(L'Histoire, n°243)
Il y a soixante ans, près de 25 000 prisonniers de guerre polonais étaient
massacrés par les forces soviétiques sur ordre de Staline. A la découverte du
charnier de Katyn, longtemps attribué aux nazis par la propagande soviétique,
s'est adjointe celle de dizaines de nouvelles fosses. Des éléments accablants
pour le régime communiste.
Par Alexandra Viatteau Chargée de cours à la Sorbonne
Le massacre de milliers d'officiers polonais à Katyn (dans
l'actuelle Russie, à l'ouest de Smolensk), au printemps 1940, fut longtemps
présenté par la propagande communiste comme un forfait " perpétré par les
nazis ". Révélé en 1943 par les Allemands qui occupaient la région depuis
1941, il a toujours été nié, contre toute évidence, par l'URSS. Dès 1959 pourtant,
le KGB avait remis à Nikita Khrouchtchev des détails chiffrés sur le crime
soviétique de Katyn. Au Kremlin on estimait cependant qu'il était inutile de
révéler la vérité, car l'Occident s'était habitué à la version de la
culpabilité allemande !
Trente ans plus tard, en 1990, Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Parti
communiste d'Union soviétique, livra une partie, toujours édulcorée, mais plus
précise, des archives concernant Katyn à son homologue polonais, Wojciech
Jaruzelski. Ce n'est toutefois qu'en 1992, alors que l'URSS n'existait plus,
que le président russe Boris Eltsine offrit au président polonais Lech Walesa
le document contenant l'ordre que Staline avait donné au NKVD (la police
politique) d'exterminer 25 700 combattants polonais prisonniers.
Aujourd'hui, l'ouverture des archives, les exhumations d'autres charniers
permettent d'apporter d'utiles précisions sur ce drame. Tout commença avec
l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge le 17 septembre 1939, conformément
aux protocoles secrets du pacte germano-soviétique du 23 août et du 28
septembre 1939 qui prévoyaient le partage de la Pologne entre l'Allemagne et
l'URSS. Soldats, officiers et civils polonais furent alors massivement arrêtés
par le NKVD : 150 000 militaires furent retenus prisonniers dans les camps de
Starobielsk, Kozielsk et Ostachkov, ainsi que dans les prisons d'Ukraine et de
Biélorussie occidentales.
Face aux ordres de " désengorger " les camps, Lavrenti Beria, le chef
du NKVD, proposa, dans une lettre " strictement confidentielle "
adressée à Staline et datée de mars 1940, l'extermination massive des
prisonniers de guerre polonais. Sur quatre feuillets dactylographiés, il
énumérait les " ennemis jurés du pouvoir soviétique " polonais
détenus par le NKVD qui " méritaient la peine capitale - par fusillade
". Cette proposition fut signée et approuvée par Staline, Vorochilov,
Molotov, Mikoyan, Kalinine et Kaganovitch, membres du Politburo - l'organe
suprême du parti communiste. C'est donc à la suite du rapport de Beria que
Staline, par la " décision du 5 mars 1940 ", ordonna la liquidation
de 25700 Polonais, " ennemis incorrigibles " qui " attendaient
seulement d'être libérés pour participer activement à la lutte contre le
pouvoir soviétique " - à l'époque, un pouvoir soviétique allié au pouvoir
nazi. Cette décision donnait une apparence de légalité à la perpétration
d'actes arbitraires et criminels commis à l'encontre de citoyens qui luttaient
contre l'agression et l'occupation de leur pays par l'URSS.
Le NKVD avait noté les adresses des familles des prisonniers qui avaient pu
maintenir le contact avec leurs proches. Ces familles furent inscrites dans les
registres des Polonais destinés à la grande déportation d'avril 1940 vers la
Sibérie et le Kazakhstan, ainsi qu'aux suivantes, notamment celles de juin et
juillet 1940, qui, en s'ajoutant à celle de février, touchèrent près de 1 800
000 personnes dont peu survécurent.
C'est en mars-avril 1940 qu'une commission spéciale examina,
conformément à la décision du Politburo, le cas de tous les prisonniers
polonais. " Au fur et à mesure que les autorisations de liquidation
arrivaient, témoigne Iouri Zoria, lieutenant-colonel du GRU (les renseignements
militaires soviétiques), Soprounienko [directeur aux Affaires des prisonniers
de guerre du NKVD] formait des groupes de 100-150 prisonniers qui étaient
confiés, selon les ordres des directeurs des camps, aux commandants des régions
du NKVD de Smolensk, de Kharkov et de Kalinine. "
Toute l'opération était dirigée par Merkoulov, l'un des adjoints de Beria. La
planification du transport par voie ferrée fut confiée au responsable de la
direction supérieure des transports du NKVD, Milstein. L'organisation de la
sécurité le long du trajet, quant à elle, incomba au commandant des soldats du
train du NKVD, le général-major Charapov. L'expédition des Polonais hors des
camps ressortit de la responsabilité directe de Soprounienko et de son adjoint
Khokhlov.
