Axel Sotiris Walden

          LA POLITIQUE BALKANIQUE GRECQUE DE 199O a 1995

          La chute des régimes communistes fut une surprise totale pour la Grèce, comme pour tant d’autres. Athènes y vit certes une occasion de jouer un nouveau rôle dans les Balkans, mais la crainte devant le renversement du statu quo né de la guerre froide prévalut. Au centre des préoccupations grecques, on trouve trois questions: - la création d un Etat macédonien indépendant; - le sort de la minorité grecque d’Albanie; - l’éventuelle réorientation de la politique bulgare vers Ankara. Dans le contexte d’un réveil généralise des questions des minorités et des velléités de révision des frontières suite a la crise yougoslave, Athènes voyait se créer a ses frontières septentrionales une nouvelle situation d’insécurité que certains cercles considéraient comme inscrite dans une stratégie d’encerclement du pays par un "arc turc". Aussi la réaction grecque aux bouleversements balkaniques fut-elle principalement de nature défensive. De 1991, Athènes entra dans une période de crises majeures avec Skopje et Tirana. Les relations avec Sofia connurent également un net refroidissement jusqu’ en 1993.En revanche, des lies d amitié furent noues avec Belgrade. Les politiques de la Grèce envers ses voisins, ainsi qui l alliance avec les nationalistes serbes, furent mal reçues par ses partenaires européens et atlantiques qu’elles exaspèrent. La Grèce souffrit alors d un isolement croissant sur le plan international. La politique balkanique grecque de ces derniers années ne peut être comprise que mesurée a l aune de la situation politique intérieure. En 1989-1990, le pays était en pleine crise politique et morale . Même âpres sa victoire électorale en avril 1990, le nouveau Gouvernement conservateur de Constantin Mitsotakis, déchiré par des luttes internes, ne jouissait que d une faible majorité parlementaire. L instabilité politique s ajoutait au déclin économique et au cours divergent, depuis près de quinze ans, de la Grèce par rapport au reste de la Communauté européenne. Le monde politique était très discrédite auprès de l’opinion publique. Aussi les élites trouvèrent-elles, dans les développements dans les Balkans, en particulier avec l’affaire macédonienne, l’occasion de jouer la carte du nationalisme. Celle-ci fut utilisée pour renverser le Gouvernement Mitsotakis, surtout par Antonis Samaras, ministre des Affaires étrangères. Mais d’autres personnalités au sein du parti gouvernemental, dont Miltiadis Evert, actuel président du parti Nouvelle démocratie, ainsi que l’opposition conduite par Andreas Papandreou, s’en servirent également. Des cercles authentiquement nationalistes gagnèrent alors en influence auprès du monde politique et des intellectuels. Dans ce contexte, médias et dirigeants politiques se mirent a "sensibiliser" l’opinion publique, recourant largement a la désinformation, notamment sur la politique de Skopje, et les propos injurieux, voire racistes, a l’égard des voisins septentrionaux ne manquèrent pas dans une campagne de propagande étonnamment convergente et coordonnée pour un pays démocratique 2. En 1992 et 1993, des manifestations monstres sur la Macédoine furent organisées a Athènes, a Thessalonique, et un peu partout dans le pays. Un large consensus a était instaure dans la société autour de la politique officielle. Les quelques voix dissonantes furent mises a l’écart et parfois traitées de "cinquième colonne". On vit même des cas isoles de poursuites judiciaires contre des groupes d étudiants et de dirigeants de la minorité slavo-macedonienne du pays. Or, ce dérapage nationaliste de la politique balkanique grecque, loin de porter ses fruits, ne tarda pas a susciter des réactions au sein même des forces qui l avaient inspire ou soutenu. Les objectifs immédiats de cette politique (renoncement au nom de Macédoine par Skopje, alignement de Tirana sur les exigences grecques - v. infra) ne furent pas atteints. Le coût politique de l isolement par rapport aux partenaires et allies ne cessa de s alourdir. Plus grave encore, les "front septentrionaux" détournaient la politique extérieure grecque de son souci cardinal, la "menace provenant de l Est" cette politique offrant de surcroît a Ankara une occasion sans précèdent d accroître son influence dans les Balkans. A partir de 1993, les deux principales formations politiques, le Pasok et la Nouvelle démocratie, cherchèrent a sortir de l impasse, tout en évitant de payer le "coût politique" d un virage. La large majorité parlementaire dont jouit le Gouvernement du Pasok, de retour au pouvoir en octobre, 1993, constitua un atout important3. Aussi, depuis la deuxième moitié de l année 1994, la politique balkanique grecque a-t-elle connu un infléchissement de plus en plus net.

