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LA CHOSE DE FREUD ET LACAN : COURS DE DAVID PAVON CUELLAR A L'UNIVERSITE DE PARIS VIII (2003-2004) http://www.ding.fr.tc
Introduction
Je suis en train de vous parler. Si vous m'entendez vous parler, alors vous savez que je vous parle de quelque chose. Vous aussi, lorsque vous parlez, vous parlez de quelque chose.
Maintenant vous êtes en silence. Vous m'écoutez ou vous faites semblant de m'écouter. Vous ne savez pas encore très bien de quoi je vous parle. Pourtant, vous soupçonnez que je vous parle de quelque chose. Vous avez même la certitude qu'il doit y avoir ce quelque chose duquel je vous parle. S'il n'y avez pas ça, pourquoi vous serez alors ici, devant moi. Si vous êtes ici, en train de m'écouter, c'est parce que vous avez l'espoir que je vous parle de quelque chose. Gardez cet espoir. Je ne vous décevrai pas. Je vous parlerez de quelque chose. Même si vous pensez le contraire, je vous assure que je suis déjà en train de vous parler de quelque chose.
N'en doutez pas. Il y a quelque chose dont je vous parle déjà. Ce qui d'ailleurs n'est rien d'extraordinaire. Croyez-moi quand je vous dis qu'il n'y a rien de plus ordinaire que parler de quelque chose.
Nous parlons tous de quelque chose. Même les psychanalystes et les politiciens en parlent. Dans ce monde, il n'y a certainement rien dont on parle autant.
Si on veut parler, on doit parler de quelque chose.
Malgré la malheureuse masculinisation de la chose, vous entendez bien qu'elle est comprise dans le quelque chose dont on doit toujours parler. De même qu'en anglais, en français vous n'avez pas oublié cette chose, le thing anglais, qui subsiste dans quelque chose, dans something -mais qui ne subsiste pas ni dans le algo espagnol ni dans le etwas allemand. Voici précisément la chose qui nous concerne, celle comprise dans le quelque chose, celle dont on parle toujours, celle dont on doit parler, celle dont je vous parlerai dans cet enseignement.
La chose dont je vous parlerai n'est que le terme le plus général par lequel on désigne tout ce dont on peut arriver à parler. Même lorsqu'on ne parle de rien, ce rien apparaît comme quelque chose, comme la chose à laquelle se réfère notre parole.
Peut-être vous n'êtes pas d'accord. Vous allez me signaler que le rien est le contraire de quelque chose. Que si je ne parle de rien, c'est précisément parce que je ne parle pas de quelque chose. Pour me convaincre, vous pouvez invoquer n'importe quelle absurdité. Par exemple, vous pouvez me parlez des "quatre côtés incolores d'une parole bleue et triangulaire", et me préciser en plus que "cette parole est sourde, tout en m'écoutant attentivement pendant qu'elle composte son billet gagnant de loterie dans la bouche de notre premier ministre Sigmund Freud". Vous allez me dire alors que la chose à laquelle se réfère une telle sottise ne pourrait pas exister. Pourquoi ? Parce qu'il ne pourrait pas exister une chose qui soit en même temps bleue et incolore, triangulaire et quadrangulaire, et qui soit sourde et qui puisse pourtant m'écouter pendant qu'elle composte un billet qu'on ne composte pas dans la bouche d'un premier ministre qui n'est pas un premier ministre. Vous allez peut-être conclure: puisque cette chose n'existe pas et ne pourrait pas exister, alors quand on parle d'elle on ne parle pas de quelque chose. En affirmant ceci, vous-mêmes vous serez en train de vous contredire. En effet, prétendre qu'on ne parle pas de quelque chose lorsqu'on parle de quelque chose, même si cette quelque chose n'existe pas, c'est absolument contradictoire.
Si on parle d'une chose qui n'existe pas, alors on parle d'une chose, d'une chose qui a la particularité de ne pas exister. Puisqu'elle n'existe pas, on peut dire, à propos de cette chose, qu'elle n'est rien. Cependant, elle ne cesse pas pour autant d'être quelque chose.
De même que les "idées vertes incolores qui dorment furieusement" chez Michel Foucault1, ma parole sourde, bleu et triangulaire, avec ses quatre côtés incolores, est bien quelque chose capable de m'écouter pendant qu'elle composte son billet de loterie dans la dégoûtante bouche cancéreuse de notre cher premier ministre Sigmund Freud. Lorsqu'on parle de cette chose monstrueuse, on ne parle bien sûr de rien qui puisse exister ici, à côté de nous. Et pourtant il y a cette chose monstrueuse dont on parle. Ce n'est rien, mais c'est quelque chose, puisque on en parle.
