L'observatoire électoral d'Eric Dupin publié dans 

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Paru dans « les Echos » du 25 janvier 2002

Le paradoxe des deux sortants

 Le temps des sondeurs et des journalistes n’est pas celui des électeurs. Si l’échéance présidentielle obsède nombre d’esprits, elle demeure un horizon lointain pour la majorité des citoyens. Même si une bonne douzaine de candidats battent l’estrade, nous n’en sommes qu’aux prolégomènes du combat élyséen. Une lecture attentive des enquêtes d’opinion montre d’ailleurs que cette phase de pré-campagne a été pauvre en rebondissements. Le phénomène le plus spectaculaire a été le surgissement de Jean-Pierre Chevènement. Mais, depuis l’automne dernier, le candidat issu du Mouvement des citoyens plafonne autour de 10% des intentions de vote. Le score virtuel de Jean-Marie Le Pen s’est également redressé. Là encore, il stagne dans les eaux des 9%. Depuis octobre 2001, aucun mouvement notable n’est venu perturber les rapports de forces entre l’ensemble des candidats déclarés ou supposés.
 La structuration actuelle de l’opinion n’en est pas moins riche d’enseignements. Le plus frappant est sans doute la faiblesse paradoxale du score attribué, au stade actuel, à Jacques Chirac et à Lionel Jospin. Les deux « sortants » du pouvoir exécutif, protégés par leur position institutionnelle, devraient d’autant mieux dominer, à ce stade, la scène qu’ils jouissent chacun d’une enviable popularité. Les six instituts qui testent le jugement des Français à l’égard du président de la République et du Premier ministre s’accordent pour leur attribuer des soldes positifs – ce qui est remarquable au bout de cinq années de gouvernement. Leurs bilans sont favorablement appréciés. Or, les deux favoris de l’élection présidentielle ne recueillent actuellement qu’une petite moitié des intentions de vote. C’est peu si l’on songe au risque de décrochage auquel l’entrée en campagne les exposera. Rappelons que François Mitterrand et Jacques Chirac avaient obtenu ensemble 53,7% des suffrages au premier tour de la présidentielle de 1988 – le scrutin qui se rapproche le plus de celui du printemps prochain par sa configuration.
 La faiblesse relative de Chirac est mise en relief par l’absence de rivaux menaçants. François Bayrou et Alain Madelin ne lui font guère d’ombre. En dépit de cette situation de quasi-monopole à droite, le président sortant se situe en moyenne à 26% des intentions de vote. Un score inférieur au premier tour peu prometteur de Valéry Giscard d’Estaing en 1981 (27,8%). Présidents sortants et réélus, Charles de Gaulle et François Mitterrand se situaient bien au-dessus de ce chiffre en 1965 et 1988. Cette piètre performance renvoie sans doute à une carence de l’image personnelle du président sortant.
 Le problème de Jospin est de nature plus politique. Le créateur de la « gauche plurielle » souffre de la dispersion de sa majorité. Toutes ses composantes ont décidé d’aller au combat sous leur propre drapeau. Jean-Pierre Chevènement et Noël Mamère semblent disposer d’un potentiel non négligeable. Jospin ne rassemblerait, au premier tour, que moins d’un électeur de gauche (extrême compris) sur deux. Les candidats supposés du RPR et du PS ont en commun certains handicaps. L’ambiguïté de leurs bilans et de leurs projets est patente. Ces confusions se traduisent par d’étonnantes inversions de rôle. A en croire une enquête Ipsos-Figaro-Europe 1, les Français feraient plus confiance à Jospin en matière économique tandis qu’ils préféraient Chirac concernant l’Etat.
 S’il est très probable que le second tour opposera les deux têtes de l’exécutif, les études des instituts n’autorisent pas à l’affirmer avec certitude. Selon la dernière enquête Ifop-L’Express-BFM-I Television, respectivement 54 et 56% des sondés ne « souhaitent pas » que Jospin ou Chirac soit élu président. Le cas Chevènement est générateur d’incertitudes. Sa stabilité actuelle est trompeuse. Lorsque la vraie campagne démarrera, il connaîtra comme tous les autres candidats, l’épreuve de vérité. D’un côté, son champ d’expansion est vaste. D’après une enquête Ipsos-le Point, 24% des électeurs choisissant Chirac se reporteraient sur Chevènement en second choix. Le candidat qui prétend transcender le clivage droite-gauche est aussi celui qui est susceptible d’attirer le plus d’électeurs de Jospin : 31% d’entre eux seraient disposés à se reporter sur Chevènement. Mais la médaille a son revers. Cet électorat virtuel est d’une incroyable friabilité. Son spectre d’influence est à la fois excessivement étroit sociologiquement (catégories favorisées et âgées) et trop large politiquement (de la droite à la gauche) pour être stable. Chevènement est apparemment condamné à grimper ou à descendre l’escalier des sondages. Beaucoup dépendra des conditions d’entrée en campagne des deux favoris.
Eric Dupin


