ANNA
(Raymond ISS)
Publié dans CARFAX N°19-20 sept-oct 1986
Cette année là, vers la fin du printemps,
je dus me rendre plusieurs fois par semaine chez mon médecin.
Les rencontres dans une salle d'attente ou
dans le train ont toujours eu pour moi un attrait particulier.
En effet, parfois, une femme apparaît dans l'encadrement de la
porte. Elle entre et s'assoit. Assise en face, tout près, elle
ne nous voit pas : le livre ou la revue qu'elle feuillette pour
se donner une contenance crée une distance qui évite le contact
et les paroles, comme si une vitre ou le temps nous séparait ...
Et puis tout à coup, on vous appelle ou le train s'arrête, et
la voyageuse disparaît, laissant seulement le souvenir vite estompé
d'une silhouette, d'une robe, d'un visage à peine entrevu. D'où
venait-elle, où allait-elle, pourquoi son regard fixant le paysage
à travers la vitre s'était-il soudain assombri ? Pour qui, le
sourire esquissé sur ses lèvres lorsqu'elle avait reposé le journal
sur ses genoux ?
Quand la rencontrai-je pour la première fois
? Je ne m'en souviens plus... Le hasard voulut que nous nous trouvâmes
à plusieurs reprises ensemble dans la salle d'attente, seuls ou
avec d'autres patients ; et j'eus progressivement l'impression
d'une sorte de familiarité avec elle, bien que nous ne nous soyions
jamais adressé la parole.
De magnifiques cheveux noirs étaient relevés
en chignon sur le haut de sa tête. Cette coiffure un peu démodée,
ne lui donnait pas d'âge. J'aurais hasardé trente-cinq ans ? Une
certaine nervosité lui faisait sans cesse croiser et décroiser
ses jambes ; je percevais le crissement agaçant mais aussi excitant
de ses bas nylons.
Qui adressa le premier un sourire à l'autre,
en entrant ? Elle, sans doute, et je le lui rendis, comme s'il
devenait inutile de lui cacher le fait que nos rencontres involontaires
étaient devenues petit à petit une habitude. Régentées en fait
par le carnet de rendez-vous du médecin, elles m'apparaissaient
semaine après semaine comme une sorte de jeu de hasard, dont ni
elle ni moi ne maîtrisions les règles. Comme le voyage, il pouvait
se terminer brusquement... avec le traitement médical !
Le cabinet était au centre ville, et je m'y
rendais avec ma 2 CV depuis la cité universitaire. Mon traitement
touchait à sa fin. Le mois de mai approchait, avec la fin de l'année
et les examens. Ce jour là, un orage éclata pendant la consultation.
En descendant l'escalier, je l'aperçus sous
le porche. Manifestement contrariée, elle attendait la fin de
l'averse. Ma voiture était stationnée non loin de là, et j'avais
un parapluie !
J'allais passer devant elle, tirer la porte,
et puis tout à coup :
" Ca tombe... vous n'avez pas de parapluie
?"
Evidemment, sinon elle n'aurait pas attendu
!
" Vous allez loin d'ici ?"
Ces paroles m'étaient venues spontanément,
rompant tout à coup le silence qui régnait entre nous depuis plusieurs
semaines !
Elle me répondit qu'elle habitait avenue
Foch. Je lui proposai de la raccompagner. Elle accepta. Tout paraissait
si simple. Et nous voilà tous deux, dans la rue, sous mon parapluie...
La 2 CV au bord du trottoir, cinquante mètres plus loin... Contact,
moteur, nous démarrons.
J'avais brisé la vitre qui nous séparait.
Elle ne serait plus seulement l'instant du voyage, la silhouette
entrevue et croisée dans un escalier. Tandis qu'un petit lutin
malicieux chante dans ma tête le refrain de Brassens "Elle
était seule sur la grand' route et cheminait sans parapluie...",
nous roulons, et je l'observe du coin de l'oeil. Elle aussi, car
je discerne sur son visage un sourire amusé, provoqué sans doute
par l'aspect délabré de la voiture, ses sièges avachis, ses paquets
de cigarettes vides sur le plancher, et les essuies glaces qui
balaient le pare-brise au gré de la vitesse.