Cette ambiguïté du rien qui est quelque chose nous la trouvons déjà dans l'origine étymologique des mots que nous employons pour désigner le rien. Par exemple, dans ma langue espagnole, nous avons nada, qui provient du latin res nata, chose née. Quant à vous, dans votre langue française, vous disposez du mot rien, du latin rem, accusatif de res, chose.
Dans la grammaire française, le "rien" est un substantif, ce qui le différencie d'autres quantificateurs semblables -comme c'est le cas de "nul" ou "aucun". En signalant que la philosophie "a fait son profit, ou ses délices, de cette étrange condition", Stanislas Breton rappelle ce qu'il y a ici à dénoncer : "d'un 'substantif', on aurait fait une 'substance' ou une 'réalité' énigmatique", dans un "glissement du grammatical au logique et du logique à l'ontologique"2. Toujours est-il qu'on peut parler du rien, comme on peut aussi le penser -bien qu'on ne puisse pas le concevoir-, ce qui suppose nécessairement que ce rien, en tant que ce dont on parle, soit quelque chose et non pas rien. Parler, c'est parler de quelque chose. Or, comme le remarque Breton, il y a des cas où le quelque chose qu'on pense ou dont on parle "coïncide avec le rien", par exemple avec le rien de l'impossible de la classe nulle, entendue comme la "classe des x qui ne sont pas identiques à eux-mêmes"3. Dans ce "contact avec le réel" comme "impossible rigoureux", ou comme quelque chose qui n'est rien, ou nous sommes
L'ambiguïté du rien qui est quelque chose apparaît encore dans des énoncés comme "un rien nous amuse". Tel rien est bien une chose, puisqu'il est même capable de nous amuser. Il s'agit du même rien amusant qui fait chanter Charles Trenet, ce rien qui le fait aussi danser, sourire l'âme ravie et finalement trouver belle la vie. Dans la chanson de Trenet, que vous devriez bien connaître, ce rien n'est pas du tout peu de chose. Je vous rappelle qu'il n'est pas seulement une marmotte, un rêve, un petit plaisir ou des oiseaux qui chantent dans la nature, mais il s'avère être en fin de compte son propre père, sa propre mère, son propre pays, le votre, la France (bon dieu!), et aussi les femmes, les femmes, les femmes qui ont les yeux bleus.
Vous voyez bien que le rien est quelque chose et non pas rien. A ce moment précis, en vous parlant du rien, je vous ai démontré sans le vouloir que ce rien est quelque chose, puisqu'il était la chose dont je vous parlais.
Or, si même le rien est une chose, si même nulle chose est une chose, qu'est-ce donc, nom de Dieu, qu'une chose ? Peut-on la définir dans toute sa généralité ? Peut-on l'étudier sans la dissoudre sous nos yeux dans l'univers de tout ce qu'elle désigne, l'univers du tout et du rien qu'elle désigne ? Peut-elle devenir enfin un concept de la psychanalyse ?
Pour le moment, je ne peux répondre qu'à la dernière question. Oui, la chose peut devenir un concept de la psychanalyse. En fait, elle est déjà devenu ce concept.
Freud et Lacan parlent déjà depuis longtemps de la Chose comme ils parlent de n'importe quelle autre chose. Or, la Chose de laquelle ils parlent, qui est la Chose dont on parlera ici, n'est pas comparable à n'importe quelle autre chose dont ils parlent. Pourquoi ? Précisément parce qu'elle est comparable à toutes les autres choses dont ils parlent, sans exception. Autrement dit, le concept freudien et lacanien de Chose ne désigne pas une autre chose que la Chose parce qu'il est le terme universel qui s'applique en dernière instance, chez Freud et Lacan, à toutes les autres choses particulières dont ils parlent.
Nous pouvons dire que la Chose de Freud et Lacan n'est pas n'importe quelle autre chose tout simplement parce qu'elle n'est que n'importe quelle chose, elle est ce qui sous-tend à toutes les autres choses, elle est cette nature par laquelle elles sont quelque chose, elle est d'une certaine manière son être de chose.
Ce qui distingue la Chose de Freud et Lacan des autres choses dont ils parlent, c'est qu'elle est la seule référence commune à toutes ces choses, voire ce en quoi toutes les choses dont ils parlent sont quelque chose. Par là, cette Chose ne devra pas se confondre avec les autres choses. Elle n'est pas ces choses, elle n'est pas les choses dont Freud et Lacan parlent, mais quelque chose derrière elles -quelque chose qui sous-tend à elles, voire ce en quoi elles sont quelque chose.