Paru dans « les Echos » du 8 février 2002

Turbulences et glorieuse incertitude

 La pré-campagne se meurt tandis que la vraie compétition présidentielle naît péniblement. Cette délicate phase de transition est génératrice de turbulences. Au fur et à mesure que tous les candidats descendent dans l’arène électorale, les chiffres publiés par les instituts de sondages changent de nature. Les popularités déguisées en suffrages virtuels se transforment progressivement en intentions de vote. Bien plus que le climat nauséabond des « affaires », c’est ce phénomène qui explique les mouvements récents de l’opinion.
 Jacques Chirac subit un décrochage quasi-général dans les études réalisées à partir de la fin janvier. Les réunions de campagne peu discrètes organisées à l’Elysée le week-end des 26 et 27 janvier symbolisent parfaitement l’inconfort de la position actuelle du président sortant. Chirac est dans l’impossibilité de rééditer la performance de François Mitterrand qui, à l’issue d’un suspense savamment orchestré, ne s’était déclaré que très tardivement en 1988. Il est de plus en plus candidat dans l’esprit des Français tout en ne profitant pas de la dynamique d’une campagne qu’il repousse. Celle-ci ne sera, au demeurant, pas aisée à calibrer. L’Ifop précise que les sondés ont une perception pour le moins mitigée du bilan du septennat chiraquien. Quant au « projet », le flou des propositions arrêtées par le RPR le 2 février augure mal de la clarté du futur dessein chiraquien.
 Lionel Jospin ne profite pas de la décrue présidentielle. S’il gère mieux que son rival le processus de mutation de dirigeant de l’exécutif en candidat, il souffre lui aussi de sérieux handicaps. Le Premier ministre aurait tort de trop miser sur l’image d’honnêteté et de compétence que les Français lui reconnaissent. Une enquête de la Sofres montre que, curieusement, une majorité de personnes interrogées se déclarent « déçues » par son action depuis 1997 tout en la jugeant majoritairement positive. Là encore, le candidat socialiste devra trouver un souffle allant bien au-delà du timide projet récemment adopté par le PS.
 En attendant que Chirac et Jospin sortent l’épée du fourreau, Jean-Pierre Chevènement franchit un nouveau seuil de crédibilité. Non seulement il passe de 10 à 12% des intentions de vote en moyenne, mais une analyse détaillée des études indique un élargissement sociologique de son audience. Les instituts CSA et Ipsos pointent un renforcement de ses positions chez les jeunes et dans les milieux populaires. Alors que la situation de l’emploi se dégrade et que la sécurité occupe la première place des préoccupations de l’électorat, la thématique de Chevènement porte. D’autant plus que sa stature surplombe désormais sans conteste celle des autres candidats déclarés, selon une enquête Ipsos-Figaro-Europe 1. C’est lui qui incarne le mieux le changement et le renouveau politique tout en disposant d’une « envergure » présidentielle qui manque même à ceux qui, comme Jean-Marie Le Pen, confirment leur influence.
 On se gardera bien de prolonger mentalement les courbes de la dernière période pour imaginer un avenir plus incertain que jamais. A onze semaines du premier tour de la présidentielle, les Français découvrent l’offre électorale avec une exceptionnelle perplexité. Selon l’enquête Ipsos-France 2, seulement 38% d’entre eux ont fait un choix définitif. Plus surprenant encore, cette retenue touche aussi l’électorat potentiel des grands candidats (45% pour Jospin et 40% pour Chirac). L’institut BVA a même noté une dégradation du taux de certitude de choix d’une enquête à l’autre. C’est dire si l’électorat est fluide. Sa disponibilité pour des mouvements de grande ampleur au regard des rapports de force actuels ne doit pas être sous-estimée.
 A cet égard, le feuilleton des « affaires » et des coups bas échangés n’a pas l’influence que lui attribuent souvent les commentateurs politiques. En 1995, ce n’est pas l’affaire Schuller-Maréchal qui fit chuter Edouard Balladur, mais son entrée catastrophique en campagne, sans idée force ni programme digne de ce nom. Assez blasés sur la vertu des hommes politiques, les électeurs n’en attendent pas moins d’eux quelque raison d’espérer en rapport avec leurs soucis concrets. Qui saura le mieux chevaucher les attentes, au demeurant contradictoires, de la société française ? C’est la glorieuse incertitude de ce scrutin sans favori. Même si les intentions de vote de second tour n’ont guère de signification, on s’amusera de noter que deux instituts donnent Jospin gagnant, deux Chirac et deux une stricte égalité. Encore faudrait-il que le second tour oppose les deux têtes de l’exécutif…
Eric Dupin


Paru dans « les Echos » du 22 février 2002

La bipolarisation à l'épreuve

 Comment se porte le clivage droite-gauche ? La réponse à cette question devient décisive dés lors que s’engage véritablement la bataille présidentielle. Au palais de l’Elysée comme à l’hôtel Matignon, on espère vivement que l’entrée en campagne des deux favoris réactivera la bipolarisation qui est une des caractéristiques de la Vème République. Partout ailleurs, on ne désespère pas de desserrer l’étau d’un duel Chirac-Jospin qui occulterait les enjeux du premier tour.
 Les effets de la déclaration de candidature anticipée de Jacques Chirac, le 11 février, semblent renforcer la première thèse. Les quatre dernières enquêtes réalisées depuis cet événement ont révélé un sursaut des intentions de vote en sa faveur de un à deux points. Certains sondages ont même noté une remontée simultanée de Lionel Jospin, comme si les deux camps se remobilisaient autour de leurs champions. Si l’entrée en lice du leader socialiste, le 20 février, provoque le même type de phénomène, les autres candidats ont du souci à se faire. A droite, d’ores et déjà, la descente dans l’arène de Chirac a coûté quelques-uns uns de leurs rares points à François Bayrou et Alain Madelin, descendus en moyenne autour de 3% des intentions de vote.
 Pour autant, l’officialisation de la candidature Chirac n’a pas bouleversé la donne électorale. Si l’annonce d’Avignon a permis au président sortant d’améliorer ses positions face à son principal rival, elle n’a pas creusé d’écart décisif. La dernière enquête Sofres-Nouvel Observateur met en évidence un équilibre dans les souhaits de victoire (39% pour Chirac et 41% pour Jospin). La résistance des intentions de vote en faveur de Jean-Pierre Chevènement, qui se sont en moyenne tassées aux alentours de 11%, est symptomatique des limites d’une dynamique de rebipolarisation. Un nombre croissant d’électeurs refusent de se situer sur l’axe classique droite-gauche. Les enquêtes approfondies réalisées par la Sofres sous la conduite du sociologue Guy Michelat montrent que la proportion de ceux qui ne se classent « ni à droite ni à gauche » a grimpé de 19% en 1995 à 24% en 1997 pour atteindre 45% en 2001.
 Ces études indiquent aussi que si le pessimisme a reculé en France ces dernières années, il reste très largement répandu dans les catégories populaires. L’influence des forces de contestation du système, qui s’appuient sur ce désarroi, oppose une autre obstacle à la polarisation classique. Les candidats extrémistes de droite et de gauche cumulent environ 18% des intentions de vote. Leurs électeurs sont de plus en plus entrés en dissidence par rapport au « camp » auquel ils ne sont que très théoriquement rattachés. Les soutiens immédiatement obtenus par le candidat des « chasseurs » Jean Saint-Josse – crédité de 2 à 3,5% des suffrages virtuels – sont un signe supplémentaire de la crise du clivage binaire.
 Dans ce contexte, le poids des enjeux pèsera plus lourd dans la campagne que les réflexes traditionnels d’identification idéologique ou partisane. Moins fidèles et plus mouvants que jamais, les électeurs ne se détermineront pas essentiellement sur le bilan des uns et des autres, ni même sur la personnalité des candidats, mais bien sur les « issues ». Dans sa déclaration de candidature, Jospin a pris soin de suggérer une série de réformes. Même s’il l’a évoquée en second, la « sécurité » est incontestablement la première des préoccupations de Français. La gravité du phénomène tient à ce qu’il ne renvoie pas seulement aux actes des délinquance mais à une insécurité plus large provoquée par la dégradation des normes sociales. La France souffre d’une crise d’autorité aux multiples déclinaisons. Traditionnellement, la droite est plus à l’aise sur ce terrain. Une majorité de sondés espèrent d’ailleurs qu’une élection de Chirac aurait des « effets positifs » sur l’insécurité. Mais d’autres candidats, comme Jean-Pierre Chevènement ou Jean-Marie Le Pen, ne sont pas plus mal placés que le président sortant pour soulever le problème.
 Les préoccupations économiques et sociales n’ont pas pour autant disparu. Dans ces domaines, Jospin apparaît plus crédible que Chirac. Si la défense des acquis sociaux fait partie du patrimoine de la gauche, il est plus récent que les Français la parent de qualités en matière économique. Une enquête CSA-France 3-France info nous apprend que 36% des personnes interrogées font plus confiance à Jospin « pour baisser les impôts » contre seulement 27% à Chirac. La pondération entre les questions sociétales et économiques, dans l’esprit des électeurs, est difficile à apprécier. Car elles sont finalement toutes deux liées à une même dimension sociale.