Voici la place au jet d'eau, et déjà l'avenue
Foch.
" C'est là, un peu plus loin "-
dit-elle. Nous nous arrêtons au bord du trottoir. Elle va ouvrir
la portière, me remercier et disparaître si je ne la retiens pas.
Mais non, il pleut trop fort et une trentaine de mètres la séparent
de l'entrée de son immeuble.
Quelle idée me prit, de lui raconter que
cette avenue s'appelait au début du siècle : "Kaiser Wilhelm
Ring" ? Cet assaut d'érudition ne me valut pourtant qu'une
moue intriguée et un haussement de sourcils. Puis nous parlâmes
du médecin, du temps, de la voiture. La pluie s'était un peu calmée,
les vitres recouvertes de buée nous isolaient complètement. Il
faisait chaud, et son parfum que je reconnaissais pour l'avoir
respiré sur son passage, emplissait ce lieu exigu. Mon genou touchait
presque le sien et je sentais son haleine sur mon visage.
" Vous venez prendre un café ?"
Je ne me souviens pas lui avoir répondu,
mais j'avais déjà fait le tour de la voiture jusqu'à sa portière,
où je dépliai l'indispensable parapluie.
Cette ombre avec qui j'avais joué à cache-cache
pendant des semaines allait maintenant avoir un nom, un appartement,
un métier, un corps aussi. Tout ça grâce à l'orage et à un parapluie
!
Je la suivis dans l'escalier ; au deuxième
étage : une porte à deux battants, une plaque en cuivre que je
n'eus pas le temps de déchiffrer ; puis un vestibule et en face,
une grande pièce aménagée en salon s'ouvrant par une porte vitrée.
" Asseyez-vous, je vais préparer le
café, vous l'aimez fort ?"
Des vitraux de couleur représentant de grands
chardons sur fond bleu éclairent faiblement la pièce. Sur la gauche
en entrant, un canapé recouvert de coussins fait face à une cheminée
surmontée d'un grand miroir au cadre d'ébène incrusté de nacre.
Près de la fenêtre, un piano où veille la partition d'une sonate
de Schubert. Sur le couvercle du clavier, gravé en lettres gothiques
: "Römerhild - Weimar".
Mais je suis seul avec une femme que je ne
connais pas. Elle m'a fait monter chez elle, elle va venir dans
un instant et s'asseoir à côté de moi sur le canapé...
La voici avec un plateau et deux tasses qu'elle
dépose sur une table basse. Je tends la main... "Il faut
attendre un peu, il est trop chaud."
Nous sommes assis côte à côte. Je ne vois
que ses genoux dans l'obscurité de la pièce. Ils me rappellent
le froissement du nylon, là bas dans la salle d'attente.
Ma main s'est posé sur la sienne et remonte
le long de son bras. Je sens sa chevelure contre ma joue, puis
brusquement son souffle sur ma bouche...
Le café a attendu plusieurs heures sur la
table ; il est complètement froid maintenant. La pluie a cessé
et le silence n'est troublé que par le ruissellement de l'eau
qui dégouline dans la gouttière.
Lorsque je la quittai, elle m'annonça qu'elle
partait en vacances, et que nous pourrions nous retrouver en septembre.
Je m'en allai sans chercher véritablement à obtenir l'assurance
de la revoir...
Ma grand-mère mourut au début de l'été. Un
soir, vers la fin du mois d'août, je regardais de vieilles photos
de famille ramenées de chez elle. Les plus anciennes remontaient
au début du siècle. Ecoliers, jeunes mariés et soldats de l'armée
impériale : je les avais connus vieillards, et la plupart étaient
morts aujourd'hui. Ce grand soldat moustachu, blond, avec son
manteau fourré et sa casquette plate, c'est mon grand-oncle Emile,
que je croisais parfois, courbé sur son vélo, nous apportant à
l'automne, les pommes de son verger.
Au verso de la photo adressée à ma grand-tante,
le cachet mentionne une ville qui a changé de nom ; et l'aigle
qui l'accompagne est l'emblème d'un paus disparu. Le vent de l'histoire
a même mélangé les guerres, et cette carte où je reconnais mon
grand-père au milieu d'un groupe de soldats, est postée de Tilsitt
!