Bien entendu, pour arriver à la Chose de Freud et Lacan, à cette Chose derrière les choses, il faut avant s'occuper des choses comme choses -ou pour le dire à la manière heideggerienne, pour "parvenir" à la Chose-en-soi, notre pensée devra d'abord atteindre "la chose en tant que chose"4. Pour cela, bien avant Heidegger -que nous laisserons pour la fin de notre cours-, il convient tout d'abord de nous tourner du côté du poète Alberto Caeiro -hétéronome de Fernando Pessoa-, peut-être le plus transparent parmi les spécialistes de la chose en tant que chose.
Pour arriver à penser aux choses en tant que choses, Alberto Caeiro doit se convaincre premièrement que "penser à la signification intime des choses est superflu, comme penser à la santé ou apporter un verre à l'eau des sources"5. Une fois convaincu de cela, il affirme, de manière catégorique : "l'unique signification intime des choses est de n'avoir aucune signification intime", leur "seul sens caché, est de ne pas avoir de sens caché du tout"6. Aucun sens caché, aucune signification intime, aucune, même pas la beauté, laquelle ne serait, d'après le poète, que "le nom de quelque chose qui n'existe pas et que nous donnons aux choses en échange du plaisir qu'elles nous donnent"7.
Au "mystique" qui "voit une signification en toute chose", Caeiro lui dit : "Ce que tu vois, tu le vois toujours pour voir autre chose". Et il ajoute : "être une chose, c'est ne pas être susceptible d'interprétation"8. En effet, les choses, pour Caeiro, ne peuvent pas être interprétées, dans la mesure où elles ne signifient rien, dans la mesure où "elles n'ont pas de signification : elles ont une existence"9.
Monsieur Caeiro ne peut contenir son émotion, finalement, devant ce qu'il estime "plus étrange que toutes les étrangetés, et que tous les songes de tous les poètes, et tous les pensées de tous les philosophes", à savoir "que les choses soient réellement telles qu'elles paraissent être, et qu'il n'y ait rien à comprendre"10.
Vraiment étrange, qu'une chose, en tant que chose, ne soit que telle qu'elle paraît être, qu'elle ne soit que la chose qu'elle est, c'est-à-dire son être ou son existence de chose, tout en manquant d'un sens ou d'une signification. Ainsi, une table, en tant que chose, n'est que la chose qu'elle est, de même qu'un vase ou un pot ne sont que les choses qu'ils sont.
Apparemment, ce que Monsieur Caeiro vient de me faire dire, ceci ne veut rien dire. Mes prédicats, en effet, ne disent rien de plus que mes sujets, donc je tourne vicieusement en rond, de manière tautologique. Ceci est malheureusement inévitable quand on approche notre sujet, la Chose, qui n'est précisément qu'un sujet, ne pouvant apparaître que comme sujet de tous nos prédicats, lesquels devront donc invariablement s'entortiller autour du sujet, s'enroulant sur lui, en revenant toujours à lui.
Pensez à un scorpion. Il est un sujet, alors que sa queue apparaît comme son cher prédicat -voire la chaîne signifiante qui suit fidèlement le sujet. L'ensemble constitue un énoncé. Encerclez maintenant cet énoncé avec une substance inflammable. Enflammez ensuite cette substance. Vous allez assister alors à un suicide. La chaîne signifiante du prédicat, la queue du scorpion, se retournera sur le sujet pour le piquer, pour lui injecter son poison. Voici comment j'imagine la seule manière dont on pourra procéder le long de notre cours. Il faudra suicider chaque idée, la faisant revenir sur elle-même, retournant contre elle-même ces conséquences, l'empoisonnant d'elle même, de sa propre vérité, de sa propre cohérence -tel Socrate dans son dernier rapport à sa Chose, à son pragma. Cette sorte de suicide tautologique sera notre seul point constant de repère.
La chose en tant que chose de Caeiro, la chose qui n'est que la chose qu'elle est, la chose qui n'a d'autre sens ou signification que celui de n'avoir aucun sens ou signification, ce rien qui est encore quelque chose, ce quelque chose où le prédicat se retourne déjà sur le sujet, cette chose est la première, la plus élémentaire, d'une série de tautologies avec lesquelles nous devrons cerner la Chose de Freud et Lacan -en quelque sorte leur Chose-en-soi.