          Les relations avec le nouvel Etat macédonienne

          De 1991 a 1995, la question macédonienne domina la politique étrangère, la politique balkanique et même la politique intérieure de la Grèce. Déjà inquiété de la résurgence du nationalisme macédonien dans le cadre de la Fédération yougoslave. Athènes était obsédée par la perspective de la création d un Etat macédonien indépendant. Sa première réaction, en 1991, fut de soutenir le maintien du contrôle de Belgrade sur Skopje. Lorsque l effondrement de la Yougoslavie fédérale parut inévitable, la Grèce s opposa a la reconnaissance d un Etat indépendant qui porterait le nom de "Macédoine". Selon Athènes, ce nom appartient au patrimoine exclusif hellène et son "usurpation", ainsi que certains autres actes du nouvel Etat (dont des articles et le préambule de sa Constitution, ainsi que le drapeau adopte un peu plus tard 5 , seraient une preuve des visées irrédentistes de Skopje. La Grèce s’efforça de bloquer la reconnaissance de la nouvelle République par l Union européenne et sollicita la solidarité communautaire sur ses positions. Au départ, ses efforts connurent un succès considérable; l’Union s abstint de reconnaître le nouvel Etat, malgré l approbation par la commission Badinter de la Constitution macédonienne, sitôt celle-ci amendée selon ses propositions6 . En décembre 1991, et plus clairement encore en juin 1992 au Conseil Européen de Lisbonne, les Douze épousèrent l essentiel des positions grecques et invitèrent Skopje a trouver un nom qui ne comporterait pas le terme "Macédoine". Cependant, il apparut bien vite qu’aucun des partenaires de la Grèce ne partageait dans le fond les positions de cette dernière envers Skopje. Soucieux de maintenir la stabilité dans la région, ils appréciaient la politique modérée du Président macédonien Kiro Gligorov. Ils ne pouvaient par ailleurs admettre la thèse d une menace pesant sur la Grèce de la part d’un petit Etat fragile, pourvue, et dépourvu de forces armées. Aussi, les Douze tentèrent-ils une médiation entre Athènes et Skopje. Un compromis propose par la présidence portugaise (le "paquet Pinheiro", avril 1992) donnait satisfaction a plusieurs demandes grecques et proposait le nom de "Nouvelle Macédoine". Son rejet par Athènes, Le climat de nationalisme qui se répandait dans le pays, ainsi qu’un embargo officieux sur l’approvisionnement de la Macédoine en pétrole impose en août 1992, indisposèrent les partenaires de la Grèce. Au sommet d Edimbourg (décembre 1992), l attitude des Douze envers Skopje fut nettement plus favorable que le "paquet Pinheiro". Durant la première moitié de 1993, le Gouvernement de C. Mitsotakis s’orienta vers la recherche d un compromis. L embargo pétrolier fut levé des décembre 1992 et Athènes consentit a la médiation de l ONU; dans ce cadre, elle accepta l admission de Skopje a l ONU sous le nom provisoire d "Ancienne République yougoslave de Macédoine" (FYRoM - Former Yugoslav Republic of Macedonia - en anglais) (avril 1993). Or, C. Mitsotakis ne put accepter le nouveau compromis propose par les médiateurs internationaux (le "plan Vance-Owen", mai 1993), qui avançait le nom de "Nova Makedonija": sa majorité parlementaire était trop faible et l attitude intransigeante de ses adversaires tant a l intérieur de son parti que dans l opposition ne lui facilitèrent point la tache. Otage de sa surenchère électorale, le nouveau Gouvernement du Pasok (octobre 1993) durcit ses positions: les pourparlers au sein de l ONU furent interrompus, le Gouvernement déclarant inacceptable un compromis sur tout nom comportant le terme Macédoine ou ses dérivés. En février 1994, réagissant a la reconnaissance de Skopje par plusieurs Etats membres de l Union européenne et par Washington, la Grèce décrète un embargo total sur le commerce, y compris le transit, avec la Macédoine. Cet embargo unilatéral (11) fut désapprouvé par l’ensemble des gouvernements tiers. La Commission européenne introduisit un recours a l encontre de la Grèce devant la