions sur ce sujet,
parce qu'ils n'ont jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui
pense d'avec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur.
Car, encore qu'ils ne fissent point difficulté de croire qu'ils étaient dans le
monde, et qu'ils en eussent une assurance plus grande que d'aucune autre chose,
néanmoins, comme ils n'ont pas pris garde que par eux, lorsqu'il était question
d'une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et
qu'au contraire ils ont mieux aimé croire que c'était leur corps qu'ils voyaient
de leurs yeux, qu'ils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal
à propos la faculté de sentir, ils n'ont pas connu distinctement la nature de
leur âme.
13. En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de
connaissance certaine d'aucune autre chose.
Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant
qu'elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour
tâcher d'étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les
idées de plusieurs choses; et pendant qu'elle les contemple simplement, et
qu'elle n'assure pas qu'il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées
et qu'aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle
rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations
qui la persuadent si absolument qu'elle ne saurait douter de leur vérité pendant
qu'elle s'y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des
figures; elle a aussi entre ses communes notions que, " si on ajoute des
quantités égales à d'autres quantités égales, les touts seront égaux ", et
beaucoup d'autres aussi évidentes que celle-ci par lesquelles il est aisé de
démontrer que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant
qu'elle aperçoit ces notions et l'ordre dont elle a déduit cette conclusion ou
d'autres semblables, elle est très assurée de leur vérité: mais, comme elle ne
saurait y penser toujours avec tant d'attention, lorsqu'il arrive qu'elle se
souvient de quelque conclusion sans prendre garde à l'ordre dont elle peut être
démontrée, et que, cependant elle pense que l'Auteur de son être aurait pu la
créer de telle nature qu'elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident,
elle voit bien qu'elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce
qu'elle n'aperçoit pas distinctement, et qu'elle ne saurait avoir aucune science
certaine jusques à ce qu'elle ait connu celui qui l'a créée.
14. Qu'on peut démontrer qu'il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d'être
ou d'exister est comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui
sont en soi, et qu'elle y trouve celle d'un être tout-connaissant, tout-puissant
et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu'elle aperçoit en cette
idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe: car encore qu'elle
ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n'y remarque rien qui
l'assure de l'existence de leur objet; au lieu qu'elle aperçoit en celle-ci, non
pas seulement une existence possible, comme dans les autres, mais une existence
absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu'elle voit qu'il est
nécessairement compris dans l'idée qu'elle a du triangle que ses trois angles
soient égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois
angles égaux à deux droits; de même, de cela seul qu'elle aperçoit que
l'existence nécessaire et éternelle est comprise dans l'idée qu'elle a d'un être
tout parfait, elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe.
(...)
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