Pour cerner la Chose de Freud et Lacan, nos raisonnements, en tant que prédicats, devrons se boucler, d'une manière tautologique, autour de notre sujet. Bien entendu, ces raisonnements tautologiques, pour cerner la Chose en question et non pas une autre chose, ils devront s'en tenir, dès le début et jusqu'à la fin de notre cours, aux réflexions freudiennes et lacaniennes sur la Chose -lesquelles, naturellement, se bouclent aussi, à sa manière, autour de la Chose.
Puisque nos raisonnements devront s'en tenir, dès le début, aux réflexions freudiennes et lacaniennes sur la Chose, il faut alors impérativement, dès maintenant, introduire ces réflexions. Pour cela, il nous suffit d'introduire les réflexions de Freud, lequel, à son tour, s'appliquera spontanément à introduire Lacan.
Chez Freud, la réflexion explicite sur la Chose (das Ding) dure au moins trente-quatre ans, depuis 1891 jusqu'à 1925. Elle n'est pas limitée, comme on le croit d'habitude, à l'Esquisse, L'Inconscient et La négation, mais elle traverse une dizaine de travaux. Dans cette longue traversée de la pensée freudienne, il faut mettre en relief les étapes les plus importantes.
En 1891, dans la Contribution à la conception des aphasies, il y a déjà une distinction ternaire entre la Chose, l'apparence de la Chose -ou la représentation d'objet- et le mot -ou la représentation de mot :
a) Le mot ou la représentation de mot est ce qui "acquiert sa signification par la liaison avec la représentation d'objet"11.
b) La représentation d'objet, comme "apparence" de la Chose, est "un complexe associatif constitué des représentations les plus hétérogènes, visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques et autres". À la différence de la représentation de mot, qui "apparaît comme quelque chose de clos", cette représentation d'objet se caractérise par son ouverture à "la possibilité d'une série importante d'impressions nouvelles"12.
c) La "Chose" est ce dont "les différentes 'propriétés' sont révélées par les impressions sensorielles" que nous "recevons" d'elle. Ces impressions s'associent dans la représentation d'objet, en "réalisant" ainsi "l'apparence" de la Chose13.
Au début de la réflexion freudienne sur la Chose, nous avons donc trois éléments : la Chose, l'apparence ouverte de la Chose et le mot clos. Comprise comme une distinction entre le réel -la Chose-, l'imaginaire -l'apparence de la Chose- et le symbolique -le mot-, cette distinction ternaire du Freud de 1891 sera mise en parallèle, dans notre cours, avec celle Stoïcienne entre la chose existante, la chose signifiée et la chose signifiante.
En 1895, dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique, le terme de "Chose", comme sujet d'un jugement, décrit le neurone a, alors que "la propriété" ou "l'activité" de la Chose, c'est-à-dire son "prédicat" dans le jugement, se réfère au neurone b14. À partir de cette distinction de base, Freud caractérise successivement la Chose, en tant que neurone a :
a) Comme ce qu'il y a en commun, a, entre deux investissements "semblables", celui "par le désir", a + b, et celui "perceptif", a + c15.
b) Comme "ce qui demeure généralement identique (gleichbleibt) à lui-même", à la différence du neurone b, "qui, la plupart du temps, est variable"16.
c) Comme une des parties du "complexe d'autrui" (Komplex des Nebenmenschen), celle "donnant une impression de structure permanente et restant un tout cohérent" (als Ding beisammenbleibt), en contraste avec celle qui "peut être comprise grâce à une activité mnémonique"17.
d) Comme "fraction non assimilable" (unassimilierbaren) dans "les perceptions", laquelle se différencie, "au moment où s'instaure la fonction du jugement", de la "fraction révélée au moi par sa propre expérience"18.
e) Comme "fraction constante incomprise" (konstanten, unverstandenen Teil), où "les "investissements perceptifs coïncident avec des nouvelles émanant du propre corps", indépendamment de la "fraction changeante compréhensible", soit perceptive soit émanant du propre corps, c'est-à-dire "les attributs et mouvements de la Chose"19.
f) Comme ce qui "est fait de reliquats (Reste) échappant au jugement" (Beurteilung entziehen)20.
g) Comme ce qui est "refoulé" (verdrängt) dans l'hystérie, c'est-à-dire ce à quoi "le symbole" se "substitue complètement"21.