Ils écrivaient à leurs parents, à leurs épouses,
des choses banales, dans une langue que je connais mal, avec une
encre mauve qui finissait de s'effacer.
Je les ai presque toutes sorties de l'enveloppe.
Il y a aussi les femmes avec leurs grands chignons et leurs robes
ajustées : ma grand- mère et ses soeurs posant chez le photographe
sur un fond paysagé. Tiens, les voici en buste : ma grand-tante,
à nouveau ma grand-mère, et elle !
Le sang m'est monté au visage et j'ai du
mal à avaler ma salive. C'est la même forme de visage, la même
bouche, les mêmes cheveux relevés en chignon, et surtout le même
sourire ironique avec ce pli à la commissure des lèvres !
Machinalement, j'ai retourné la photo. A
droite, l'adresse de ma grand-mère, à gauche en grandes lettres
gothiques, je traduis : "En souvenir de ta meilleure amie
- Anna. " Le cachet indique le quatre mai mille neuf cent
douze !
J'ai remis rapidement la carte au milieu
des autres, j'ai fourré le tout dans l'enveloppe que je suis allé
ranger au fond de mon armoire.
La nuit suivante, je ne pus fermer l'oeil
et je passai une semaine dans un état d'hébétude à peu près complet.
Ma raison refusait toute explication irrationnelle.
Cependant, une crainte superstitieuse me faisait éviter l'avenue
Foch. Selon toute probabilité, je ne l'y trouverai plus, elle
l'avait quittée... peut-être depuis très longtemps ! Je n'étais
pas terrorisé à l'idée de la revoir, mais bien plus à celle de
ne jamais retrouver cet immeuble et cet appartement qui n'existaient
peut-être que dans mon délire ou dans mes rêves. Dans les moments
où ma raison avait failli chavirer, je m'imaginais comme dans
un cauchemar, parcourant l'avenue, montant en vain les étages,
en quête d'un nom sur une porte.
Il fallait pourtant en avoir le coeur net
! Un quotidien régional recherchait des étudiants pour réaliser
une enquête. Je me présentai et parvint à obtenir le quartier
de la gare. Ma hantise était telle que j'évitais d'y aller un
jour de pluie, car il m'aurait trop rappelé celui du premier rendez-vous.
Je redoutais de franchir sans m'en rendre compte des portes qui
pourraient me ramener "de l'autre côté".
C'est le coeur battant, avec la démarche
d'un soldat évoluant sur un terrain miné que j'abordai l'avenue
Foch par un bel après midi d'octobre. Je pris soin d'emprunter
le trottoir opposé à celui où se trouvait l'immeuble ; et je ne
puis dire si je fus soulagé en l'apercevant de loin. Les étages
supérieurs s'élevaient au-dessus des arbres du terre-plein central.
C'était une construction en grès rouge dont le premier étage comportait
un balcon ouvragé soutenu par des atlantes aux formes massives.
Les fenêtres s'ornaient d'arcatures néogothiques. Le pignon monumental,
encadré de deux volutes était surmonté d'une statue de chevalier.
Ces réminiscences médiévales alliées à la pierre rouge, caractéristiques
de la ville nouvelle bâtie au début du siècle autour de la gare,
contrastaient avec le classicisme des autres quartiers.
Maintenant je ne pouvais plus reculer, après
avoir traversé l'avenue, je me dirigeai droit vers l'entrée.
Ma main se pose sur la poignée, je pousse
la porte : le couloir est là, obscur. Il est encore temps de faire
demi-tour, un regard vers la rue... Tant pis, je monte, premier
étage, deuxième. Voici la double porte. Mon coeur s'est arrêté
de battre un instant : la plaque de cuivre gravée de deux initiales
a disparu. On aperçoit sa trace sur le bois autour d'une carte
de visite sur laquelle je peux lire : "Monsieur Martinon"
J'ai repris mon souffle, le mystère commence
sérieusement à se dissiper.
Des pas dans le couloir, une clef qui tourne
dans la serrure. J'ai fait un bond en arrière, prêt à redescendre
les escaliers quatre à quatre. La porte s'ouvre et je me voici
face à un jeune homme barbu !
