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Eric Conan le Barbare
 
 

Eric Conan signe dans l’Express un article auquel il faut s’intéresser. S’intéresser de près, le démonter, voir ce qu’il a dans le ventre. Car cet article intitulé « Islam - ce que l’on n’ose pas dire » représente sans doute un avant-courrier de la manière dont on nous présentera l’islam demain. Le prétexte de l'article est de présenter quelques livresrécents qui traitent de l’islam :

  • Bernard Lewis, Que s’est-il passé ? l’islam , l’occident et la modernité – Gallimard
  • Olivier Roy, L’islam mondialisé – Seuil
  • Antoine Sfeir, Dictionnaire mondial de l’islamisme – Plon
  • Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach, La république et l’Islam, entre crainte et aveuglement – Gallimard

L’opération n’est pas simple : après les attentats du 11 septembre 2001 quelques verrous ont sauté, et la présentation anodine et complaisante qui était faite de l’islam ne convainc plus grand monde. Il apparaît donc urgent pour une certaine gauche de reprendre son discours, de le transformer et de l’adapter. Elle cédera donc sur une grande partie de l’appareil habituel pour sauver et réaffirmer l’essentiel, au besoin d’une manière paradoxale : partant avec Bernard Lewis du constat que l’islam est inamendable, irréformable, qu’il a des spécificités propres qui l’empêchent d’avoir une place dans nos sociétés occidentales modernes, Eric Conan en arrive en présentant le livre de Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach à une conclusion bien plus audible aux chastes oreilles citoyennes.

La présentation du livre du grand islamologue Bernard Lewis (1) qui ouvre l’article est tout sauf politiquement conforme : les pays musulmans n’ont pas souffert de la colonisation, mais bel et bien d’un retard technique et intellectuel structurel qui les ont empêché de participer à la modernité. La cause de ce retard est l’islam. Pour Lewis, alors que la modernité occidentale s’édifiait à partir d’une autonomie de plus en plus grande laissée à des activités scientifiques, commerciales, créatrices, l’islam lui ne concevait la société que d’une manière totalitaire comme l’ensemble de ce qui est soumis à des règles religieuses. D’où le retard pris par les pays musulmans et sensible à partir du XVIe siècle, d’où aussi leur incapacité à analyser clairement les causes de ce retard et la très faible participation des pays musulmans aujourd’hui à ce qui fait l’occident : le progrès technique et celui des idées. D’où encore l’accusation facile contre les colonisateurs, puis contre Israël ou l’Amérique ou encore contre l’occident en tant que tel : « il est plus facile et plus gratifiant d’imputer à d’autres la cause de ses malheurs ».

Je suis resté un moment confondu qu’un journal comme l’Express ose dire justement « ce que l’on n’ose pas dire ». Je me frottais presque les yeux en me disant : « enfin ! ».

Cependant, à bien lire ces lignes d’Eric Conan je m’aperçois que s’il n’a pu nier le constat implacable dressé par Lewis, il a en gommé un aspect essentiel. Ainsi selon Eric Conan les livres qu’il présente « partagent la conviction que le problème de la place de l’islam est devant nous (musulmans comme non-musulmans), comme la question catholique, dont on a oublié la violence, est derrière nous. » Il y aurait donc la modernité qui après avoir eu affaire à la violence de la « question catholique » aurait maintenant affaire à un « problème de la place  de l’islam ». Les mots ne sont pas neutres, et l’on pourrait demander à M. Conan de bien vouloir nous citer des exemples de violence catholique. Passons sur ce point car ce n’est pas le plus grave. Ce qui est soigneusement gommé, c’est que la modernité justement n’est pas apparue toute armée : cette modernité – et Lewis y insiste à plusieurs reprises – elle sort précisément de la civilisation chrétienne, de ce qui pour les musulmans est l’infidèle. Premier gauchissement : d’un affrontement entre la modernité issue du christianisme et l’islam, M. Conan fait un affrontement entre une modernité abstraite, sans histoire, sans socle à ses valeurs modernes et un islam qui serait dans le même rapport avec cette modernité que le christianisme dont la modernité est précisément née. Alors que la démonstration de Lewis s’appuie justement sur la conviction que pour l’islam la modernité et les infidèles ont partie liée, M. Conan efface discrètement cet arrière-plan historique pourtant fondamental.

Cet occident abstrait dont on ne sait d’où il vient, cette modernité occidentale qui ne semble pas avoir d’histoire vont dès lors se révéler très pratiques.

Un second infléchissement fondamental arrive avec la présentation du livre d’Olivier Roy , l’Islam Mondialisé. Partant du constat d’Olivier Roy que l’islam en occident, loin de s’occidentaliser s’y développe plutôt comme un néo-fondamentalisme dégagé des contraintes mêmes de son milieu islamique d’origine, Eric Conan se jette sur un mot : les « réformateurs ». Olivier Roy ne l’utilise que pour se demander pourquoi ils sont peu lus et n’ont aucun poids dans l’islam et a fortiori dans l’islam néo-fondamental qui se développe chez nous. Cependant le mot est lancé, il est repris et ce n’est pas un hasard il l’est pour présenter le livre de Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach. Le tour est presque accompli :  si ces réformateurs sont peu lus, s’ils n’ont aucun poids, c’est la faute de la France qui favorise le mauvais islam au détriment du bon, celui des obscurantistes au profit de celui des réformateurs. Que cet islam des réformateurs n’ait aucune existence, qu’il n’y ait aucune évidence ni même aucune espérance qu’il acquière un jour la moindre réalité ne semble pas déranger M. Conan.