Cour de justice des Communautés européennes (avril 1994). Or, l affaire étant assez compliquée du point de vue du droit communautaire, La Cour rejeta la demande en réfère de la Commission (juin 1994), et les conclusions de l’avocat-general dans l’affaire principale furent favorables aux positions grecques (février 1995) 7 . Tout en maintenant l embargo, le Gouvernement grec s orienta graduellement vers la recherche d une solution. A Athènes, on se rendait de plus en plus compte que l "épine macédonienne" détournait la politique étrangère du pays de questions bien plus importantes. De plus, Skopje paraissait mieux préparé pour faire face a l embargo que cela n’avait été le cas en 1992. De nouvelles négociations se tinrent dans le cadre de l ONU, Washington y jouant un rôle primordial. La solution recherchée était ce qu’on nomma le "petit paquet", c’est-a-dire une normalisation des relations et le règlement des questions en suspens, celle du nom exceptée. En effet, en septembre 1995 un "accord intérimaire" fut signe entre les deux pays. Il prévoit la fin de l embargo et la reconnaissance du nouvel Etat par Athènes ainsi que la levée des obstacles mis a la circulation des personnes et des marchandises et a l adhésion de Skopje aux organisations internationales. Pour sa part Skopje renonce a son drapeau et doit faire une déclaration interprétative au sujet des parties contestées de sa Constitution. Les deux pays échangeront des missions diplomatiques. La question du nom est renvoyée a des négociations prévues pour octobre 1995, âpres la mise en vigueur de l accord intérimaire 8 . Les Etats-Unis et l’Union européenne offerent leurs bons offices pour l’application de l’accord.

          Les relations avec Tirane 

          Depuis 1987, les relations entre Athènes et Tirana étaient pleinement normalisées, voire même cordiales. Le Gouvernement du Pasok estimait que des relations amicales contribueraient a long terme a l’amélioration de la condition de la minorité grecque en Albanie. Cette dernière, bien que reconnue et jouissant de certains droits, souffrait néanmoins de discrimination et, surtout, de la répression du régime totalitaire, notamment en matière religieuse. Rappelons qu’a l’epoque, l’opposition conservatrice de la Nouvelle démocratie voulait empêcher la normalisation des relations. L effondrement du régime communiste de Tirana était allé de pair avec l ouverture des frontières et l’afflux massif en Grèce de citoyens albanais, d origine grecque comme albanaise. Par ailleurs, avec la chute du régime, la question des droits de la minorité grecque se posa d une façon nouvelle, d autant plus que des courants nationalistes firent leur apparition dans la vie politique albanaise. La Gouvernement grec de la Nouvelle démocratie avait soutenu le parti de Sali Berisha lors des campagnes électorales de 1991 et 1992. Il accorda aussi une aide bilatérale importante dans le cadre d une opération nommée "Skanderbeg". Un des objectifs de cette aide était d inciter les Grèce. Or, le Gouvernement grec adopta parallèlement des positions de nature a envenimer les relations bilatérales. Il apporta son soutien a l aile radicale du parti de la minorité (Omonia); il ne s opposa point a l activité - et contribua probablement a son financement - de groupes et cercles extrémistes ayant pour objectif avoue l autonomie de l Epire du Nord, voire son union avec la Grèce. Une politique "musclée" conduisit a des expulsions massives d Albanais, en représailles d atteintes aux droits de la minorité grecque. Il semble qu’une attitude favorisant l "hellénisation" de la partie méridionale de l’Albanie vint renforcer les dynamiques économiques spontanées induites par l effet de voisinage (v. infra). Le lobby "nord-epirote" des Etats-Unis, apparemment assez influent auprès de la Maison Blanche, joua un rôle important dans cette politique 1o. Celle-ci atteignit son apogée au cours de l’été 1993, lorsque le Premier ministre C. Mitsotakis souleva implicitement la question de l autonomie, en