Paru dans « les Echos » du 8 mars 2002

Le premier tour aura bien lieu

    Il est souvent tentant d’aller plus vite que la musique. Les cinq dernières enquêtes d’opinion attribuent de 50 à 52% d’intentions de vote à Lionel Jospin au second tour. Plus aucun institut ne donne l’avantage à Jacques Chirac, ce qui était encore fréquemment le cas il y a quelques semaines. Si ce mouvement est incontestable, il doit être interprété avec la plus grande prudence. Dans le contexte actuel d’indécision et de fluidité du corps électoral, les réponses portant sur le tour décisif, alors que la campagne de premier tour ne fait que commencer, sont à prendre avec des pincettes. Si ces chiffres influencent le moral des acteurs et la tonalité des commentaires, ils ne préjugent en rien d’un tournant décisif.
    Le principal enseignement de la dernière période concerne Chirac. Le moins qu’on puisse dire est que ses trois premières semaines de campagne n’ont pas été couronnées de succès. Alors que ses votes virtuels de premier tour avaient grimpé en moyenne à 25% après sa déclaration de candidature du 11 février, elles ont ensuite dégringolé pour rejoindre le score de Jospin aux alentours de 22%. L’avance du président sortant sur son rival a aujourd’hui complètement fondu. Depuis le début de l’année, Chirac s’est affaissé en moyenne de cinq points. Les Français jugent très sévèrement son début de campagne. Selon la dernière étude Ipsos-Figaro-Europe 1, les trois qualificatifs qui la caractériseraient le mieux seraient : « ennuyeuse » (37 %), « manquant de souffle » (35 %) et « démagogique » (34%). Le fameux « dynamisme » chiraquien ne vient que loin derrière avec 20% de citations. Candidat pour la quatrième fois consécutive à l’élection présidentielle, la « bête de campagne » corrézienne n’est peut-être plus ce qu’elle était. Qui plus est, Chirac souffre d’une image personnelle dégradée.
    Par un phénomène de vases communicants, Jospin profite, dans les intentions de vote de second tour, des déboires de son adversaire. Mais il est notable que le Premier ministre, devenu officiellement candidat le 21 février, n’est propulsé par aucune dynamique positive. Il a simplement retrouvé sa moyenne de 22% des intentions de vote qui était la sienne avant l’entrée en scène de Chirac. L’enquête Ipsos citée plus haut n’est pas plus tendre pour Jospin. Sa campagne est, elle aussi, perçue comme « ennuyeuse » (42%), « manquant de souffle » (32%) et « démagogique » (22%). La quatrième réponse est même négative puisque 21% la trouvent « agressive ». Le candidat socialiste n’a toujours pas réussi à identifier politiquement sa candidature autour d’un projet clair et attrayant.
    Les difficultés rencontrées par le duo de l’exécutif ne font cependant pas le bonheur de Jean-Pierre Chevènement. L’outsider du cru élyséen 2002 ne s’est certes pas effondré lorsque les deux grands candidats se sont déclarés. Mais la surexposition médiatique dont ont profité, de l’aveu même du Conseil supérieur de l’audiovisuel, ceux qu’il appelle « les deux candidats officiels » l’a fait glisser sur la pente des sondages. Après avoir tutoyé les 12% d’intentions de vote, il est désormais redescendu aux alentours de 10%. Dans ces eaux-là, le voici rattrapé par Jean-Marie Le Pen. Chevènement peine visiblement à donner un second souffle à sa campagne. S’il peut miser sur un rejet des deux « sortants », son positionnement « et droite et gauche » risque de l’enfermer dans une forme inédite de centrisme au potentiel électoral limité. On imagine mal l’ancien ministre socialiste supplanter Chirac comme finaliste de la droite. Sa ligne actuelle ne lui permet guère de mordre sur l’électorat de gauche, opération indispensable s’il veut doubler Jospin. L’électorat populaire mécontent a plutôt l’air d’être aspiré par Arlette Laguiller. En nette progression, la candidate vétérante de Lutte Ouvrière atteint désormais en moyenne 8% des intentions de vote.
    La bataille du premier tour ne pourra être escamotée. Une enquête Ifop-L’Express-BFM-i Télévision indique que 59% des sondés ne « souhaitent pas l’élection » de Jospin, 60% ne voulant pas non plus celle de Chirac. L’attente d’un duel Chirac-Jospin le 5 mai reste tiède dans l’opinion. A en croire l’étude Sofres-Nouvel Observateur, 44% des personnes interrogées préfèreraient un tel scénario contre 23% un duel Chevènement-Jospin et 20% une confrontation Chevènement-Chirac. Les sondés déclarent percevoir plus de différences entre Chevènement et les deux chefs de l’exécutif qu’entre Chirac et Jospin. La manière dont les candidats sauront convaincre de leur originalité programmatique jouera un rôle de poids dans la période qui s’ouvre.