Il va falloir jouer serré. Je rentre dans
ma peau d'enquêteur occasionnel. Il accepte de répondre à mes
questions et s'efface pour me laisser entrer. La porte vitrée
du salon est ouverte, mais il n'y a plus de salon ; ou plutôt
la pièce que j'avais connue est fraîchement repeinte de couleurs
vives. Deux fauteuils en simili cuir et un lampadaire en acier
chromé sont disposés sur la gauche ; dans le fond, près de la
fenêtre, une table à dessin.
J'ai tout enregistré en une fraction de seconde
et lorsque monsieur Martinon m'invita à m'asseoir, j'avais déjà
compris.
Pourtant, il fallait que j'en profite pour
pousser plus loin en me servant de mon enquête. Le barbu s'y prêta
de bonne grâce. Je sus son âge, sa profession : il était dessinateur
et travaillait pour un cabinet d'architecte. Je lui posai un certain
nombre de questions qui ne figuraient pas sur mon questionnaire.
J'appris ainsi qu'il était célibataire et qu'il vivait seul. Enfin,
je lui demandai depuis combien de temps il habitait cet appartement.
" Deux mois ", me répondit-il, surpris par l'expression
de soulagement apparue sur mon visage. Ainsi tout devenait beaucoup
plus clair. C'est en me levant pour prendre congé de lui que j'aperçus
le grand miroir au-dessus de la cheminée. Voyant mon intérêt,
il me dit :
" Magnifique, n'est ce pas ? Mais il
faudrait l'imaginer au début du siècle, reflétant une dame qui
réajuste son chignon !"
Je le fixai droit dans les yeux ; puis brusquement
sans dire un mot, je bondis dans le vestibule et ouvris la porte.
Plusieurs mois ont passé. L'hiver est arrivé
ce soir, et dans ma chambre de la cité universitaire, je me suis
approché de la fenêtre. Le front contre la vitre, je regarde tomber
les flocons de neige...
Dehors il fait froid, et en rentrant de l'école,
j'ai fait une bataille de boules de neige avec les copains dans
la rue du Chemin Vert. Grand-mère, m'a préparé un bol de lait
avec des tartines de miel. Après m'être lavé les mains, je suis
allé faire mes devoirs dans la salle de séjour. On n'entend plus
rien dehors. La neige amortit les pas dans la rue. Seule une musique
lente et triste me parvient encore de l'autre bout de la maison.
C'est grand-père qui joue du piano comme chaque soir.
Il va falloir que j'allume pour ranger mes
crayons dans le petit meuble... Je remets les boites et le bloc
de papier bien à leur place sur l'étagère du haut. Tiens, voilà
les photos de grand-père quand il était soldat. Il n'aime pas
que je les regarde sans lui.
Le voici justement. Il a une petite moustache,
une grande casquette plate et des bottes ; il est assis dans la
cour de la caserne avec d'autres soldats. C'était pendant la guerre.
J'ai détaché la photo. Au dos, il a écrit à grand-mère, mais je
n'arrive pas à comprendre.
Voici maintenant les soeurs de grand-père
avec leurs longues robes. Elles sont assises sur un banc, dans
le fond il y a des arbres. Je tourne toutes les pages : encore
des soldats, puis d'autres dames ; qu'elles sont belles avec leur
grand chignon au-dessus de la tête. Qui sont-elles ? Il faudra
le demander à grand-mère.
J'ai refermé l'album, j'ai éteint la lumière.
A part la lueur rouge qui s'échappe du fourneau à charbon, la
pièce est plongée dans le noir. Je me suis approché de la fenêtre.
Dehors, la neige continue de tomber. J'ai collé mon nez contre
la vitre que ma respiration recouvre petit à petit de buée. On
n'entend plus le piano, grand-père a du s'arrêter. Il descendra
la luge du grenier, car demain c'est jeudi, et j'irai dans les
prés qui descendent vers la rivière.
Vendredi je retournerai à l'école. Mais il
y aura encore plein d'autres jours avec grand-père et grand-mère.
A tâtons, je suis allé rechercher l'album
pour le remettre à sa place. Les soldats et les belles dames reposent
dans le petit meuble, sous le poste de T.S.F., il ne faut plus
les déranger...
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