NOAM
CHOMSKY
LA
PROPAGANDE A L'AMÉRICAINE
Remarquant
l'énorme quantité de propagande vomie par les gouvernements et les
institutions dans le monde, des observateurs ont désigné notre époque l'âge
d'Orwell. Mais en vérité, Orwell n'a été mis en avant que plus tard. Dés la
première guerre mondiale, des historiens américains se sont offerts au Président
Wilson afin d'accomplir une tâche qu'ils ont appelée "la reconstruction
de l'histoire" (historical engeneering), par laquelle ils envisageaient de
manipuler les faits historiques dans le but de servir les politiques de l'Etat.
Dans ce cas, le gouvernement des Etats-Unis désirait faire taire l'opposition
à la guerre. Ceci représente une version du 1984
d'Orwell, avant même qu'Orwell commence à écrire.
En 1921 le célèbre journaliste américain Walter Lippmann déclara que
l'art de la démocratie exigeait "la fabrication du consentement" (the
manufacture of consent). Cette expression est un euphémisme orwellien pour le
contrôle des pensées. L'idée est qu'un Etat tel que les Etats-Unis, où le
gouvernement est impuissant à contrôler le peuple par la force, est obligé de
contrôler ce qu'il pense.
On nous oppose l'Union Soviétique dans le domaine des libertés intérieures.
C'est un pays qui est gouverné essentiellement à coups de triques. En URSS, il
est facile de déterminer ce qui constitue de la propagande ; ce que l'Etat
produit est de la propagande.
C'est le genre de chose qu'Orwell a décrit dans 1984
(pas un très bon livre à mon avis). La popularité de 1984 réside dans sa banalité et dans le fait qu'il s'attaque à
nos ennemis. Si Orwell s'était attardé sur des problèmes différents - les nôtres
- ses livres n'auraient pas été si populaires. En fait, ils n'auraient
probablement pas été publiés.
Dans les sociétés totalitaires où l'on retrouve un ministère de la Vérité,
la propagande ne vise pas le contrôle des idées. On ne nous donne que la ligne
du parti. On dit, "Voici la doctrine officielle ; n'y désobéissez pas et
vous éviterez des ennuis. Ce que vous croyez n'a aucune importance pour qui que
ce soit. Si vous vous éloignez de cette ligne vous en subirez les conséquences
puisque nous sommes forts."
Les sociétés démocratiques ne peuvent pas fonctionner comme ça, car
l'Etat est limité dans sa capacité à contrôler notre comportement par la
force. Puisqu'on permet que les voix des gens se fassent entendre, ceux qui sont
au pouvoir sont mieux placés pour contrôler ce que ces voix disent - en
d'autres mots, pour contrôler ce qu'on pense.
Pour y arriver, est crée un débat politique qui en apparence semble
comporter des opinions divergentes, mais qui en réalité demeure à l'intérieur
de paramètres très étroits. Vous devez vous assurer que les deux côtés dans
un débat acceptent certaines suppositions - et que ces suppositions sont à la
base du système de propagande. Du moment qu'on accepte le système de
propagande, le débat est permis.
La guerre au Viêt-nam est un exemple classique du système de propagande
en Amérique. Dans les médias populaires - le New York Time, CBS, et ainsi de
suite - il y a eu un débat animé sur la guerre. S'opposaient ceux qu'on
surnommaient "les colombes" à ceux surnommés les
"faucons". Les faucons disaient, "si nous persévérons, nous
gagnerons." Les colombes disaient, "même si nous continuons nous ne
gagnerons pas, et d'ailleurs cela nous revient peut-être trop cher et peut-être
tuons-nous trop de monde".
Les deux parties s'accordaient sur un point: nous étions dans notre
droit d'agresser le Viêt-nam du Sud. Les colombes et les faucons refusaient
d'admettre qu'une agression avait eu lieu. Tous qualifiaient notre présence
dans le Sud-Est asiatique de défense du Viêt-nam du Sud, substituant
"agression" par "défense" dans le même style qu'Orwell. En
réalité nous attaquions le Viêt-nam du Sud aussi sûrement que plus tard les
Soviétiques ont attaqué l'Afghanistan.
Considérons les faits suivants. En 1962 les forces aériennes des
Etats-Unis ont commencé des attaques directes sur la population rurale du Sud
Viêt-nam avec des bombardements massifs et de la défoliation. Cela faisait
partie d'un programme qui visait à pousser des millions de personnes vers des
camps de détention où, entourés de barbelés et de soldats armés, elles
seraient "protégées" des gorilles qu'elles appuyaient - le "Viêt-Cong",
la branche du sud du pays de l'ancienne résistance anti-française (le
Viet-minh). C'est ce que notre gouvernement appelle de l'agression ou une
invasion quand elle est perpétrée par un ennemi officiel. Le gouvernement de
Saigon n'avait aucune légitimité et très peu d'appui populaire, et le
leadership a été renversé régulièrement par des coups d'états soutenus par
les Etats-Unis quand ceux-ci craignaient un accommodement avec le Viêt-Cong.