Série 1: Chirac: Série 2: Jospin: Série 3: Chevènement; Série 4: Le Pen; Série 5: Laguiller

Paru dans « les Echos » du 15 mars 2002

La montée des forces protestataires

    Le durcissement de l’affrontement entre Jacques Chirac et Lionel Jospin focalisera-t-il la compétition entre les deux hommes ou leur nuira-t-il ? Réalisées en fin de semaine précédente, les dernières enquêtes publiées ne permettent pas de répondre à la question. Le tour très polémique pris par le combat entre les deux favoris de l’élection présidentielle ne pourra rester sans conséquences. Si Jospin a pu apparaître comme l’agresseur, la riposte très idéologique de Chirac n’est pas forcément en phase avec les attentes de l’électorat. Celui-ci peut être irrité par un climat de campagne où les attaques personnelles (Chirac « vieilli ») et abstraites (dénonciation de « l’idéologie socialiste ») l’emportent sur le débat de fond.
    Si tel est le cas, la tendance de fond d’une montée des forces protestataires risque de se poursuivre. Depuis l’automne dernier, la mesure des intentions de vote fait apparaître un recul assez régulier des candidats soutenus par une formation appartenant ou ayant participé au gouvernement (Bayrou, Chevènement, Chirac, Hue, Jospin, Madelin, Mamère, Pasqua). Ce groupe hétéroclite de candidats recule de quatre points entre octobre 2001 et le début mars. En son sein, c’est le président de la République qui est le plus atteint. En baisse de deux points sur la période, il doit désormais se contenter de 23% des intentions de vote moyennes. Les baisses les plus prononcés concernent ensuite François Bayrou (3%) et Alain Madelin (3%). Vient ensuite le Premier ministre qui cède un point pour se retrouver à 22% des suffrages virtuels. Autrement dit, ce sont les candidats issus des trois principales formations gouvernementales (PS, RPR, UDF d’hier) qui sont les premières victimes de l’actuelle campagne.
    Les seuls candidats qui gagnent du terrain se situent aux extrêmes de l’échiquier politique. Arlette Laguiller progresse de plus de deux points pour atteindre une moyenne de 8% des intentions de vote. En gagnant un point, Jean-Marie Le Pen est désormais coté aux alentours de 9%. L’ensemble des candidats extrémistes (Besancenot, Laguiller, Le Pen, Mégret) capitalisent désormais environ 20% des intentions de vote. Un cinquième de l’électorat est attiré par des forces qui contestent radicalement le système en place. Cette tentation est particulièrement répandue dans certains milieux populaires. Selon la Sofres, 34% des ouvriers voteraient pour l’un de ces candidats extrémistes.
    Cette dynamique protestataire ne doit pas être lue au travers d’une grille idéologique. De même que nombre d’électeurs de Le Pen ne se sentent pas d’extrême droite, une majorité des supporters de Laguiller ne sont nullement des révolutionnaires. Le phénomène Laguiller est plus populiste que prolétarien. La candidate de Lutte ouvrière trouve proportionnellement autant de soutiens parmi les professions intermédiaires que chez les ouvriers. Son succès tient d’abord à son extériorité vis-à-vis des jeux du pouvoir. D’une toute autre manière, le succès relatif du candidat des chasseurs Jean Saint-Josse (2%) témoigne d’une même méfiance à l’égard de l’univers politique.
    Cet état de l’opinion explique peut-être les aventures sondagières heurtées de Jean-Pierre Chevènement. Sur notre période de référence, le « candidat de la nation » est en léger recul. Il se situe désormais en dessous des 10% d’intentions de vote après avoir grimpé à 12%. Certains instituts de sondages lui attribuent dernièrement une forte chute d’influence tandis que d’autres mesurent une certaine stabilité. Quoi qu’il en soit, Chevènement n’a toujours pas réussi à faire « turbuler le système ». Son discours quelque peu incantatoire n’embraye pas sur les inquiétudes populaires. A force de se projeter vers le second tour, Chevènement a peut-être négligé de mener une vraie campagne de premier tour où il s’agit moins de rassembler les contraires que de mobiliser un fort courant d’opinion. L’ancien ministre de l’Intérieur peut cependant espérer profiter d’une éventuelle dégénérescence du climat électoral.
    A moins qu’une triste campagne ne conduise trop de citoyens à refuser d’y participer. Les sondeurs s’attendent à ce que l’on batte, le 21 avril, le record du taux d’abstention pour un premier tour de scrutin présidentiel (22,4% des inscrits en 1969). Certains imaginent même que 30% des électeurs bouderont les urnes. Les jeunes et les milieux populaires sont les moins mobilisés. L’apathie électorale peut être à la fois favorisée par la pléthore de candidats, qui rend le choix difficile, et l’impression que le premier tour ne sert à rien, si Chirac et Jospin semblent d’ores et déjà qualifiés pour le second. Dans cinq semaines, la démocratie française subira un sérieux examen de santé.

