Libération - Rebonds

Livres. Deux analyses divergentes sur l'échec des socialistes et les moyens de reconstruire le PS.
Autopsies du 21 avril

Par Renaud DELY
jeudi 26 septembre 2002

Sortir la gauche du coma,
comprendre les racines du désastre
Eric Dupin, Flammarion, 275 pp., 19 euros.
L'Adieu au socialisme
Gérard Desportes et Laurent Mauduit, Grasset, 359 pp., 19,5 euros.
 

ne certaine idée du socialisme s'est éteinte au soir du 21 avril. La fin d'un cycle ouvert au congrès socialiste d'Epinay, le crépuscule d'une ère entamée sur le plan idéologique à l'orée du XXe siècle, lors de l'émergence dans les urnes d'un courant politique qui contestait les fondements du capitalisme. Deux ouvrages se penchent sur le cadavre encore tiède : Sortir la gauche du coma, d'Eric Dupin, ancien journaliste à Libération, qui ne désespère pas de ressusciter la social-démocratie au prix d'un délicat dépoussiérage, et L'Adieu au socialisme publié par Laurent Mauduit, journaliste au Monde, et Gérard Desportes, ancien de Libération, qui jettent, eux, une pelletée de terre sur la dépouille en réclamant un retour aux tables de la loi du marxisme. Car si les deux livres dressent des constats de départ cousins, ils divergent sur le reste : les causes du décès, l'identité des assassins et les conditions de la résurrection.

Se livrant à une autopsie sans pitié mais sans parti pris, Eric Dupin décrypte les carences structurelles de la gauche française. Convertie tant bien que mal à l'exercice des responsabilités, elle n'a jamais réussi à nouer une relation apaisée avec le pouvoir. Résultat, du Front populaire à Lionel Jospin, les socialistes ont été ballottés entre deux écueils : «l'impuissance» ­ éprouvée face au «mur de l'argent», aux «200 familles» ou aux contraintes européennes ­ et la «trahison» de leurs engagements. Triste histoire ponctuée d'états d'âme pour les chefs et de désillusions pour les militants. Si la gauche française se condamne à subir cette logique infernale, c'est qu'elle continue de se prosterner devant des mythes poussiéreux. Au coeur de ceux-ci trône le verbe «sacré», totem qui conduit les socialistes à se contenter de quelques références fétiches («classe ouvrière», «front de classes», «marxisme», etc.) en guise de pensée. Cette «gauche du verbe» méprise d'autant plus la réalité qu'elle ne la connaît pas. Ses faiblesses congénitales (élitisme, absence de base sociale, coupure avec le monde syndical et associatif, etc.) la portent davantage aux discussions enfiévrées sur des concepts fumeux qu'à la transformation concrète d'un monde réel avec lequel elle n'entretient qu'un rapport lointain. L'aveuglement de la gauche plurielle sur les conséquences néfastes des 35 heures pour toute une frange de petits salariés illustre ce décalage meurtrier.

Au final, l'analyse rigoureuse d'Eric Dupin relativise les responsabilités de Lionel Jospin dans le naufrage. Dernier descendant d'une longue lignée de fautifs plutôt que principal fossoyeur de la gauche, ce n'est pas tant son élimination dès le premier tour de la présidentielle qui semble accidentelle... que sa victoire surprise aux législatives de 1997.

Le duo Desportes-Mauduit est moins charitable. Dans une charge vigoureuse mais parfois approximative, les auteurs, qui revendiquent leur passé trotskiste, accablent leur ex-camarade de l'Organisation communiste internationaliste (OCI). «Cette histoire est aussi la nôtre», écrivent-ils. Sans doute la raison pour laquelle ils l'ont si mal vécue. En affirmant que son «projet» n'était «pas socialiste», l'ancien Premier ministre a porté le coup de grâce à une «gauche du socialisme» désormais sans objet ni avenir. Les auteurs font du «mensonge» de Jospin sur son appartenance cachée à la petite boutique lambertiste l'acte fondateur de ses renoncements, «la marque de fabrique de la défaite de la gauche du socialisme». S'il a cédé aux sirènes du «social-libéralisme», sous l'influence de deux mauvais génies, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn, fustigés tout au long du livre, s'il a plié sans combattre face aux assauts de l'impitoyable capitalisme anglo-saxon qui a succédé à la «force tranquille» du capitalisme rhénan d'antan, c'est que Jospin savait la bataille perdue d'avance. Affaire de volonté, en quelque sorte. L'époque est aux fonds de pension, à «l'impôt négatif» et aux «ouvertures de capital» des entreprises publiques. Rien d'autre à espérer donc que de faire le gros dos en attendant des jours meilleurs. S'ensuit une accumulation de trahisons et de reniements qui n'ont fait qu'enterrer la gauche sous un vernis «moderne».

D'un pessimisme absolu, leur analyse verse volontiers dans la nostalgie. Ils pleurent les années 70, «le temps où les socialistes avaient une doctrine, un projet, une inspiration» et où François Mitterrand savait «parler la langue de la lutte des classes». Et prônent un salvateur retour à Marx, inusable «boîte à outils» pour «donner sens» à l'action de ceux qui refusent de plier devant la mondialisation libérale. Une issue de secours qui ne séduit qu'en partie Eric Dupin. Car s'il exhorte lui aussi la gauche à renouer avec «l'anticapitalisme», c'est pour lui éviter de se fourvoyer plus longtemps dans un «antilibéralisme» dépassé. Brossant un riche tableau du «grand vent révisionniste» qui a soufflé au fil des années 90 sur la social-démocratie européenne, Dupin invite le PS à ne pas céder au mirage «néogauchiste» des lendemains de défaite et à assumer sa réalité «d'inspiration libérale» pour mieux affronter le nouvel âge du capitalisme. Une exigence pour que la renaissance ne se contente pas, cette fois-ci, de n'être qu'une répétition.