Environ 70 000 Viêt-Congs ont été tués dans une campagne de terreur menée
par les Etats-Unis avant même qu'ait lieu leur invasion en 1962.
Tout comme les Soviétiques en Afghanistan, nous avions tenté
d'installer un gouvernement à Saigon qui par la suite nous inviterait à y
entrer. Nous avions dû, dans cet effort, renverser une succession de régimes.
Finalement, nous avons carrément envahit. Mais quiconque aux Etats Unis prétendait
que nos politiques au Viêt-nam étaient mauvaise par principe n'était pas
admis dans la discussion sur la guerre. Le débat se posait essentiellement sur
les questions de tactique.
Même à l'apogée de l'opposition à la guerre, seule une partie
minuscule des intellectuels s'y sont opposés par principe - sur des bases que
l'agression est mal. La plupart des intellectuels ont fini par s'y opposer -
bien après les cercles d'affaires - pour la raison pragmatique que les coûts
étaient trop élevés.
Remarquable par son absence dans le débat est le point de vue que les
Etats-Unis auraient pu vaincre mais qu'il aurait été mal qu'une pareille
agression militaire réussisse. C'était la position des mouvements de paix
authentiques qui se faisaient rarement entendre dans les médias populaires.
Si vous recherchez la guerre du Viêt-nam dans un livre d'histoire américain,
vous remarquerez que l'attaque des Américains sur le Viêt-nam du Sud n'existe
pas. Il y a 22 ans qu'en vain je recherche même une seule mention
journalistique de l'invasion américaine du Sud Viêt-nam. Dans le système
d'endoctrinement américain cet évènement n'existe pas. C'est hors de
l'histoire, dans le trou de mémoire d'Orwell.
Si les Etats-Unis étaient un Etat totalitaire, le Ministère de la Vérité
nous aurait tout simplement dit: "il est juste que nous rentrions au Viêt-nam.
N'y objectez point". Les gens auraient reconnu que cela faisait partie du
système de propagande et ils continueraient à croire ce qu'ils veulent. Il
leur aurait été évident que nous attaquions le Viêt-nam, comme nous
reconnaissons que les Soviétiques attaquent l'Afghanistan.
Les gens jouissent d'une plus grande liberté aux Etats-Unis, ils ont la
liberté d'expression. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire que ceux
au pouvoir contrôlent la pensée, afin de donner l'apparence que seules les
questions de tactique sont importantes dans la guerre au Viêt-nam: Pouvons nous
réussir ? Il n'y a aucune discussion sur le bien ou le mal.
Pendant la guerre au Viêt-nam, le système de propagande des Etats Unis
n'a accompli sa tâche que partiellement. Parmi les gens éduqués cela a très
bien réussi. Des études ont démontré que ce sont ceux avec le plus d'éducation
formelle qui acceptent incontestablement la propagande gouvernementale sur la
guerre au Viêt-nam.
Une raison qui fait que souvent le système de propagande semble être
plus efficace parmi les plus éduqués par rapport aux autres, est qu'étant de
grands lecteurs, ils sont assujettis à plus de propagande. Aussi ils sont
employés comme administrateurs, dans les médias, et dans l'académie, et par
conséquent ils servent avec une certaine efficacité comme agents de ce système
de propagande... et ils y croient. En majorité ils font partie de l'élite
privilégiée et ils ont les mêmes intérêts et les mêmes perceptions que
ceux qui sont au pouvoir(...).
... Tout ceci tombe sous la notion de Walter Lippmann de
"la fabrication du consentement". La démocratie permet que la voix du
peuple se fasse entendre, et c'est la tâche des intellectuels d'assurer que
cette voix endosse ce que nos leaders perçoivent comme étant la bonne voie. La
propagande dans une démocratie est ce que la violence est dans le
totalitarisme. Les techniques ont été raffinées aux Etats-Unis et ailleurs à
un tel point que cela dépasse de loin ce que Orwell avait imaginé. Le mécanisme
de cette fausse dissension (telle que pratiquée par les colombes de l'ère du
Viêt-nam, qui ont critiqué la guerre sur des bases d'efficacité et non de
principe) est une des stratégies les plus subtiles, quoique le mensonge pur et
la suppression des faits et d'autres méthodes plus primitives sont aussi très
efficaces.
Pour ceux dans ce monde qui obstinément recherchent la liberté, il ne
peut pas y avoir de tâche plus urgente que de parvenir à comprendre les mécanismes
et les méthodes d'endoctrinement. Ceux-ci sont facilement repérés dans les
sociétés totalitaires, ce qui n'est pas le cas du système de propagande
auquel nous sommes assujettis et dans lequel trop souvent, consciemment ou non,
nous servons d'instruments.
Extraits
traduits du journal Anarchy N°23 (C/° C.A.L., P.O. Box 1446, Columbia, MO
65205-1446, USA)