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LA CHOSE DE FREUD ET LACAN : COURS DE DAVID PAVON CUELLAR A L'UNIVERSITE DE PARIS VIII (2003-2004) http://www.ding.fr.tc
1. Le Saint-Graal :
la Chose qui n'est représentable que par elle-même
À propos de la Chose de Freud et Lacan, il faut commencer par se demander s'il est possible de la connaître, de la concevoir, de nous la représenter.
La question de la Chose est premièrement une question de représentation, ou plutôt, si l'on peut dire, de représentabilité. La Chose de Freud et Lacan, est-elle représentable ? Au premier abord, nous pouvons répondre négativement. Non, elle n'est pas représentable. C'est exactement ce que vous lisez chez J.-P. Cléro, dans son vocabulaire de Lacan : chez Freud comme chez Lacan, "il n'y a pas de représentation de das Ding"1. Nous pouvons nous arrêter là. Il n'y aurait plus aucun cours, puisque nous ne pourrions aucunement parler de ce que nous ne pourrions aucunement nous représenter par la parole. Je vous invite donc à ne pas nous arrêter là et de faire comme si la Chose était représentable. Si elle était représentable, serait-elle représentable par elle-même ou bien par une autre chose ? Si elle n'était représentable que par une autre chose qu'elle-même, ce serait la Chose vraiment qui est représentable, ou seulement l'autre chose ? Au contraire, si la Chose n'était représentable que par elle-même, serait-elle vraiment représentable, ou seulement présentable ?
Chez Lacan, nous trouvons deux thèses apparemment contradictoires à propos de la possibilité de représentation de la Chose. La première thèse, que j'exposerai aujourd'hui, est admise par Lacan de manière seulement implicite, alors que la seconde thèse, que j'exposerai dans une semaine, est admise et même défendue ouvertement. D'après la première thèse, la Chose n'est représentable que par elle-même, alors que d'après la seconde, la Chose n'est représentable que par autre chose.
Prenez une chose quelconque, n'importe laquelle, mais seulement une chose, une autre chose que la Chose. Prenez par exemple un récipient... Si nous pensons que ce récipient ne pourrait jamais représenter la Chose, dans la mesure où il est autre chose que la Chose, alors nous aurons accepté la première thèse, celle qui affirme l'irreprésentabilité de la Chose par une autre chose. Au contraire, si nous acceptons que le récipient peut représenter la Chose, précisément par le fait d'être une autre chose que la Chose, alors nous aurons accepté la seconde thèse, celle qui affirme la représentabilité de la Chose par une autre Chose.
Les deux thèses semblent contradictoires. Et elles seraient certainement contradictoires, s'il ne s'agissait pas, dans chacune, d'une représentation différente de la Chose. En effet, nous avons là deux sortes différentes de représentation qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre. La contradiction n'est donc pas entre les deux thèses, mais entre les deux sortes de représentation qui sont impliquées dans les deux thèses. D'une part, une représentation réelle, par la Chose même, et d'autre part une représentation non-réelle, par une autre chose que la Chose. Nous avons alors, chez Jacques Lacan, deux thèses qui ne sont pas contradictoires: d'après la première, la Chose n'est réellement représentable que par elle même (1) ; d'après la seconde, la Chose n'est représentable, de manière non-réelle, que par autre chose (2).
En ce qui concerne la première thèse, que j'exposerai aujourd'hui, je peux déjà vous offrir sa formulation définitive : la Chose n'est réellement représentable que par elle même. Elle est donc réellement irreprésentable par une autre chose qu'elle même. L'exemplification de cette thèse, par un récipient très particulier, me permettra aussi de résumer tous les sujets que je traiterai pendant cet enseignement.
1.1. Si nous assumons la thèse de la Chose qui n'est représentable que par elle-même, nous devrons considérer qu'en plus de la Chose, indépendamment d'elle, il n'y aura pas une représentation d'elle. Ainsi, une chose qui ne soit pas la Chose tout en la représentant, une chose pareille, il n'y en aura nulle part. La Chose sera irreprésentable en dehors d'elle même. Elle sera irreprésentable par une autre chose. Elle ne pourra être, en aucune façon, représentée par autre chose. Elle ne pourra pas être ainsi réellement représentée par absolument rien, sauf par elle-même.