Evolution des intentions de vote depuis octobre 2001

De gouvernement : Somme des intentions de vote des candidats soutenus par une formation appartenant ou ayant participé au gouvernement (Bayrou, Chevènement, Chirac, Hue, Jospin, Madelin, Mamère, Pasqua).
Extrêmes : Sommes des intentions de vote se portant sur Besancenot, Laguiller, Le Pen et Mégret.
Moyennes mobiles calculées à partir des enquêtes CSA, BVA, Louis-Harris, Ifop, Ipsos et Sofres
Paru dans « les Echos » du 22 mars 2002

Un drôle de premier tour

    La mayonnaise ne prend toujours pas. La vraie-fausse campagne présidentielle de premier tour laisse les Français perplexes. Seule une courte majorité de sondés (53% selon la Sofres) déclarent s’y « intéresser ». Le Conseil supérieur de l’audiovisuel a beau rappeler les médias à l’équité, Jacques Chirac et Lionel Jospin monopolisent un espace en décalage avec les attentes d’un électorat émietté. D’incertaines intentions de vote de second tour donnent abusivement l’impression d’une France déjà coupée en deux. Après un peu plus d’un mois de campagne pour le candidat-président et un peu moins pour son rival, l’électorat ne s’est, en réalité, toujours pas cristallisé en faveur de l’un d’entre eux.
    Toutes les enquêtes convergent vers l’absence d’appétit persistant en faveur des deux favoris. Selon l’Ifop, seulement 37% des personnes interrogées souhaitent l’élection de Chirac ou bien celle de Jospin. Ces pourcentages sont même en baisse depuis le début de l’année. L’institut Ipsos constate qu’une majorité relative de sondés espèrent que l’un et l’autre seront « battus ». La Sofres exprime d’une autre manière l’embarras de l’opinion : 39% espèrent la victoire de Chirac, 39% celle de Jospin et 22% ne se prononcent pas. Attaques personnelles, procès d’intention, polémiques en tous genres, rien n’y change. Le duel Chirac-Jospin est loin de passionner les Français.
    Les mouvements qui profitent conjoncturellement à l’un ou à l’autre se révèlent non durables. Au tout début mars, certains ont cru déceler une envolée de Jospin. Le candidat socialiste grimpa à une moyenne de 23% des intentions de vote de premier tour et était donné gagnant au second. Il est redescendu dans les eaux des 21%, soit deux points de moins qu’un Chirac qu’il égalait alors. Les derniers chiffres crachés par les six instituts de sondages lui attribuent une fourchette allant de 19 à 23%. Jospin n’apparaît nullement assuré de retrouver son score de premier tour (23,3%) de 1995.
    Chirac n’est guère mieux loti. Il est actuellement estimé entre 22 et 25,5% des intentions de vote de premier tour avec une moyenne de 24%. Le candidat de l’Elysée peut certes se féliciter d’avoir creusé l’écart avec son rival. Mais Chirac ne se situe aujourd’hui qu’un point au-dessus de son niveau d’avant son entrée en campagne après s’être hissé aux alentours de 25%. Il souffrira peut-être prochainement d’une concurrence revigorée à droite. François Bayrou est passé d’une moyenne de 3 à 4% des intentions de vote depuis la fin février.
    Jean-Pierre Chevènement a cessé de profiter des réserves des Français à l’égard du couple des sortants. Son cas pose un réel problème aux sondeurs. Les évaluations des différents instituts ne forment pas une fourchette mais un râteau : de 6,5% à 11% des intentions de vote pour les dernières enquêtes réalisées dans la même période. Au couple Ifop-Ipsos qui estime un Chevènement relativement stable autour de 10-11% s’oppose le couple BVA-Sofres qui le voit plonger vers les 6,5-7%. Pour ce candidat idéologiquement atypique et sans historique électoral, les sondeurs ne s’accordent si sur son niveau d’influence ni sur l’évolution de ses soutiens. En tout état de cause, la dynamique Chevènement apparaît au moins enrayée. Son électorat potentiel demeure l’un des plus susceptibles de changer d’avis, une fraction de ses supporters étant tentée de rallier Jospin.
    La seule vraie dynamique de campagne porte toujours Arlette Laguiller. Créditée de 7 à 10%, elle se situe désormais en moyenne à 9% des intentions de vote, soit devant Chevènement et presque au niveau de Le Pen. Sa candidature protestataire attire des électeurs d’horizons incroyablement divers. Selon l’Ifop, le vote « Arlette » serait le deuxième choix des électeurs de Jospin qui disent pouvoir changer d’avis ! Dans un autre sens, les électeurs hésitants de Laguiller se reporteraient prioritairement sur Le Pen… La passionnaria de Lutte Ouvrière obtient, toujours selon l’Ifop, ses meilleurs scores chez les jeunes (12%) et les employés (16%).
    A ses côtés, Robert Hue fait pâle figure. Depuis le début de la campagne, le candidat communiste reste désespérément fixé à une moyenne de 5,5% des intentions de vote. Le « parti de la classe ouvrière » s’est volatilisé. Hue ne recueille que 4% des voix des ouvriers selon l’Ifop et 7% d’après la Sofres (contre respectivement 9 et 12% pour Laguiller). L’ex-publicitaire Frédéric Beigbeder ne sera pas le sauveur suprême du PCF. Pour le reste, espérons qu’un recentrage du débat sur les programmes lestera de contenu cette drôle de campagne. Sans trop d’illusion.