Conformément à cette caractérisation de la Chose, comme neurone a, la distinction ternaire du Freud de 1891, entre la Chose, son apparence et le mot, sera formalisée, dans notre cours, en employant les notations a pour le réel -la Chose-, a + b (représentation de a + signifié par b) pour l'imaginaire -l'apparence de la Chose- et b pour le symbolique -le mot. Il y aura donc un réduction du réel de la Chose au sujet de tous les prédicats, son sujet en commun, c'est-à-dire le sujet permanent qui reste toujours identique à lui-même, comme fraction constante, incomprise, non-assimilable, refoulée dans l'hystérie et -à la limite- échappant au jugement.
En 1900, dans L'interprétation des rêves, Freud remarque, en s'occupant de la "condensation" qui "atteint les mots et les noms", que "les mots dans le rêve son fréquemment traités comme des choses (Dinge)", dans la mesure où "ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations de Chose (Dingvorstellungen)"22. Dans ce passage énigmatique, on sort apparemment de la distinction ternaire. En effet, il n'y a plus aucune différence entre les Choses et les représentations de Chose, pour autant que les mots, en étant traités comme des Choses (Dinge), ils sont traités comme des représentations de Chose (Dingvorstellungen).
Dans notre cours, la Dingvorstellung de Freud, cette représentation de la Chose qui se confond avec la Chose, sera distinguée, comme représentation réelle, d'une autre représentation de la Chose que nous trouvons aussi chez Freud, la Sachvorstellung, comme représentation imaginaire qui ne se confond pas avec la Chose qu'elle représente. Grâce à cette distinction, nous allons sauver la dignité de Freud, qui ne se contredira donc pas, et du coup nous pourrons préserver sa distinction ternaire entre la Chose -confondue maintenant avec sa représentation réelle-, l'apparence de la Chose -comme représentation imaginaire de la Chose- et le mot -dans le registre symbolique.
Cinq ans après L'interprétation des rêves, dans Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Freud reprend le même terme de Dingvorstellung en décrivant les jeux de mots, où la technique consisterait "à diriger notre attitude psychique vers la sonorité des mots au lieu qu'elle le fût vers leur sens, à faire en sorte que la représentation acoustique du mot elle-même prit la place de sa signification, laquelle est donnée par les relations de celle-ci aux représentations des choses (Dingvorstellungen)"23. En plus de ces représentations réelles de la Chose, nous avons ici la sonorité des mots ou leur représentation acoustique, du côté symbolique, ainsi que le rapport entre les deux, soit la signification, qui doit correspondre à la représentation imaginaire de la Chose.
En 1912, dans Totem et Tabou, lorsqu'il étudie la place de la Chose dans l'animisme -comme "première théorie complète du monde"24-, Freud commence par affirmer que "l'homme primitif savait comment sont les Choses du monde (wie die Dinge der Welt sind), c'est-à-dire telles que l'être humain se ressentait lui-même". La "technique" de l'animisme, en effet, consistait à "placer les Choses réelles (realen Dingen) sous la contrainte des lois de la vie psychique"25.
Sur la Chose, l'homme primitif sait qu'elle est comme il se ressent lui-même, il sait qu'elle est soumise à sa vie psychique. Il sait donc, pour le dire à la manière du Freud de 1895, que la Chose n'est pas indépendante de son désir, qu'elle n'est pas indépendante de ce qui émane de son propre corps. L'homme primitif sait, en dernière analyse, qu'il y a un point, celui de la confusion chosique, où se rejoignent ce qui se trouve au-delà de l'objet et ce qui vit en deçà du sujet.
La Chose qui n'est donc ni extérieure ni intérieure au sujet, cette Chose est conçue par l'homme primitif, d'après Freud, "comme une dualité" -laquelle est "déjà identique à ce dualisme qui se révèle dans la séparation, courante pour nous, de l'esprit et du corps"26. Dans cette dualité, il y a, d'une part, la Chose (Ding) "présente" comme corps, "donnée au sens et à la conscience", dans une "connaissance" qui est "projetée" par le sujet "dans la réalité externe". Il y a simultanément, d'autre part, la même Chose (Ding) "latente", mais présente comme "esprit", dans sa "capacité d'être remémorée ou représentée lorsqu'elle est soustraite à la perception"27.
Soit projetée ou remémorée, soit comme corps ou comme esprit, c'est évident que le sujet se retrouve dans la Chose, dans le sujet dont il ne cesse de parler, dans le sujet de tous ses prédicats.
La Chose est bien une chose, comme sujet auquel se réfère la parole. Or, elle est aussi un mot, comme sujet auquel se réfèrent les prédicats. Cette double nature est manifeste dans la schizophrénie, ainsi que dans le travail de rêve et dans une certaine philosophie.
