André Savignon
« Filles de la pluie - Scènes de la vie ouessantine »



Publié en 1912 chez Grasset l'ouvrage obtint le prix Goncourt.
Dans ce roman André Savignon raconte de nombreuses scènes de la vie quotidienne sur l'île.

 

  Ce qui surajoutait à la mélancolie de cette campagne, c’était sa nudité. Pas un arbre, sauf quelques buissons chétifs, poussés dans quelques creux de terrain. A travers la lande, des petits moutons erraient par centaines. On les entendait bêler aigrement, de fort loin, dans la chanson maussade du vent pluvieux. Quand on s’approchait, toute la bande affolée prenait la course (...)


De loin en loin se détachaient sur la lande des petits monticules hauts d’un mètre environ en forme d’Y, souvent faits de pierres, plus souvent de gleds, mottes de terre à laquelle adhérait encore le gazon. C’étaient, lui dit Barba, les goastigou ou abris de moutons, derrière lesquels les brebis mettent bas et se protègent contre les vents et les longues nuits d’hiver. La construction de ces goastigou était le seul soin que l’on prît des moutons à cette époque de l’année. La chair savoureuse de ces animaux est une des principales ressources du pays, mais elle est chèrement payée. Car les moutons, avec le droit de vaine pâture, empêchent et causent l’aridité de l’île. La Préfecture maritime proposa autrefois, paraît-il, de faire à Ouessant une ceinture de pins : les habitants refusèrent car ils auraient dû renoncer à laisser errer les moutons.
Ces bêtes, toutes petites, mais très résistantes et d’une race particulière au pays, leurs propriétaires les mettent à l’attache en mars, par couples, jusqu’à la fin de juillet, dans leurs champs. Mais après la coupe de blé, terres et pâturages deviennent communs de tradition et l’on parque un peu partout, à l’attache, sous condition que chaque couple ne puisse approcher à plus d’un mètre de terre labourable. En septembre, dès qu’on s’est assuré qu’il n’y a plus rien dans les champs, une délibération municipale annonce qu’on peut lâcher les moutons. Libres jusqu’au printemps, ils vont errer par bandes effarouchées, redevenus sauvages, à travers l’île.
La premier jeudi de mars, dans l’après-midi, on commence le rassemblement du bétail. Des îliennes, choisies par le conseil, parcourent le pays et ramènent les moutons dans chaque quartier de l’île, à Pen ar lan, au Stiff, à Feunteim Vélen, à Loqueltas. Elles ont un sou par mouton qu’elles dirigent vers l’aire désignée.
Alors, chacune va d’aire en aire, reconnaître ses animaux d’après leur marque. Les signes distinctifs, en usage de temps immémorial, sont des entailles ou encore des trous pratiqués dans l’oreille du mouton. Chaque marque est la propriété d’une famille. Lorsqu’une nouvelle ramification se crée par suite d’un mariage, on apporte une légère modification à la marque. En sorte qu’on peut suivre la généalogie des familles dans les marques successives des moutons.
Le jour du rassemblement offre aussi ses déconvenues car on constate la disparition de beaucoup de bêtes. Les unes sont mortes de maladies, et d’autres, tombées de la grève, se sont noyées. Beaucoup sont volées par des « Douarnenez » qui viennent aborder à Ouessant, la nuit, quand ils déposent leurs filets à l’entrée des baies pour la pêche des mulets. Plusieurs années de suite, dit Barba, les Espagnols qui travaillaient sur les épaves d’un bateau, firent aussi une terrible consommation de moutons.
Il faut encore compter avec les grands rapaces qui enlèvent les petits agneaux, et avec les corbeaux qui mangent les yeux et la langue des nouveaux-nés.
C’est le vendredi que les îliennes vont chercher leurs moutons assemblés. Le samedi, les retardataires qu’on n’avait pas encore attrapés sont amenés au bourg où chacun les examine. Les moutons non reconnus sont vendus à l’encan, après Vêpres, au profit de la commune.
Parfois, le samedi, on célèbre la « fête des moutons ». On voit alors les jeunes îliennes prendre part au dansal, une sorte de ronde très lente, avec trois pas à droite et trois pas à gauche, et qu ‘elles exécutent en chantant. C’est là le seul accompagnement. Car, avant l’arrivée des troupes, on ne connaissait pas d’instrument de musique à Ouessant, sauf la bigorne, conque marine dont les hommes se servent pour signaler leur présence en mer, par des gémissements très longs, pendant le brouillard.