Paru dans « les Echos » du 29 mars 2002

La productivité médiatique des candidats

    Aucune tendance nouvelle n’émergeant des dernières enquêtes, tentons d’évaluer l’efficacité des différentes campagnes. Question particulièrement complexe. Image du candidat, perception de son programme, appréciation de sa stratégie : la conquête d’un électorat mêle des facteurs quantitatifs et qualitatifs difficilement mesurables.
    Contentons-nous d’estimer la « productivité médiatique des candidats ». La télévision ne fait certes pas l’élection. S’il en était ainsi, Edouard Balladur aurait été sacré à l’Elysée en 1995. Mais le petit écran est devenu la scène majeure du combat préélectoral. La différence de traitement médiatique des divers postulants au scrutin présidentiel a d’ailleurs provoqué une polémique. Non seulement les « petits candidats » se sont plaints de la faveur accordée par les chaînes de télévision aux deux favoris de la compétition, mais le Conseil supérieur de l’audiovisuel a multiplié les mises en garde.
    Le CSA – à ne pas confondre avec l’institut de sondage homonyme – a salué, dans son communiqué du 26 mars une « inversion de tendance », la part de couverture réservée à Jacques Chirac et Lionel Jospin diminuant. L’égalité de traitement entre les candidats reste cependant loin d’être respectée, même en tenant compte de leur différence d’audience. C’est ce que prouve notre petit calcul. A combien de minutes d’antenne correspond un point d’intention de votes ? Nous avons retenu les totalisations effectuées par le CSA du 1er au 22 mars pour les journaux de TF1, France 2 et France 3 de la tranche horaire 19H-20H. Il s’agit des temps d’antenne accordés aux candidats et à leurs soutiens. Un autre calcul se limitant aux prestations diffusées par la seule TF1 du 1er janvier au 22 mars ne donnait pas de résultats très différents. Les intentions de vote retenues constituent la moyenne des cinq dernières enquêtes réalisées par les instituts de sondages.
    Les résultats de ce calcul posent un problème d’interprétation. L’égalité parfaite de traitement des candidats – de Jacques Chirac à Daniel Gluckstein – serait utopique. Mais le postulat d’équité selon lequel les télévisions devraient accorder à chacun un part strictement équivalente à son audience du moment est tout à fait contestable. Au demeurant, le sens de la relation entre exposition médiatique et influence sondagière n’est pas évident. Une forte présence sur les écrans stimule-t-il l’électorat virtuel ? En sens inverse, de bons sondages multiplient-ils les invitations sur les plateaux ?
    Toujours est-il que le décalage entre le degré d’exposition télévisuelle et l’influence potentielle des candidats est flagrant. Un point de sondage équivaut à quelques six minutes d’antenne pour Lionel Jospin, mais à un peu moins de deux pour Arlette Laguiller. L’écart maximal de notre indice va de 1 à 3. C’est beaucoup. On remarquera, sans surprise, que les deux principaux candidats extrémistes sont les moins bien lotis médiatiquement. Comme la candidate de Lutte Ouvrière, Jean-Marie Le Pen n’a pas besoin d’occuper les écrans pour faire passer son message. Ces deux candidats expérimentés du combat présidentiel ne souffrent guère de cet ostracisme grâce à la simplicité de leur discours en phase avec l’humeur protestataire d’une large fraction de l’opinion. A la limite, leur marginalité par rapport au système médiatique les protège.
    On note avec quelque étonnement le sous-traitement de Noël Mamère, pourtant lui-même ancien journaliste de télévision et qui menace de retourner dans la presse en cas d’insuccès électoral. Son récent haussement de ton sur le nucléaire tient peut-être à la prise de conscience qu’un candidat Vert se doit de porter avec plus de conviction un discours écologiste.
    Viennent ensuite toute une série de candidats qui se situent dans une honnête moyenne selon notre indicateur. C’est notamment le cas de Jean-Pierre Chevènement qui s’est pourtant plaint d’être défavorisé par les grands médias. Ce résultat tend à prouver que l’enrayement de sa campagne relève d’abord d’un problème stratégique. Le candidat du « Pôle républicain » s’est enfermé dans une campagne répétitive d’opposition à « Chirospin » qui ne lui a pas permis de développer suffisamment son projet autour de propositions évocatrices.
    Reste le cas Jospin. Le candidat socialiste est, de loin, celui dont la productivité médiatique est la plus faible. Comme si une série de maladresses parasitaient sa campagne. De l’aveu de « naïveté » sur l’insécurité aux propos ambigus sur le cannabis en passant par la gêne devant les ouvriers de Danone et de drôles d’excuses (« ce n’est pas moi »), Jospin a multiplié les impairs. Heureusement pour lui, Chirac arrive en troisième position dans ce hit-parade de l’improductivité télévisuelle. « Supermenteur » est sans doute passé par-là.