liant le sort de l’Epire du Nord a celui du Kosovo. Pour leur part, les autorités albanaises ne respectèrent pas toujours les droits de la minorité grecque. L enseignement en langue grecque resta assez limite11. En 1992, la participation de Omonia aux élections fut interdite, et ce n’est qu’a la suite de pressions internationales que la minorité put élire ses représentants sous une autre étiquette. La même année sont signales des cas de violences anti-grecques. Par ailleurs, les autorités albanaises créaient fréquemment des problèmes a l’église orthodoxe d Albanie, y compris a son archevêque, Mgr Anastasios, une personnalité très modérée, d origine grecque (obstacles mis a l’entrée ou a la sortie du pays pour les membres du clergé orthodoxe, retards dans la restitution de la propriété ecclésiastique). En 1993, les relations bilatérales entrent dans une période de crise. En juin, l expulsion d un prêtre orthodoxe grec par les autorités albanaises provoqua en représailles celle de milliers d Albanais de Grèce. En avril 1994, un incident bien plus sérieux se produisit, avec l attaque d un poste militaire albanais par un commando arme, parlant le grec, qui fit deux morts et plusieurs blesses. Tirana accusa le Gouvernement grec; celui-ci nia toute responsabilité dans l incident, évoquant la possibilité d’une provocation albanaise. Un groupe extrémiste grec, le "Front de Libération de l’Epire du Nord" (MAVI), revendiqua l’attentat. Un peu plus tard, les autorités albanaises arrêtaient six dirigeants de l aile radicale du parti Omonia, sous l’accusation de délits extrêmement graves, y compris ceux de trahison et de collaboration avec les services secrets helléniques. Le procès eut lieu en août - septembre 1994, dans des conditions fort peu satisfaisantes du point de vue du respect des droits de la défense des accuses qui furent condamnes a des peines de prison relativement lourdes (six a huit ans). Or, avant même la crise de 1994, il était clair qu’Athenes aspirait a une normalisation. Le retour en octobre 1993 du Gouvernement socialiste, et du ministre des Affaires étrangères K. Papoulias, architecte de la normalisation de 1987, marqua un tournant. Athènes prit ses distances a l’égard des groupes et des thèses extrémistes, ce qui tendrait a faire croire qui l incident de mai 1994 fut une provocation. Malgré la tension causée par le procès, des pourparlers menés avec la médiation énergique des Etats-Unis portèrent leurs fruits: les dirigeants d Omonia furent libérés suite a des mesures de clémence, ce qui permit la normalisation des relations pendant l hiver 1994-1995. En novembre 1994, la Grèce leva le veto mis a l assistance macro-économique de l Union européenne a l’Albanie, mais le Conseil lia la poursuite de cette aide au respect des droits de la minorité. Au début de 1995, un commando arme du groupe extrémiste MAVI fut arrêté par les autorités grecques près de la frontière albanaise, porteur d armes qui auraient servi dans l attentat d avril 1994. En octobre 1995, son procès ne s’était pas encore ouvert, en raison de pressions destinées a éviter des révélations sur l implication des services secrets grecs, voire de personnalités politiques. En automne 1995, les relations greco-albanaises ont certes dépassé la crise de l’année précédente. Néanmoins, des problèmes importants subsistent. En septembre, des pourparlers entre les ministres des Affaires étrangères ont été interrompus, faute d accord sur l enseignement en langue grecque a la minorité. La Grèce a lie cette question a la normalisation partielle de la situation des immigres clandestins albanais. L’attitude face aux conflits yougoslaves