En 1915, dans L'inconscient, Freud reprend l'idée qu'il avait déjà exprimée dans L'interprétation des rêves : "le travail de rêve traite les mots comme les Choses"28. Il s'occupe ensuite du langage des schizophrènes, dans lequel, si le mot peut aussi manifester sa nature chosique, c'est dans la mesure où "mot et Chose ne se recouvrent pas"29 -ce qui arrive aussi dans un certain "philosopher", où on "néglige les relations des mots aux représentations de chose inconscientes". Dans de telles situations, le mot, qui n'arrive plus à recouvrir la Chose -qui n'arrive plus à représenter symboliquement sa représentation imaginaire-, apparaît lui-même comme ce qu'il est, comme Chose. Il ne cesse pas pour autant d'être un simple mot. Ainsi, dans la schizophrénie, aussi bien que dans une certaine philosophie, "il faut se contenter des mots à la place des Choses" -en prenant les mots pour des Choses-, tout en traitant "les Choses concrètes comme si elles étaient abstraites"30 -en prenant les Choses pour des mots. De cette manière, on fait l'expérience de la double nature de la Chose : comme Chose, ou sujet de la parole, et comme mot, ou sujet des prédicats -dans la parole. Dans notre cours, la première nature de la Chose, insignifiée -comme Chose non recouverte par le mot-, va nous conduire à la seconde nature, signifiante -en tant que mot indiscernable de la Chose.
Les caractères signifiant et insignifié de la Chose contrastent avec les caractères signifié, de sa représentation imaginaire -la Sachvorstellung-, et insignifiant, de sa représentation réelle -la Dingvorstellung-, laquelle, si ce n'était par son insignifiance, ne pourrait toujours pas se distinguer de la Chose qu'elle représente. Cette représentation réelle, Freud l'aborde pour la troisième fois -après 1900 et 1905- dans la même année de 1915, en décrivant le travail mélancolique. Il signale ce "procès de longue durée progressant peu à peu", par lequel la "représentation (de chose) inconsciente de l'objet est délaissée par la libido" (unbewußte (Ding-) Vorstellung des Objekts von der Libido verlassen wird)31. En impliquant la représentation réelle insignifiante de la Chose, comme Dingvorstellung -que nous allons rapporter ici à l'objet a de Lacan-, la mélancolie va se différencier clairement du deuil normal, où la perte n'affecte que la représentation imaginaire signifiée, comme Sachvorstellung -que nous allons rapporter au petit autre imaginaire lacanien.
Ce dont le mélancolique fait le deuil, la représentation réelle insignifiante de la Chose, est un reste de cette Chose, un reste ou reliquat qui échappe au jugement -comme le dirait Freud en 1895. La représentation réelle est précisément insignifiante, ou non-signifiante, dans la mesure où elle est ce reste réel qui échappe à la signifiance du jugement.
En échappant à la signifiance du jugement, à la signifiance du "penser en mots", le "reste mnésique optique", comme "reste mnésique de Chose" (Erinnerungsreste von den Dingen)32, représente réellement la Chose. Ce reste de la Chose, qui intéresse Freud en 1922 -dans Le moi et le ça-, devrait constituer un certain "penser visuel", lequel se trouverait "plus proche des processus inconscients que le penser en mots", tout en étant "indubitablement plus ancien que celui-ci, onto- comme philogénétiquement"33.
À propos de ce reste mnésique et inconscient qui représente réellement la Chose et qui échappe au jugement, Freud avait déjà établit qu'il devrait être, dans la mélancolie, délaissé par la libido. En 1925, dans La négation, nous comprenons que ce délaissement correspond, en général, à la "fonction du jugement", lequel, en plus de "prononcer qu'une propriété est ou n'est pas à la Chose", il "concède ou conteste à une représentation l'existence dans la réalité"34. Arrêtons-nous sur ces deux "décisions" prises par le jugement :
a) La propriété dont il faut décider si elle appartient à la Chose, cette propriété "pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible", ce qui s'exprime, "dans le langage des notions pulsionnelles les plus anciennes, orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher..., cela je veux l'introduire en moi et cela l'exclure de moi". C'est ainsi que surgit "le moi-plaisir originel", qui veut "s'introjecter tout le bon" et "jeter de lui tout le mauvais". La réussite de cette opération, comporte que "le mauvais" soit "identique" à "ce qui se trouve à l'extérieur", comme "étranger au moi"35. On arrive ainsi à la dualité de la Chose, que nous connaissons déjà : ce qu'il y a en elle de mauvais, de menaçant pour le sujet, reste à l'extérieur de son moi-plaisir, au-delà de tout ce qui puisse être concevable pour lui, alors que ce qu'il y a en elle de non-mauvais, ce qui donne plaisir au sujet, entre aussi à l'intérieur de son moi-plaisir -en plus de rester à l'extérieur-, s'introduisant dans ce qui peut être concevable et soutenant là toute représentation imaginaire de la Chose -en tant qu'âme de la Chose. Pour que la Chose puisse être en même temps à l'extérieur -comme corps- et à l'intérieur -comme âme-, c'est nécessaire alors qu'il y est en elle quelque chose qui donne plaisir au sujet -quelque chose qui l'intéresse positivement.