D’un Lewis qui démontrait que l’islam possède un certain nombre de pesanteurs et de spécificités qui l’empêchent de prendre part à la modernité occidentale, nous voilà arrivés à l’obligatoire déploration sur un bon islam qu’on ne favoriserait pas assez face au mauvais. Et nos démêlés avec l’islam viendraient de là. Voilà une position qui est un peu plus audible pour les lecteurs de l’Express : en somme il s’agit ni plus ni moins de rhabiller de neuf les effarantes lubies de nos hommes politiques les plus rancis sur un « islam à la française ». On tapera donc à tour de bras sur un islam obscurantiste et sur une république qui le flatterait pour mieux prôner un islam tolérant et réformé. Dès lors le tour est presque accompli : sur l’accessoire, on a bien dû concéder quelques changements dans le discours, mais sur le principal qui est  l’installation massive en France de populations d’origine musulmane, on n’a rien cédé.

Nous assistons alors à toute une série de glissements dont aucun n’est innocent. D’abord la population musulmane : elle ne le serait pas tant que cela, et près de la moitié des personnes  d’origine algérienne qui s’installent en France se déclareraient non-pratiquants ou sans religion. Et l’on cite des exemples où l’Etat effectivement semble croire que tous les immigrants ou français d’origine musulmane sont obligatoirement musulmans. La démonstration est faite : c’est la politique de la France qui repousse ces musulmans qui ne demanderaient qu’à être libérés de l’islam dans les griffes des imams !

Le procédé sera utilisé à plusieurs reprises et sur des sujets divers au long de l’article, avec parfois des raccourcis : le constat d’un décalage entre la réalité nécessairement complexe  et la représentation plus simple de l’islam en France est systématiquement interprété comme une complaisance de la république qui aurait perdu ses repères et ses valeurs, et suivie de l’appel à retrouver ces repères et ses valeurs qui permettraient l’intégration d’un islam apaisé. Les valeurs de la république validant la caractère apaisé de l’islam, et l’islam apaisé validant à son tour les valeurs retrouvées de la république dans un raisonnement dont la circularité vicieuse ne semble pas déranger M. Conan.

Ce discours est assez nouveau, et il promet d’être redoutable. Il revient à dire qu’il y a des manifestations d’islamisme insupportables, mais que grâce à la laïcité et aux valeurs de la république, l’installation en France de populations musulmanes pourait bien se passer et qu’à la rigueur la substitution de population est parfaitement tolérable si elle se passe bien, sans violences et d’une manière compatible avec nos valeurs modernes et occidentales. Si l’on veut risquer une comparaison, c’est un peu comme si l’Etat quand il attrape un voleur le remettait en liberté en le dédommageant de son manque à gagner avec le produit des impôts levés sur les personnes volées…

On comprend bien que tout cela n’est possible que grâce à deux artifices :

  • D’une part, il faut à tout pris séparer la modernité occidentale de son origine chrétienne afin d’affirmer que l’islam peut s’arranger de la modernité. C’est d’autant plus important que la laïcité française s’est constituée contre le christianisme, et qu’elle reçoit dans l’affaire une sorte de valeur ajoutée, une aura d’universalisme dont on oublie que lui aussi est né du christinaisme et pas d’autre chose, et qu’il semble donc curieux de l’étendre au point qu’il engloberait même ce qui lui est contraire et le nie.
  • D’autre part, il faut raboter cette modernité non plus dans sa dimension historique, mais dans ce qu’elle est philosophiquement. Ce qui est souhaitable ce serait « d'initier les nouveaux Français aux règles minimales communes ».
 

Ce discours qui a déjà bien du mal à sortir de ses propres contradictions ne résistera naturellement pas à l’épreuve des faits, ne serait-ce qu’en raison du caractère largement fantasmatique de l’islam en accord avec les valeurs occidentales qu’il présuppose. Mais que cela n’ait aucune espèce de réalité et tienne pour rien les démonstrations historiques ne compte que fort peu ; et que l’occident ne se réduise pas à des « règles minimales communes » appliquables à tout ce qui n’est pas lui pour y être accepté non plus : il s’agit de vendre du rêve politique, de faire accepter une vision irénique de l’islam par les français, de les anesthésier doucement. A la fin de cet article, de l’analyse lucide et implacable de Lewis il ne reste plus grand chose. Elle n’était là que pour nous vendre une pitoyable ressucée de l’islam à la française.

 

(1) Bernard Lewis dont on relira avec profit Les Assassins, terrorisme et politique dans l'islam médiéval, éditions Complexe.

 

T.G.

 

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