Voici
un an, nous nous battions pour empêcher l’Euro de paraître
dans notre vie, et nous disions que son arrivée serait la
fin de la liberté, pour la France, à se gouverner. Mais,
par surcroît, nous affirmions que cet instrument monétaire
serait source de crise, que l’Europe elle-même, qui en attendait
tout, risquerait sa cohésion et son avenir. Avant même
la date anniversaire de cet avènement, que l’on eut le culot
de célébrer comme la fin d’un cauchemar, avec champagne
et cotillons, les faits sont avérés : ou l’Euro passe et
l’Europe trépasse en une série de secousses économiques
et sociales, ou les Etats continuent à soigner leurs plaies
à budget ouvert, et l’Euro explose en vol. L’Euro n’est
qu’un instrument monétaire qui joue son rôle de d’arrimage
des économies associées ou qui disparaît. Il n’est pas une
cause, il est un moyen. Pouvait-on dire, en 1999, que les
gouvernants ignoraient les conséquences de la machine qu’ils
mettaient en route ? Douteux. Pouvait-on, alors, croire
qu’ils en minimisaient les effets ? Peut-être, encore que…
Pourrait-on avancer que chacun comptait sur l’Euro pour
transmettre ses mauvaises vibrations au plus loin dans l’Europe
profonde, en espérant qu’elles s’y perdraient ? Probable.
L’Euro est en effet un excellent moyen pour dissoudre
les responsabilités économiques, pour diluer les déficits
des politiques néfastes, pour rendre illisible par le bon
peuple les conséquences de leur gabegie.Tout manquement
durable aux règles d’une bonne gestion se traduisait, naguère,
par une dévaluation de fait ou de droit, de la monnaie concernée.
C’était la sanction visible, et compréhensible, d’une mauvaise
politique. Aujourd’hui, l’Euro, quasi-indépendant des budgets
particuliers – jusqu’à un certain point que l’on peut calculer
– offre des marges d’irresponsabilité à maints gouvernements
en mal de paix sociale.
La paix
sociale ! Voilà un concept récurrent, envahissant, structurant,
débilitant. Jamais on n’en a tant parlé, jamais on l’aura
autant exigée, jamais on ne l’aura moins eu. Comment
peut-on expliquer, qu’en des temps point si éloignés – le
début du vingtième siècle par exemple – avec des systèmes
de protection, de redistribution, d’assistance si peu affermis
alors, la paix sociale – caractérisée par le nombre de jours
de grève ou l’amélioration de la productivité – fut meilleure
qu’en notre temps égalitaire ? Certes, les jacqueries,
émotions populaires et autres grèves insurrectionnelles,
ont toujours existé ; mais jamais avec cette lancinante
psalmodie qui nous accompagne depuis plus de cinquante ans. Il
serait temps de se demander où nous mène la revendication
permanente, la protection sociale quasi absolue du salarié,
la pressurisation sans fin des chefs d’entreprise, la culpabilisation
et la pénalisation sans trêve de l’entrepreneur. Le risque,
inhérent à la vie, est une donnée universelle ; décider
qu’une partie de la population doit en être exemptée, c’est
mentir, transformer une vie d’homme en niche à chien. Le
chef d’entreprise est structuré par le risque. C’est le
risque qui le maintient éveillé, qui tend ses facultés de
vigilance et d’action, qui le font marcher la tête haute,
qui lui épargne l’angoisse sans cause et la dépression. Croire
qu’on conservera un peuple fier, travailleur, entreprenant
en lui dissimulant le risque intrinsèque de l’existence
est un leurre, une manière de tromper, un gouvernement par
le vice. Quand Pompée entra dans le saint des saints, il
fut surpris de le trouver vide ; on nous impose l’inverse,
croire au vide derrière les voiles quand s’y dresse la statue
de Baal. Cette manière de soporifique renouvelle la complainte
du « sereno » : « Dormez bien braves
gens ! » ; elle amène l’Etat à la pire des oppressions
: Ecraser un petit nombre sous le poids de la masse. La
masse qui n’est pas seulement assurée financièrement dans
son existence, mais qui l’est aussi réglementairement et
judiciairement (elle n’a jamais tort), moralement (on lui
doit ce mode de vie) et intellectuellement (mieux que des
égaux : il n’y a plus que des identiques) Et bien sûr,
pour réaliser ce lac à castors, l’arme du gouvernement,
démagogique et oligarchique, vrai paradoxe aristotélicien,
s’appelle la fiscalité. Il faut entendre par fiscalité
l’ensemble des mesures onéreuses et impérieuses, taxes,
impôts, cotisations, travaux obligatoires et règlements
entraînant des postes de travail imposés pesant sur les
recettes des entrepreneurs, terme pris au sens de Schumpeter. Cette
fiscalité, donc, est politique ; elle ne dépend guère d’une
nécessité objective : meilleur travail, amélioration des
procédés, augmentation de la productivité. Elle n’est fonction
que d’une décision de majorité, d’une loi. A ce rythme,
chaque groupe social disposant d’une puissance élective
contraindra les députés, demain les conseillers régionaux,
à édicter des règlements en leur faveur, et à voter des
taxes destinées à financer leurs lubies. La fiscalité
dépendant de la loi, et la loi de l’humeur des majorités
sociologiques, nulle raison pour que s’épuise le cyclone.
Il engloutira toute la matière vive des sociétés modernes,
c'est-à-dire la matière fiscale. L’effondrement de l’URSS,
qui fut une implosion, menace les économies administrées,
sauf que leur écroulement s’effilochera en asymptote sur
la survie des derniers groupes productifs. Mais la sanction
ne fait aucun doute : la disparition une à une des professions
libérales, l’arrêt ou le déplacement des petites entreprises,
l’exil des grosses firmes ou la fermeture de leurs sites. Et
pour durer, le système du meilleur des mondes continuera
à opprimer ceux qui refusent pour vivre de dépendre des
autres.