Si nous acceptons l'irreprésentablilité de la Chose par autre chose qu'elle même, alors il n'y a que la Chose qui puisse réellement représenter la Chose. Puisque la Chose n'est réellement représentable que par elle-même, sa représentation réelle n'est qu'une présentation. En affirmant cela, ce que je vous propose de concevoir c'est une représentation réelle qui présente ce qu'elle représente. Je m'en tiens là au sens strict du mot "représenter", qui veut dire premièrement "rendre présent". C'est le sens que ce terme acquiert dans la Dingvorstellung, la "représentation de la Chose", la représentation réelle que Freud ne distingue pas de la présentation de "la Chose", du Ding, dans L'interprétation des rêves2.
La Chose est rendue présente dans sa Dingvorstellung, dans sa représentation réelle. Il ne s'agit pas ici d'une représentation imaginaire ou symbolique, mais réelle. Il ne s'agit pas ici, par exemple, de rendre présente la France à notre esprit au moyen d'une représentation symbolique, telle un drapeau tricolore qui se déploie au vent. Il ne s'agit pas exactement de ça, mais plutôt de rendre présente la France en tant que telle, avec ses fleuves et ses montagnes et ses grandes villes et ses merveilleuses cathédrales gothiques, rendre présent tout ça, réellement et non symboliquement, dans le tissu du drapeau, de telle sorte que brûler une minuscule partie du drapeau, par exemple en écrasant une petite cigarette en lui, équivaudrait au bombardement et destruction massive d'une ville comme Verdun.
Vous allez peut-être penser que les cartes géographiques militaires des grandes guerres étaient des Dingvorstellungen, des représentations réelles de la Chose, puisqu'il suffisait qu'un Führer écrase sa cigarette sur un ville, sur un petit point noir situé quelque part sur la surface de la carte, pour que la ville soit écrasée au lendemain par les bombes. En effet, là vous vous approchez du réel, mais vous restez encore dans l'imaginaire, vous n'arrivez pas encore jusqu'à la présentation dans sa représentation réelle, puisque la ville ne se détruit pas instantanément par le seul fait d'écraser la cigarette sur sa représentation géographique, il faut une médiation, des bombes, une armée, des avions et des soldats. En outre, il peut y avoir toujours un autre général ennemi qui empêche la destruction de la ville.
D'emblée, nous avons l'impression que ce n'est pas facile de trouver, au niveau réel et sans que l'imaginaire ou le symbolique s'en mêlent, une représentation de la Chose dans notre monde environnant. Cette impression, qui va s'avérer fausse plus tard -grâce à la girouette de Peirce- peut nous faire penser que les Dingvorstellungen sont devenues une espèce de représentations en extinction.
Certes, si j'étais fou, il y aurait plein de Dingvorstellungen dans le monde. Pour trouver ici et maintenant une, il me suffirait de choisir, dans cette réalité qui m'entoure, une chose, n'importe laquelle, et la considérer comme une représentation réelle de la Chose. Par exemple, je pourrai prétendre que les lunettes sont une représentation réelle de l'intelligence, que s'il y a des lunettes, alors il y a de l'intelligence, et que si on enlève les lunettes, alors on perd l'intelligence. Ainsi, les lunettes, en tant que représentation réelle de l'intelligence, comporteraient la présence réelle de l'intelligence qu'elles représentent. Une telle idée n'est évidemment que de la folie.
Nous sommes des fous lorsque un symbole devient pour nous une représentation réelle. Normalement, si des lunettes représentaient pour moi de l'intelligence, alors ces lunettes seraient à peine le symbole de l'image que j'ai de l'intelligence. Les lunettes seraient donc le représentant symbolique de ma représentation imaginaire de l'intelligence. Voici le représentant de la représentation de Freud et Lacan, sur lequel nous reviendrons plus tard. Ce représentant symbolique (Vorstellunrepräsentanz) de la représentation imaginaire (Sachvorstellung) ne deviendra une représentation réelle (Dingvorstellung) que dans la folie. Or, ici et maintenant, sans l'aide de Peirce, nous ne concevons que des représentations imaginaires et des représentants symboliques. Apparemment, nous ne pourrons trouver la représentation réelle que nous cherchons, ici et maintenant, qu'en devenant des fous. Il faut donc chercher ailleurs un lieu et un moment où nous puissions plus facilement trouver une Dingvorstellung, sans devenir pour autant des fous... Pourquoi pas un lieu fabuleux du moyen âge ? Celui où se trouve le Saint-Graal, par exemple.