b) Après "savoir si quelque chose de perçu (une Chose) doit être accueilli ou non dans le moi", il faut décider, par "l'examen de réalité" sur lequel se fonde le "moi-réel définitif", si "quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité)". Autrement dit, après "savoir si une Chose (objet de satisfaction) possède la bonne propriété, donc mérite l'accueil dans le moi", il faut "savoir si elle est là dans le monde extérieur, de sorte qu'on puisse s'en emparer si besoin est"36. En quelque sorte, il s'agit maintenant de retrouver, dans l'extérieur, le corps dont on conserve l'âme, à l'intérieur. En 1895, Freud dirait que le sujet cherche, dans l'investissement perceptif, ce qui émane de son propre corps, dans l'investissement par le désir. Il cherche donc un point de confusion chosique, indiqué par la lettre a -toujours identique à elle-même-, comme ce qu'il y a en commun entre les deux investissements, perceptif et par le désir -a + b1 et a + b2. Normalement, il doit trouver ce qu'il cherche, pour autant que "toutes les représentations sont issues de perceptions, elles en sont des répétitions" -comme quoi "l'existence de la représentation est déjà un garant de la réalité du représenté". Par cet "examen de réalité, le sujet, en trouvant ce qu'il cherche, "il ne trouve pas dans la perception réelle un objet correspondant au représenté", mais "il le retrouve", ou plutôt il doit le retrouver, afin de "se convaincre qu'il est encore présent". C'est ainsi que surgit "l'opposition entre subjectif et objectif", laquelle "s'instaure seulement par le fait que la pensée possède la capacité de présentifier de nouveau, par reproduction dans la représentation, quelque chose autrefois perçu, l'objet n'ayant plus à être encore présent dans l'extérieur"37.
Remarquez bien que la Chose n'est pas le subjectif que le sujet cherche (a + b1), comme elle n'est pas non plus l'objectif (a + b2) qu'il trouve, mais elle est plutôt le chosique (désigné par la lettre a) que le sujet doit retrouver à la même place, comme ce qu'il y a en commun entre le subjectif et l'objectif -voire la confusion chosique entre le subjectif et l'objectif, entre l'âme et le corps de la Chose, entre l'investissement par le désir et l'investissement perceptif.
Certes, la Chose est ce que le sujet doit retrouver. Or, elle n'est pas seulement ce que le sujet doit retrouver, mais elle est également ce que le sujet ne retrouve pas, soit parce qu'elle n'existe plus -suite à une perte qui donnera lieu au travail de deuil-, soit parce qu'elle était mauvaise -étant alors inconcevable en raison de son expulsion de la sphère du moi-plaisir-, soit parce qu'elle était mauvaise et parce qu'en plus elle n'existe plus -donnant lieu au travail mélancolique. Dans tous ces cas, ce qui n'est pas retrouvé, cette lettre a qui fait défaut dans l'investissement perceptif, dans l'objectif (a + b2 - a) que le sujet trouve, cette lettre a est la cause du désir dans l'investissement par le désir, dans le subjectif que le sujet cherche (a + b1).
En n'étant pas retrouvée, la lettre a correspond à ce qui doit être délaissé par la libido -c'est-à-dire ce dont le jugement conteste l'existence dans la réalité. Lorsqu'elle donne du plaisir, lorsqu'elle est donc concevable ou articulable dans ce que le sujet cherche (a + b1), comme ce qui est désiré -comme objet du narcissisme ou i(a)-, elle peut alors, comme Sachvorstellung, être délaissé normalement -sans des difficultés majeures- par le travail de deuil. Mais lorsqu'elle ne donne pas de plaisir, comme dans la mélancolie, elle est alors inconcevable ou inarticulable dans ce que le sujet cherche -restant une lettre a isolée. Elle est ainsi la Chose proprement dite, la Chose à l'état pur, comme celle de Caeiro, celle qui ne sait qu'exister, celle dont l'unique signification est de n'avoir aucune signification -aucune b attachée.