          Vue d’Athènes, la crise yougoslave revêt deux dimensions principales: la Macédoine et le danger d une pénétration turque dans la région. Aussi, la Grèce, seule parmi les pays membres de l Union européenne et de l’OTAN, s’est-elle rangée aux cotes des nationalistes serbes, et même des Serbes de Bosnie, sans aller toutefois jusqu’a opposer son veto aux décision majeures des deux organismes. L’alliance avec la Serbie visait a s’assurer que cette dernière n’allait point reconnaître la Macédoine avant le règlement de son différend avec Athènes. Il est d’ailleurs probable que les dirigeants grecs entretenaient l’espoir, notamment en 1991, que Belgrade pourrait "résoudre" le problème macédonien, en absorbant le nouvel Etat dans la petite Yougoslavie. Plus tard, cependant, cette perspective était envisagée avec des sentiments plus mitigés a Athènes, un voisin petit et inoffensif semblant préférable a une Serbie, certes amie, mais non dépourvue d’appétits expansionnistes. Le Grece s’opposa a toute participation de pays balkaniques dans le opérations militaires de l’ONU et de l’OTAN en ex-Yougoslavie, et notamment a celle d’Ankara. Lors de négociations délicates avec Belgrade et Pale, les puissances occidentales se servirent parfois des bons offices d Athènes. Au début de 1995, la diplomatie grecque tenta de mettre en oeuvre un processus trilatéral Athenes-Sarajevo-Teheran avec l objectif évident de substituer l Iran a la Turquie comme allie privilégié du Gouvernement bosniaque. L attitude favorable aux nationalistes serbes est partagée par l ensemble du monde politique, des médias et de l opinion publique grecs. Les frappes aériennes de l OTAN furent unanimement condamnées, et un important mouvement de solidarité envers les Serbes de Bosnie se mit en place. Les relations avec la Bulgarie et la Roumanie11 Tout en restant globalement bonnes, les relations entre Athènes et Sofia connurent un refroidissement incontestable après la chute du régime communiste, et surtout durant la période 1991-1992. Cependant, la mise a l’écart progressive du pouvoir de l Union des forces démocratiques (UFD) et le retour en force des ex-communistes du Parti Socialiste (PSB) contribuèrent a un nouvel essor des relations entre les deux pays. Des 1990, les nouveaux dirigeants bulgares avaient mis fin a la politique répressive envers la minorité turque; en 1991, les conservateurs de l’UFD s’allièrent même au parti de la minorité turque (Mouvement des droits et libertés, MDL) pour former le premier Gouvernement non communiste. Ces développements allèrent de pair avec, d une part, un rapprochement avec Ankara et, d autre part, la décision de ne plus jouer le facteur grec contre la Turquie. Par ailleurs, Sofia fut le premier Etat a reconnaître la Macédoine sous son nom constitutionnel (janvier 1992). Enfin, des divergences relatives a la crise yougoslave apparurent entre Athènes et Sofia. A Athènes, on vit dans ces décisions bulgares un tournant antigrec, voire même une étape vers la formation de l "arc turc" tant redoute. La reconnaissance de la Macédoine affecta particulièrement le Gouvernement grec. Le Président Jelev et l’UFD devinrent la cible de vives critiques. Or il apparut bientôt que ces craintes étaient excessives. Sofia n avait aucunement l intention de substituer un axe bulgaro-turc a l’axe bulgaro-grec. Le rapprochement entre Sofia et Skopje était complique par la non-reconnaissance par Sofia d une nation et d une langue macédoniennes. Les échanges de la Bulgarie avec la Grèce connurent un essor remarquable et dépassèrent de loin ses échanges avec la Turquie (voir ci-dessous). Le retour graduel des ex-communiste au pouvoir, consacre par la victoire électorale socialiste de décembre 1994, marqua un nouveau rééquilibrage de la politique extérieure bulgare dans un sens favorable aux positions grecques. La visite du Premier ministre Jean Videnov a Athènes en juin 1995 souligna l’excellent état des relations bilatérales. A cette occasion, furent réglées des questions qui restaient en suspens depuis des décennies, comme l ouverture de nouveaux passages frontaliers. En ce qui concerne la Roumanie, les relations d’Athènes avec Bucarest sont restées bonnes, tant avant qu’après la chute du régime Ceausescu. La convergence de vues sur la crise yougoslave, ainsi que sur l attitude face aux minorités nationales, contribue a cette cordialité.

