Intimité, confiance et abandon

Il y quelque temps ma coiffeuse me tenait ces propos : « Tu es en train de t'endormir ? »  C'est que j'avais les yeux fermés. J'ai répondu : « Pas du tout. Au contraire, je suis très concentré sur ce que tu fais. J'anticipe tes moindres gestes. » Elle m'a répondu : « Je te sens très détendu, et moi ça me détend aussi. »

Iil y avait entre nous une forme de partage d'expérience sensorielle et sensuelle, et ce disant je ne peux m'empêcher de songer à l'abandon — à cette capacité de laisser-aller, de me concentrer les yeux fermés sur tous les contacts : les doigts qui traînent, les cheveux tirés par petits regroupements, les coups de ciseaux. J'adore ma coiffeuse pour cela, cette confiance aveugle en tout ce qu'elle opère, là où elle me mène sans empressement. J'ai confiance qu'à travers son travail elle fait de ma tête une petite œuvre artisanale.

Cette fiance a été marquée dès le début, dès notre première rencontre. Ce jour-là, assis sur son siège, elle m'avait demandé : « Comment on te coupe les cheveux ? », à quoi j'avais répondu : « Comme tu veux. » Maintenant, elle ne me pose plus la question. Je m'assois sur son siège, ferme les yeux et m'abandonne à elle — car il s'agit là d'une forme d'abandon : je ne lui dicte pas ce qu'elle doit faire ni la bonne façon de faire. Plutôt, je lui laisse me montrer ce comment elle me voit. Je me livre nu, en quelque sorte, à une forme d'expérience sensorielle au terme de laquelle je reconnaîtrai en moi des éléments de beauté.

En ce sens, l'expérience un peu zen de l'abandon les yeux fermés est conforme à l'exigence de la forme (littéraire), transposée en coiffure. À ce stade d'intimité, je délègue à ma coiffeuse le loisir d'exprimer son “ art ” sur moi.

(2003)