Paru dans « les Echos » du 5 avril 2002

Dispersion et focalisation

    Jamais autant de candidats ne se seront lancés dans la course à l’Elysée. La richesse de l’offre électorale est prometteuse d’un premier tour marqué par une forte dispersion des bulletins de vote. De l’extrême droite à l’extrême gauche, il y a en pour tous les goûts. Pour la première fois depuis l’instauration de l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct, tous les partis ont cherché à courir sous leurs propres couleurs. Loin d’être le lieu d’une mystérieuse rencontre entre un peuple et son guide, l’élection présidentielle est bel et bien devenue l’affaire des partis.
    Les deux favoris de la compétition sont les premiers à faire les frais de ce phénomène d’éclatement. Ensemble, Jacques Chirac et Lionel Jospin n’attirent plus que 41% des suffrages virtuels alors qu’ils en rassemblaient encore une petite moitié à l’automne – ce qui était déjà inhabituellement bas. Les deux candidats issus du pouvoir exécutif sortant souffrent certainement aussi d’un regain de pessimisme des Français. Selon le baromètre Sofres-Figaro Magazine de ce week-end, 70% des personnes interrogées considèrent désormais que « les choses ont tendance à aller plus mal en France » contre seulement 15% qui les voient s’améliorer. La situation était très différente il y a un an : 31% d’optimistes contre 48% de pessimistes. Le retournement de conjoncture économique et le lancinant climat d’insécurité pèsent inévitablement sur la conjoncture préélectorale.
    Qui plus est, ni le candidat-président ni le candidat-premier ministre ne parviennent à donner de véritable allant à leur campagne. En dépit de sa promptitude à réagir aux événements qui troublent la nation, Chirac a perdu l’avantage de premier tour qu’il semblait avoir conquis dans la première quinzaine du mois de mars. Le refus de mener une campagne clairement marquée à droite, et le choix de se limiter presque exclusivement à la thématique sécuritaire, l’empêchent de créer une large dynamique en sa faveur. De son côté, Jospin a connu en mars une baisse tendancielle de ses intentions de vote. S’il paraît délivré de la menace que Jean-Pierre Chevènement a fait peser sur lui en début de campagne, le candidat socialiste se trouve désormais aux prises avec la démagogie protestataire d’Arlette Laguiller. Or Jospin peine visiblement à trouver le ton juste. Il apparaît coincé entre une image de gauche destinée à lui assurer un score honorable au premier tour et un profil rassembleur qu’il dessine dans la perspective du second.
    Si cette campagne est marquée par une exceptionnelle dispersion des forces politiques, elle est simultanément dominée par une thématique obsédante, celle des insécurités. Le pluriel s’impose tant ont peu à voir le chapelet de faits divers plus ou moins tragiques, l’effroyable tuerie de Nanterre et les récents attentats antisémites. Mais tous ces événements focalisent inexorablement l’attention des électeurs sur les multiples dangers qui menacent la paix civile. Comme on pouvait le prévoir avant même cette triste actualité, la campagne 2002 est empoisonnée par un lourd climat d’insécurité.
    Le baromètre Sofres cité plus haut nous apprend que 60% des sondés estiment que « le gouvernement doit s’occuper en priorité de lutter contre la violence et la criminalité ». La lutte contre le chômage n’est citée que 23% des personnes interrogées… Mais cette enquêtes indique aussi que 68% prévoient que les mois à venir seront marqués par « beaucoup de conflits sociaux » et que les problèmes de la société française risquent de provoquer des « affrontements ».
    On touche peut-être ici au cœur de l’équation de cette présidentielle. Et si les Français étaient avant tout soucieux de protections ? Ils peuvent se sentir menacés tant dans leur sécurité civile que sociale. Comme par hasard, les deux candidats qui ont le vent en poupe incarnent jusqu’à la caricature ces deux angoisses. Plus qu’un tribun d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen est perçu par beaucoup de ses partisans comme le hérault d’une discours d’ordre et de sécurité. De même, les électeurs enclins à voter Laguiller n’ont que faire de son projet de construire un parti révolutionnaire. Ils cherchent à exprimer leur mécontentement face aux menaces qui pèsent sur leur condition sociale.
    La problématique du second tour risque de tourner autour de cette dialectique de la protection civile et de la protection sociale. Pour faire respecter « la loi et l’ordre », Chirac reste incomparablement mieux placé que Jospin, du moins dans les représentations symboliques. Mais pour rassurer les Français sur leur avenir économique et social, le candidat socialiste a des cartes en poche. Rien n’est joué.

Paru dans « les Echos » du 12 avril 2002

Avantage Chirac

    A deux semaines du premier tour, les intentions de vote présidentielles prennent de la densité. Incapable de remuer les passions, cette étrange campagne laisse certes dans la perplexité une fraction inhabituelle d’électeurs. Selon les enquêtes Ipsos-le Point-France 2-Europe 1, la proportion de ceux qui déclarent un « choix définitif » ne progresse que très lentement, pour n’atteindre que 58%. Des évolutions de dernière minute aux conséquences majeures restent possibles.
    Pour autant, il est rare que les électeurs de la onzième heure se prononcent tous dans le même sens. Et les dernières enquêtes réalisées par les instituts de sondage, par leur convergence, laissent penser que Jacques Chirac vient de prendre un réel avantage dans son duel avec Lionel Jospin. Le président sortant creuse à nouveau l’écart avec son rival, en moyenne de trois points. A l’exception de BVA – dont les méthodes de redressement sont particulières – tous les sondages réalisés en avril donnent une avance de 3,5 à 5 points à Chirac sur Jospin. Le candidat socialiste est presque toujours en net recul au cours de la toute dernière période tandis que Chirac est de nouveau coté à la hausse.
    Plusieurs détails sont inquiétants pour le candidat socialiste. Son électorat potentiel est, d’après Ipsos, sensiblement moins déterminé que celui de Chirac. La dernière enquête Sofres-LCI-Politique Opinion montre que Jospin accuse d’étranges faiblesses dans des catégories que le PS avait souvent su séduire dans les dernières décennies. Le candidat socialiste n’est crédité que de 21% des intentions de vote des jeunes de 18 à 24 ans contre 33% pour Chirac. Il n’attirerait que 15% des employés contre 33% à son rival. Parmi les femmes, Jospin doit se contenter de 18% de suffrages virtuels à comparer avec les 26% de Chirac. Le score du candidat socialiste est aussi modeste quantitativement que décevant qualitativement.
    Ces difficultés n’ont pas échappé à son équipe de campagne qui a multiplié les interrogations. L’argument classique selon lequel Jospin souffrirait d’un « déficit d’explication » est un peu court. Pour un homme politique, un problème de communication est toujours un problème politique. Le candidat socialiste souffre essentiellement d’un manque d’axe clair. Il est symptomatique que Jospin se soit senti obligé de changer de slogan en plein milieu de campagne. Le très abstrait « Présider autrement » a laissé la vedette à une « France plus juste ».
Mais Jospin peine à donner un contenu parlant à cette dernière orientation. Au lieu de centrer sa deuxième phase de campagne sur la justice sociale, il a préféré multiplier les clins d’œil envers certaines catégories. La déclaration ambiguë sur la consommation du cannabis, la proposition d’abaisser à 17 ans l’âge du droit de vote et celle de supprimer, en de nombreux cas, la « double peine » frappant les délinquants en situation irrégulière participent d’une démarche un peu improvisée et teintée de démagogie. Ce genre de messages entre, au demeurant, en totale contradiction avec le discours de fermeté que Jospin voulait marteler sur le terrain de l’ordre et de la sécurité.
A l’inverse, on doit reconnaître à Chirac une constance inébranlable. Le président-candidat ne cesse de se faire le porte-parole d’une France qui souffrirait de l’insécurité, d’un carcan administratif étouffant l’économie et d’une absence de dialogue social. Au terme de sept années paisiblement passées à l’Elysée, Chirac entonne le registre de la dénonciation qu’il affectionne avec le culot qu’on lui connaît. Ce faisant, le fondateur du RPR réussit à coller à son adversaire l’étiquette de « sortant ». Or, dans un pays qui a pris la manie des alternances à répétition depuis 1981, la posture de l’opposant est plutôt payante. Même quand elle repose partiellement sur une imposture…
La configuration des rapports de forces du premier tour qui se dessine avantage également Chirac. Jospin ne rassemble qu’une moitié des intentions de vote qui se portent sur les quatre candidats issus de la « gauche plurielle ». A droite, le chef de l’Etat domine autrement son camp. Chirac rafle les deux tiers des suffrages virtuels attribués aux candidats assimilables à la droite classique. Ajoutons que la droite n’est désormais plus seule à être handicapée par un extrémisme fort. Jospin aura presque autant de difficulté à convaincre les électeurs d’Arlette Laguiller que Chirac ceux de Jean-Marie Le Pen. Sans oublier que les supporters de Jean Saint-Josse – de plus en plus nombreux – ont un net penchant droitier. Tout ceci ne signifie pas que le suspense sur l’issue finale s’est évanoui. Simplement, il n’y a plus tout à fait symétrie dans les chances de victoire de Chirac et de Jospin.