          La perspective europeenne

          Depuis la chute des régimes communistes, l’attitude grecque face a la perspective d’une intégration de la région balkanique a l’Union européenne ne peut qu’être qualifiée de contradictoire. D une part, Athènes aspire a un rôle de "pont" ou de maillon privilégié entre les Balkans et l Union européenne. Elle soutient le rapprochement et l adhésion de l ensemble de la péninsule a l’ Union. Lord du Conseil européen d’Essen en décembre 1994, elle souligna l’importance qu’elle attribue a la dimension balkanique de l’élargissement vers l’Est13. Cette position fut réitérée a l occasion de rencontres avec des dirigeants des pays balkaniques; l’élargissement, déclarait-on, est inconcevable sans les Balkans. Pour Athènes, l’inclusion des Balkans dans le processus d’intégration européenne contribuerait a la stabilité régionale, découragerait des "immixtions déstabilisatrices" de pays tiers et, par la, accroîtrait la sécurité des frontières septentrionales du pays. La Grèce pourrait par ailleurs faire jouer ses avantages comparatifs, dont ceux de la proximité géographique et des affinités historiques, religieuses et culturelles, pour profiter de l’extension du Marche unique14. Inversement, si le mouvement déjà observe de marginalisation des Balkans par rapport au processus européen persistait, la Grèce s’y trouverait tôt ou tard entraînée; d’autant plus que son économie suit depuis des années un cours divergent de celui des autres économies de l’Union et que la perspective d une "géométrie variable" rend son ancrage dans le processus intégration européen moins assure qu’auparavant. Or, jusqu’a présent, le rôle "européen" de la Grèce dans les Balkans a été sérieusement entrave par ses propres positions. Athènes bloqua toute relation entre l Union européenne et la Macédoine; durant l’année 1994, elle bloqua également l’aide macro-économique a l’Albanie, tandis que, deux ans plus tôt, lorsque Sofia avait reconnu Skopje, elle avait menace de s opposer au rapprochement de la Bulgarie avec les Communautés européennes. Aux yeux de ses voisins, la Grèce devenait plus un obstacle qu’une aide a leurs aspirations europeennes15. A Skopje, on ressentit vivement l’incapacité de Bruxelles a empêcher, puis a faire lever le blocus grec, pourtant condamne par la Commission, le Parlement européen et l’ensemble des Etats membres. Par ailleurs, pour ce qui est de l élargissement a l Est, l attitude grecque n est pas dépourvue d ambiguïtés. En tant que pays petit, pauvre, et agraire, la Grèce craint, non sans raison, que l élargissement n entraîne l affaiblissement de son pouvoir institutionnel ainsi que la diminution de ses recettes provenant de la Politique agricole commune et des fonds structurels. Ainsi, quoique les avantages politiques et économiques que le pays pourrait tirer d un élargissement, notamment aux Balkans, sont sans doute bien supérieurs a ceux que peuvent attendre d autres membres réticents de l Union (Espagne, Portugal, Irlande...), on ne sait pas encore clairement si Athènes relèvera le défi ou bien optera pour une politique défensive, préférant le rôle d un avant-poste européen dans les Balkans a celui de pole dynamique d un espace balkanique intégré a l Union16 Les divergences entre Athènes et Bruxelles sur nombre de questions balkaniques, a commencer par le conflit yougoslave et la question macédonienne, ont contribue a l apparition d une tendance plus ou moins "eurosceptique" parmi les élites politiques de tous bords et dans l opinion publique. La Grèce, traditionnellement "fédéraliste" et "pro-européenne", semble a présent se ranger aux cotes des pays les plus conservateurs en matière de construction européenne, notamment dans le cadre