Que faire
? Revenir à l’équité.
L’équité
n’est pas l’égalité. L’équité, c’est rendre à chacun ce
qui lui revient, c’est exiger de tous le même effort, proportionnellement
à ses ressources. Et l’équité, en matière fiscale, doit
être au-dessus des lois, ou tout au moins, la Loi qui la
régit doit-elle être stable, hors du champ des opinions. C’était
l’esprit de la Constitution antique, c’est ce qui demeure
de l’esprit des lois, c’est une nécessité pour que l’Etat
ne s’écroule pas sous son propre poids au gré des opinions,
des passions ou des ignorances qui peuvent être amenées
à gouverner. Le prélèvement maximum qu’un Etat, en temps
de paix, peut être autorisé à effectuer sur les revenus
d’un citoyen doit être inscrit dans les lois fondamentales,
la Constitution doit s’en porter garante. Sans cette assurance
du dû et de l’indû, rien ne sera jamais possible longtemps.
Tous les citoyens doivent participer au budget de l’Etat,
sans aucune exception. La protection d’un citoyen ne
doit pas excéder le domaine de l’application de la loi contre
l’arbitraire et les violences. Pour ce qui ressort aux
relations civiles ou professionnelles, le contrat fait foi
et le salarié doit assumer ses fautes autant que l’employeur
les siennes. Mais l’autorité du propriétaire et sa liberté
doivent être respectées et non entravées, sinon le domaine
privé deviendrait un vain mot, et la propriété des moyens
de production une fiction. La société ne peut être équilibrée
lorsque la prise en charge de tous les échecs, ou même des
fautes, fait disparaître la notion même de malheur possible.
Le risque de l’entrepreneur et sa culpabilité éventuelle
sont codifiés et encadrés par les lois sur la faillite.
Où sont les lois sur la faillite du salarié ? La
notion de protection doit, elle aussi, trouver ses guides
pour se suffire à écarter la misère, ce qui est son rôle ;
elle ne peut se muer en une sorte d’immunité contre l’infortune
et l’incompétence. Qu’on comprenne bien : il ne s’agit
pas d’une défense et illustration du « libéralisme »
qui ramènerait à l’individu seul hors des appartenances
qui l’environnent et le fondent. On défend seulement qu’il
convient de rendre à cet individu une place réelle dans
la société, dont il assumera réellement les risques et les
avantages. On prétend que le retour aux vertus courantes
qui forgèrent notre civilisation, ne pourra s’opérer qu’à
travers la libération du citoyen par la suppression ou la
refonte du corpus juridique, puis en plaçant ces codes au-dessus
des votes parlementaires. Réintroduire dans l’homme le
sentiment des risques réels qu’il court ou fait encourir
à sa famille, l’engagera, la plupart du temps, à mesurer
ses actes, à s’efforcer, à retrouver la morale élémentaire
qui s’est envolée, à redevenir adulte. Car nous souffrons
d’un infantilisme prolongé qui transforme les vies en vacances
perpétuelles et le travail en bagne. A tel point la sécurité
que procure l’Etat nous éloigne de la vie réelle, que deux
catégories de citoyens cohabitent en France : les protégés
– ou domestiques – et les sauvages. Les uns bénéficient
de tant de garanties qu’ils oublient que la vie a une fin,
les autres, gibier sur lequel vivent l’Etat et le cheptel,
de moins en moins nombreux, souffrent et fuient ou meurent. Chacun
a pensé, quand la révolution française eut passé, que le
mépris dans lequel on tenait les fils méritants du fait
de leurs origines sociales avait vécu, et que chaque talent,
quelque fut son extraction pouvait atteindre à l’excellence,
le sommet de l’Etat : Justice était rendue. D’autres
ont alors prétendu que la justice c’était l’avoir autant
que l’être ; que tous avaient droit aux attributs de la
réussite sociale, que la vertu était présupposée, que la
faute du dirigé une calomnie, la culpabilité du dirigeant
une constante. On ne se satisfît point de cela, on voulut
aller plus loin, assimilant la liberté à la licence. Enfin,
on s’arrangea pour que les fruits du travail des uns permissent
aux autres de s’adonner aux loisirs, de devenir propriétaire
ou de doubler un emploi sans crainte du fisc. Que l’Etat
– ou la solidarité imposée, ce qui revient au même – évite
aux plus faibles que la maladie les emporte faute de soins,
est une donnée ancienne de notre morale courante et que
la charité chrétienne imposait quand l’Etat ne le faisait
pas, tout le monde l’approuve. Que l’Etat protège les citoyens
contre la violence – et même contre la sienne propre
– voilà qui est la base même de sa nature et de sa fonction.
Que l’Etat permette à tout enfant de la nation d’accéder
au savoir et de s’illustrer à son service, voilà aussi son
rôle fondamental. Mais que l’Etat transporte – sauf pour
ses besoins propres – qu’il distraie, qu’il éduque, qu’il
produise des biens de consommation, qu’il soigne gratuitement,
cela ne le grandit pas, il s’alourdit, cela n’honore pas
ses citoyens, ils s’avilissent.
Il semble
que la boule qui dévale la pente grossisse à vue d’œil,
que les moyens d’arrêter sa course, par les voies législatives
et en douceur, s’amenuisent, que le roc sur lequel elle
va se fracasser soit en vue… à moins qu’elle n’implose comme
l’URSS il y a dix ans.
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