Dans la mélancolie, par rapport à la sphère du moi-plaisir, la Chose à l'état pur, inconcevable et inarticulable, reste en-dehors -comme ce qui est insaisissable dans le miroir de la perception. Ici, en-dehors de cette sphère du i(a) du narcissisme, elle devient l'objet a, comme Dingvorstellung -qui représente réellement la Chose-, comme reste mnésique et inconscient, comme ce qui échappe au jugement, comme ce qui doit tomber du jugement -celui-ci en tant que chaîne signifiante (b1 + b2 - a).
Soit dit en passant qu'en tombant du jugement, le reste de la Chose emporte souvent le sujet. C'est le suicide mélancolique. Nous voyons là s'accomplir, jusqu'à ces dernières conséquences, l'incorporation du sujet par la Chose. À ce moment, et seulement à ce moment, la Chose acquiert le sens caché dont elle manquait, celui du sujet, du sujet qu'elle s'incorpore -dans une incorporation propre de la mélancolie, dont nous allons nous occuper seulement à la fin de notre cours.
2
Breton, S. 1987. Rien ou quelque chose : roman de la métaphysique, Paris, Flammarion, 1987, p. 8. 3
Ibid., pp. 10-11. 4
Heidegger, M. 1950. "La Chose", in Essais et conférences, A. Préau (trad.), Paris, Gallimard, 1958, p. 197. 5
Pessoa, F. 1925. Poèmes de Alberto Caeiro, Paris, La Différence, 1989, V, p. 29. 6
Ibid., XXXIX, p. 59. 7
Ibid., XXVI, p. 45. 8
Ibid., p. 97. 9
Ibid., XXXIX, p. 59. 10
Ibid. 11
Freud, S. 1891. Contribution à la conception des aphasies, C. Van Reeth (trad.), Paris, PUF, 1983, p. 127. 12
Ibid., pp. 127-128. 13
Ibid., p. 127. 14
Freud, S. 1895. "Entwurf einer Psychologie", in G.W., Frankfurt, Fischer Verlag, 1987, p. 423. Traduction française : "Esquisse d'une psychologie scientifique", in La naissance de la psychanalyse, A. Berman (trad.), Paris, PUF, 1956, pp. 345-346. 15
Ibid. 16
Ibid. 17
Ibid., p. 426. Traduction : p. 348. 18
Ibid., p. 452. Traduction : p. 376. 19
Ibid., p. 473. Traduction : p. 392. 20
Ibid., p. 429. Traduction : p. 350. 21
Ibid., p. 441. Traduction : p. 361. 22
Freud, S. 1900. "Traumdeutung", in G. W., op. cit., pp. 301-302. Traduction : L'interprétation des rêves, I. Meyerson (trad.), Paris, PUF, 1967, p. 257. 23
Freud, S. 1905. Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, D. Messier (trad.), Paris, Gallimard, 1988, p. 277. 24
Freud, S. 1912. "Totem et Tabou", in O. C., vol. XI, J. Altounian et al. (trad.), Paris, PUF, 1998, p. 305. 25
Ibid., p. 301. 26
Ibid., p. 304. 27
Ibid., pp. 304-305. 28
Freud, S. 1915. "L'inconscient", in O. C., vol. XIII, J. Altounian et al. (trad.), Paris, PUF, 1988, p. 237. 29
Ibid., p. 239. 30
Ibid., p. 242. 31
Freud, S. 1915. Freud, S. 1915. "Trauer und Melancholie", in G. W., Frankfurt, S. Fischer Verlag, 1946, p. 443. Traduction : "Deuil et Mélancolie", in O. C., J. Altounian et al. (trad.), Paris, PUF, 1988, p. 275. 32
Freud, S. 1922. "Le moi et le ça", in O. C., vol. XVI, A. Bloch et J.-M. Rondeau (trad.), Paris, PUF, 1991, p. 265. 33
Ibid., p. 266. 34
Freud, S. 1925. "Die Verneinung", in G. W., S. Fischer, Frankfurt am Main, 1976, p. 13. Traduction : "La négation", J. Laplanche et al. (trad.), in O. C., vol. XVII, Paris, PUF, 1992, p. 168. 35
Ibid., pp. 13-14. Traduction : pp. 168-169. 36
Ibid., pp. 13-14. Traduction : p. 169 37
Ibid., p. 14. Traduction : pp. 169-170.
1
Foucault, M. 1969. L'archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, pp. 116-138.