des préparatifs de la Conférence intergouvernementale de 1996. La réorientation récente de la politique balkanique de la Grèce lui permet de renforcer son rôle "européen" dans la région. Par ailleurs, la cessation des hostilités en ex-Yougoslavie et la levée consécutive des sanctions contre Belgrade pourraient aider la Grèce a exploiter ses rapports privilégiés avec la Serbie dans un contexte européen. Or, une telle évolution ne s annonce pas des plus faciles; d une part, la crédibilité grecque dans la région et a Bruxelles a été sérieusement entamée; d autre part, la dynamique de l intégration européenne (ou son absence) ne semble pas favoriser les Balkans, et les orientations européennes récentes d Athènes ne semblent en rien destinées a contrecarrer le processus de marginalisation des Balkans. Malgré sa rhétorique populiste, le Gouvernement du Pasok semble en meilleure position que son prédécesseur pour opérer un tournant constructif dans la politique balkanique du pays, compte tenu de sa large majorité parlementaire, mais aussi du changement de climat survenu après quatre années de dérapage nationaliste. Les développements régionaux récents (rôle accru de Washington, processus de paix en cours en Bosnie, changements politiques en Bulgarie) lui facilitent sans doute la tache. Sans compter que le dynamisme économique inattendu de la Grèce dans les Balkans lui donne une plus grande assurance. Cependant, il serait imprudent de sous-estimer les risques d un échec des processus positifs qui semblent s amorcer. Un temps précieux a été perdu et la fragilité des situations au nord de la frontière grecque reste préoccupante. L attentat d octobre 1995 contre le Président macédonien K. Gligorov en est une preuve éloquente. La question albanaise dans le sud des Balkans est loin d être réglée, et les leçons a tirer de la "solution bosniaque" (elle-même d’ailleurs pas encore assurée) ne sont pas sans ambiguïtés. L’absence quasi totale de l’Europe est a long terme un facteur négatif qui ne saurait être compense par l activisme americain17. En Grèce même, l’équilibre politique est reste fragile, a cause l’état de santé précaire du Premier ministre et de la lutte de succession. La carte du nationalisme ne semble pas définitivement abandonnée par les deux formations politiques majeures (auxquelles il faut ajouter la pression du parti de A. Samaras). Des signes d’une nouvelle "fuite en avant" nationaliste sont apparus, diriges vers la Turquie18, mais aussi dans le cadre du processus d édification européenne (v. supra). Tous ces facteurs sont de nature a raviver les craintes d’une possible régression du processus de normalisation avec Skopje, ou même avec Tirana. On notera que la question du nom n a toujours pas été abordée avec Skopje, et qu un blocage sur cette question pourrait servir de prétexte a une nouvelle crise. Une éventuelle déstabilisation au nord des frontières grecques (en Macédoine, en Albanie, au Kosovo, voire même en Bulgarie si la situation politique intérieure se polarisait davantage entre les ex-communistes et la droite) pourrait nourrir des forces qui miseraient sur la tension entre Athènes et les pays concernes. Néanmoins, a l’automne 1995, la situation parait bien meilleure qu un an auparavant. Un optimisme prudent semble justifie. Apres quatre ans d une politique balkanique aventureuse, la Grèce, comme d’ailleurs toutes les parties concernées, devra donc faire preuve de sagesse et de courage politique dans un environnement difficile, pour que s’ouvrent de meilleures perspectives et pour elle-même et pour la stabilité régionale.
          CSS Survey, No.7-8, July-August 1996

           
           
           
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