La sondomanie, une exception française
Paru dans "le Monde" du 16 mars 2002


    La France est le pays des fromages, du vin et des sondages. La sondomanie est l’un des traits saillants de « l’exception française ». Aucun autre pays au monde ne fait un usage aussi intensif des enquêtes d’opinion. Les phénomène est quantitatif. On peut estimer à au moins deux le nombre de sondages publiés par jour. Il est aussi qualitatif. Ces chiffres ont un impact sur la vie publique qui n’a d’équivalent dans aucune autre démocratie.
    La première origine du phénomène est institutionnelle. La sondomanie est la conséquence naturelle de l’extraordinaire personnalisation de la vie politique française. Hors cas de cohabitation, le président de la République cumule des pouvoirs exorbitants. Cette monarchie élective est génératrice d’enquêtes d’opinion. Ce n’est pas un hasard si les présidentielles de 1965 ont installé les sondages sur la scène politique. La domination du scrutin élyséen sur le système institutionnel a ensuite rendu obsédante la question du prochain vainqueur. D’où la frénésie des cotes de popularités.
Michel Rocard a pu dénoncer la « course de chevaux » de ces baromètres qui testent régulièrement la popularité des hommes politiques. C’est un fait que les performances sondagières des uns et des autres jouent un rôle considérable dans le déroulement des carrières. En l’absence de primaires, les sondages servent même parfois de mode de sélection des candidats à l’Elysée. Raymond Barre en 1988 et Edouard Balladur en 1995 ne se seraient sans doute pas lancés dans la course présidentielle s’ils n’avaient pas misé sur leur matelas de popularité. Il y a sept ans, de piètres sondages ont incité les militants socialistes à ne pas investir Henri Emmanuelli. Dernièrement, les contre-performances sondagières d’Alain Lipietz ont puissamment contribué à la remise en cause de sa candidature chez les Verts.
La faiblesse des corps intermédiaires est l’autre source de la sondomanie française. Par rapport à d’autres pays, nos partis, syndicats et associations sont faibles. Le Parlement peine à jouer pleinement son rôle d’expression démocratique. Il en résulte un face à face brutal entre l’opinion et l’exécutif. Le cas des conflits sociaux est typique. L’usage a été pris de les faire arbitrer, grâce aux sondages, par « les Français ». Le pouvoir a du mal à résister à un mouvement de protestation populaire. Plus généralement, les gouvernants intériorisent fréquemment l’impossibilité d’agir contre le sentiment populaire du moment. Rocard avait même théorisé, en septembre 1990, qu’une réforme n’était légitime que si elle était acceptée par l’opinion.
La sondomanie renvoie finalement aux carences du système démocratique français. Une enquête Ifop-Ouest-France de janvier 2002 nous apprend que 75% des personnes interrogées estiment que « les sondages ont pris une place trop importante dans la vie politique » ! Les médias ne sont pas étrangers à cet excès. Les sondages servent sans doute de références privilégiées à trop de commentaires et de questionnements.
Eric Dupin