PAR ELISABETH LEVY *
[ Le Figaro du 10 octobre 2002]
Le mot gauche ne fait plus le bonheur du peuple. Auscultant, armé
de son stéthoscope historique et de son tensiomètre sociologique,
une gauche plurielle en coma dépassé, le journaliste Eric
Dupin (1) met sans doute le doigt sur l'une des plaies les plus vivantes
du socialisme français. Mobilisant électeurs et militants
par l'emploi, souvent talentueux, d'un Verbe sacralisé et héroïque,
mais finalement incantatoire, les dirigeants de la gauche ont fini par
s'affranchir d'une réalité qu'ils n'aiment guère à
supposer qu'ils la connaissent.
« Socialisme », « marxisme », « gauche », « classe ouvrière » : « La gauche du verbe, écrit Dupin, est encore prisonnière du fétichisme des mots. » D'où le pseudo-débat lancé au lendemain de la « dégelée » du 21 avril, selon l'expression de Laurent Fabius, pour déterminer qui serait aujourd'hui l e légitime héritier de la « vraie gauche ». Mais est-ce vraiment la question qui intéresse les électeurs ?
Le problème, souligne Dupin, est bien que, à force de naviguer entre incapacité au pouvoir et trahison des idéaux affichés comme si elle n'avait le choix qu'entre « la régression protestataire et l'abandon gestionnaire », la gauche est devenue simultanément une religion sans dieu et « un contenant sans contenu ».
Qu'on ne se méprenne pas cependant. L'auteur n'appartient pas à la cohorte des traqueurs de coupables et des coupeurs de tête. Il se refuse à accabler le seul Jospin dont le tort principal est d'être arrivé au pouvoir à la fin d'un long cycle de délitement inauguré en 1971. Il préfère rechercher les racines du mal tout au long de l'histoire d'une gauche qui, encombrée par ses mythes, a toujours été « dramatiquement discutailleuse » tout en faisant preuve « d'une grande indigence théorique ». C'est donc d'abord dans la réflexion, et non dans la course frénétique au pouvoir, que la gauche, si elle le peut, se rebâtira.
On ne saurait recenser ici tous les éléments d'un diagnostic à la fois riche et précis, pas plus qu'on ne pourra évoquer l'analyse contrastée et inattendue que Dupin dresse de la « troisième voie » d'Antony Giddens et de la pratique blairiste. Il faut cependant souligner que dans les diverses publications où il a exercé sa plume, Dupin a depuis longtemps observé le divorce croissant entre la gauche et les couches sociales auxquelles elle est supposée s'adresser. Evoquant Georges Marchais qui moquait Valéry Giscard d'Estaing lorsque celui-ci se fixait pour objectif « la disparition de la classe ouvrière et son intégration dans les classes moyennes », Dupin a la dent dure pour la mythique classe-moyennisation qui a constitué le fondement de la politique menée par le PS, alors même qu'ouvriers et employés représentent 56 % de la population active. En appelant à une – improbable – alliance entre « classes moyennes, classes populaires » et « exclus », le Parti socialiste a, en réalité, renoncé à défendre les salariés les plus modestes, rejetés du même coup dans l'enfer du passéisme, de la peur et du repli sur soi : « à la fierté d'appartenir à la classe élue pour sauver l'humanité, s'est substituée la honte de vivre du côté des perdants de la mondialisation ». Seulement, fort de cette observation, Dupin enterre une classe ouvrière à laquelle a, selon lui, succédé un groupe hétérogène des « salariés d'exécution » dépourvus, assure-t-il, de ce que l'on appelait autrefois une consci ence de classe.
Reste, à partir de là, à imaginer un remède qui ne peut que s'apparenter à un électrochoc compte tenu de l'état du malade. En effet, la « cible », le « but », le « chemin » : tout est à refaire. L'auteur ne manque pas de courage intellectuel dès lors que l'histoire, dont il suggère à la gauche de s'affranchir, est aussi la sienne. Pour autant, il ne convainc pas toujours, notamment quand il abandonne la vieille égalité des chances au profit de l'égalité des possibles », réputée plus apte à intégrer la montée de l'individualisme. Mais n'est-ce pas renoncer trop vite à l'idée, voire à l'idéal, d'une conscience collective, qu'elle soit « nationale » ou « de classe » ? N'y a-t-il pas de monde commun après le triomphe de l'individu ? Estimant par ailleurs que les seuls projets cohérents sont, d'une part, celui d'un gauchisme pur et dur qu'il récuse, de l'autre, celui d'un libéralisme de gauche qui semble avoir sa préférence, il enterre sans fleurs ni couronnes la social-démocratie. « Assumer la dimension libérale d'un projet de gauche n'implique nullement d'abandonner la critique du capitalisme », écrit-il. Peut-être encore aimerait-on des précisions sur le libéralisme dont il est question, car, à ce compte-là, comme le démontre brillamment Jean-Claude Michéa dans un essai à paraître (2), Adam Smith était de gauche. Peut-être est-ce sans importance : à voir Eric Dupin déployer autant d'énergie, de culture et d'intelligence pour sauver cette gauche qu'il décrit comme une moribonde en coma dépassé, on se demande s'il ne se rend pas coupable d'acharnement thérapeutique.
* Essayiste. (1) Sortir la gauche du coma, Comprendre les racines d'un désastre, Flammarion, 275 pages, 18 €. (2) Impasse Adam Smith Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Jean-Claude Michéa, Climats, 16 euros, 180 pages.