Paru dans « les Echos » du 19 avril 2002

Les utilités d'un vote

    Les concepts les mieux établis sont bousculés par cette campagne présidentielle atypique. Traditionnellement, le slogan du « vote utile » est un piège tendu par les grands candidats pour ramener au bercail les électeurs tentés par des votes moins centraux. L’astuce fonctionne d’autant mieux qu’un suspense plane sur l’identité des deux finalistes. En 1995, certains électeurs de gauche se sont ralliés in extremis à Lionel Jospin par crainte d’un duel entre Jacques Chirac et Edouard Balladur. Rien à voir avec la situation actuelle. Chirac et Jospin sont pratiquement assurés d’être présents au second tour. Jean-Pierre Chevènement était le seul en position stratégique de troubler leur duel. Après un spectaculaire envol dans les sondages, il a manqué cette occasion pour redevenir un « petit candidat ». Et la montée en puissance de Jean-Marie Le Pen ne lui laisse qu’un infime espoir d’être qualifié au soir du 21 avril.
    Le premier tour ayant perdu sa fonction originelle de choix des compétiteurs du second, l’utilité de voter Chirac ou Jospin s’affaiblit. Il faut vouloir fortement la victoire de l’un ou de l’autre – ou l’échec de son adversaire – pour que le classique « vote utile » joue. Au dernier moment, une fraction de l’électorat y sera peut-être sensible. Une réaction anti-Chirac stimulée par les mauvais sondages de Jospin pourrait alors redonner un peu d’air au candidat socialiste.
    Cette morne campagne de premier tour n’en aura pas moins été dominée par l’affaiblissement régulier des deux candidats issus du pouvoir exécutif. Crédité en moyenne de 26% des intentions de vote en novembre, Chirac termine aux alentours de 20%. Quant à Jospin, il a glissé de 23% à 18%. Le candidat-président est mal entré en campagne. Il a ensuite été égal à lui-même – ce que chacun appréciera à sa manière. Son adversaire principal a pêché par excès de confiance en lui avant de procéder à de laborieuses corrections stratégiques. L’un et l’autre ont été incapables de faire vivre la « passion » ou le « désir » imprudemment annoncés.
    Le premier round de la présidentielle a ainsi été détourné vers d’autres utilités. Il a permis à de multiples courants de s’exprimer. Et ce sont les extrémismes de tous bords qui en ont le plus profité. Arlette Laguiller a, la première, surfé sur la vague des mécontentements. De l’automne au mois de mars, elle a grimpé de 6 à 10% des intentions de vote. Mais l’exposition médiatique, dans la dernière phase de la campagne, des autres candidats trotskiste l’a ramené vers les 8%.
    C’est finalement Jean-Marie Le Pen qui a été, apparemment, le grand gagnant de cette campagne. Parti de 8% des suffrages virtuels en octobre, il s’est hissé vers les 13 % à la veille du scrutin. Le vieux leader du Front national a même réussi à ce que sa dynamique de progression ne soit guère affectée par les quelques points gagnés par Bruno Mégret en fin de course. On dira que le thème ultra-dominant de l’insécurité dans la campagne n’a pu que le servir. Mais il est probable que le vétéran de l’extrême droite est également parvenu à occuper l’enviable place de celui qui dérange le système en place.
    Etrangement, la bataille du premier tour n’a profité ni nui à quatre candidats. Robert Hue et Noël Mamère, deux représentants de la « gauche plurielle », sont restés scotchés aux alentours de 5% pour le premier et de 6% pour le second. Les deux candidats de la « droite plurielle » que sont François Bayrou et Alain Madelin ont également fait du surplace, le premier ne progressant que très légèrement vers les 6% tandis que le second piétinait aux environs de 4%. Ces quatre candidats, incarnant pourtant des sensibilités politiques bien identifiées, n’ont pas su profiter des faiblesses du couple Chirac-Jospin. Les élections se gagnent, dit-on, au « centre ». En attendant, les trois candidats trotskistes semblent avoir plus d’influence (11%) que les deux candidats issus de l’UDF (10%) !
    L’utilité du vote dépendra souvent dimanche de la volonté d’envoyer un message. A cet égard, les enquêtes d’opinion jouent un rôle d’information non négligeable. Le problème, c’est que rarement sondeurs n’auront été aussi inquiets. Ils savent d’expérience qu’une élection réserve toujours des surprises par rapport aux enquêtes préélectorales. Il y a une différence de nature entre l’intention et l’acte de voter. Mais la difficulté de l’exercice est accentuée, cette fois-ci, par plusieurs facteurs. Une abstention élevée – telle qu’elle est prévue – brouille déjà la donne. Le record du nombre de candidatures alourdit la mesure. Enfin et surtout, l’indétermination et la fluidité de l’électorat sont exceptionnelles. L’hésitation tenaille d’innombrables esprits. Avec la crainte de jouer, en fin de compte, les utilités…

Voir aussi nos graphiques des intentions de vote
de gauche
et de droite



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