Transférés à Smolensk, à Kharkov (aujourd'hui Kharkiv, en Ukraine) et à
Kalinine (aujourd'hui Tver, en Russie), les militaires polonais furent, des
nuits durant, torturés. Les cadavres des détenus de Smolensk étaient ensuite
chargés dans des camions qui, de nuit, les transportaient au bois de Katyn, où
se retrouvaient, à l'époque même du crime, pour pécher dans le Dniepr, les
dirigeants soviétiques, notamment Kaganovitch, membre du Politburo, - qui
n'ignorait rien de ce qui s'y passait. De Kharkov, les corps des victimes
étaient expédiés à Dergatché, au sixième quartier du parc forestier, aujourd'hui
municipal, qui abritait à l'époque les résidences du maréchal Vorochilov, de
Khrouchtchev, de Kaganovitch et d'autres membres de la nomenklatura, ce qui
rendit difficile, en 1991 encore, l'approche de ce cimetière politique polonais
et ukrainien. De la prison de Kalinine, les cadavres des officiers polonais
étaient transférés au charnier de Miednoyé pour lequel, se souvient l'un des
membres du NKVD, " Moscou avait livré une pelleteuse mécanique ".
Une partie des prisonniers furent mis à mort à l'emplacement même des fosses.
Après leur acheminement à Smolensk, en gare de Gniezdovo, des militaires
polonais du camp de Kozielsk furent emmenés au bois de Katyn, où ils furent
abattus au bord et à l'intérieur des fosses communes. Des prisonniers descendus
à la station de Dergatché furent obligés de parcourir à pied huit kilomètres
jusqu'au parc forestier, où ils durent probablement creuser leurs propres
tombes.
Le déroulement du massacre de Katyn a pu être reconstitué par des commissions
d'enquête constituées dès 1943, par la résistance polonaise, par la commission
du Congrès des États-Unis, par des témoins et des historiens qui ne se sont pas
laissé intimider par les interdits soviétiques. Cependant, il fallut attendre
1991, puis 1995, pour que des équipes polonaises puissent travailler sur les
charniers de Dergatché et de Miednoyé.
A Dergatché, les bourreaux tuaient les prisonniers d'une balle dans la nuque ;
lorsqu'ils rataient leur tir, ils achevaient les victimes à coup de baïonnette,
de crosse ou de hache. Dans 136 cas sur 3 891, la balle a été tirée dans le
cou, vers le haut, de façon à broyer le visage. Les officiers abattus avaient
en général une trentaine d'années, mais il y avait parmi eux des hommes âgés et
des jeunes gens de moins de vingt ans. On a découvert en 1991 à Dergatché 14
fosses de gradés polonais, situées à côté de 60 fosses de civils ukrainiens
liquidés là par la police politique (la Tcheka, le Guépéou puis le NKVD) depuis
les années 1920.
Il existe désormais des heures de documentation filmée depuis 1991-1992 sur les
lieux des exhumations, depuis près de Kalinine et Kharkov, à Dergatché, à
Piatikhatki, à Miednoyé, ou à Irkoutsk, où se trouvent trois fosses de Polonais
sous la datcha de l'ex-NKVD, tout près de l'aéroport international. Nous disposons
en outre du témoignage de membres du NKVD interrogés lors de récentes enquêtes
: " Ce sont les nôtres qui ont fusillé les Polonais en 1940. Et aussi, une
partie des religieux polonais qui ont été abattus dans les caves du NKVD à
Smolensk [il s'agit des aumôniers, catholique, protestant, orthodoxe, ainsi que
le rabbin de l'armée polonaise conduits dans des camps à la veille de Noël
1939] ", déclare un fonctionnaire du NKVD de Smolensk, Klimov.
Tokariev, chef du NKVD de Kalinine à l'époque, raconte, avec une conclusion
extraordinaire : " Quand les Moscovites ont fini le massacre, ils ont
fait un banquet, mais je n'y suis pas allé. [...] On tuait tous les jours, même
le 1er mai. [...] 250 hommes par jour, tout un mois. Même le 1er mai ! "
Finalement, sur les 230 000 prisonniers de guerre polonais, officiers ou
simples soldats, officiellement déclarés par Staline à l'issue des combats de
septembre 1939, on peut affirmer aujourd'hui que 4404 officiers détenus à
Kozielsk ont été assassinés à Katyn, 6287 officiers d'Ostachkov ont été
massacrés près de Kalinine, à Bologoyé et Piatikhatki, 3891 officiers
prisonniers à Starobielsk ont été retrouvés morts près de Kharkov à Dergatché,
au Lesopark (le parc forestier), 3435 ont été tués dans les prisons d'Ukraine,
3970 dans les prisons biélorusses, enfin, 2595, ou plus, ont été exécutés sur
place ou emmenés et achevés par le NKVD après l'attaque allemande contre
l'URSS, le 21 juin 1941.
Si l'on ajoute à ces chiffres un millier de combattants et de résistants civils
ou militaires antinazis traqués et assassinés par les Soviétiques, on obtient
un total de 25700 victimes, celui que souhaitait Staline. 42000 prisonniers ont
été donnés aux Allemands ou libérés, 75000 ont rejoint les Forces polonaises
d'Occident et 7000 l'Armée rouge. Plus de 81000 sont donc toujours manquants...
Par ordre secret n° 0011365 du 25 octobre 1940, fut dressée une liste des
primes signée par Lavrenti Beria en personne, qui accordait à 44 fonctionnaires
du NKVD une prime mensuelle de 800 roubles chacun " pour avoir exécuté de
manière efficace des devoirs spéciaux ".
Alexandra Viatteau
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