Notre Dingvorstellung, notre folle représentation réelle qui présente ce qu'elle représente, nous allons essayer de l'illustrer, dans le moyen âge, par le Saint-Graal, en tant que tentative médiévale de présentation et représentation de la Chose. Notre choix du Graal, en tant que Chose, n'est pas un caprice du hasard. Il n'est même pas inédit ni original. Dans le septième séminaire, celui sur L'éthique de la psychanalyse, Lacan fait déjà, en parlant de la Chose, une allusion à ce Graal3, une belle allusion avec laquelle nous finirons l'année prochaine cet enseignement. Le point de départ que nous avons choisi délibérément, le Graal, sera donc, chez Lacan, notre point d'arrivé.
Avec le Graal, cette introduction de mon enseignement aura un caractère étrangement ésotérique et théologique. Je vous prie de ne pas vous en tenir à la lettre, de ne rien prendre au premier niveau, de manière littérale. Si vous le faites, peut-être je vous offenserai avec mes apparentes blasphèmes, au cas où vous seriez croyants, ou bien, au cas où vous ne le seriez pas, c'est peut-être vous qui m'offenserez, en vous moquant de mon apparente religiosité.
1.2. Impossible de me référer au Graal sans que ma référence comporte des ingrédients ésotériques et théologiques. Je vous rappelle qu'il s'agit, selon une vieille croyance, du récipient où le sang du Christ fut recueilli, après la crucifixion, par Joseph d'Arimathie. Dans son Roman de l'histoire du Graal, du début du XIII siècle, Robert de Boron nous explique que pendant que Joseph était en train de laver le corps de Jésus, il vit "le sang s'écoulant de ses plaies que le lavage faisait saigner". Il eut alors une excellente idée. Il "essuya les plaies de Jésus au-dessus" d'un récipient4. Mais pas n'importe quel récipient. C'était précisément celui où Jésus, avant de mourir, faisait son sacrement chez Simon5. Dans une autre version, contemporaine de celle de Robert de Boron et que nous trouvons dans la Première continuation ou la Continuation-Gauvain de Perceval, nous voyons "les pieds du Christ qui étaient couverts de sang ; les deux pieds dégoulinaient et Joseph fit de son mieux pour en recueillir le plus possible de sang dans ce Graal en or pur"6.
Si le Graal est devenu cette chose si importante dans le moyen âge, c'est parce qu'il eut le privilège de contenir le sang du Christ, "le précieux sang du Saveur"7, c'est-à-dire le sang du personnage le plus important du moyen âge, peut-être aussi le personnage le plus important de toute notre civilisation. L'importance du Graal est celle du Christ, du Fils de Dieu et donc aussi du Père. La légende du Graal "procède de Dieu"8. Nous pouvons dire que son importance est si grande parce qu'il représente quelqu'un de si important comme c'est le cas du Fils de Dieu.
Au premier abord, et pour un grand nombre de croyants d'aujourd'hui, le Graal n'est qu'un simple symbole. Au moyen âge c'était souvent plus que ça. Il n'était pas seulement un symbole, mais aussi une représentation réelle de ce qu'il présentait.
Si j'étais un croyant du moyen âge et vous me demandiez qu'est ce que représente le Graal, alors je vous répondrais peut-être : il représente réellement le corps du Christ, en tant que contenant du sang du Christ. C'est une réponse raisonnable.
Acceptons que le Graal, du moins après sa christianisation, est la représentation réelle du corps du Christ. Acceptons aussi que le corps du Christ est la Chose, la Chose dont le Graal est la représentation réelle.
La Chose est le corps du Christ. Mais, qu'est ce que la Chose? Pour le moment, nous savons seulement que la Chose est quelque chose d'irreprésentable. Il y a donc une contradiction : le corps du Christ est la Chose réellement représentée par le Graal, le corps du Christ est donc la Chose, mais la Chose n'a d'autre représentation réelle qu'elle-même, conséquemment le corps du Christ ne pourra pas être réellement représenté par le Graal.
Si nous supposons que le corps du Christ est vraiment la Chose, alors il sera irreprésentable. En tant que Chose qui n'est réellement représentable que par elle-même (1.1), le corps du Christ ne pourra pas être réellement représenté par le Graal, puisqu'il ne pourra pas être réellement représenté par une autre chose que lui-même.
En proférant les derniers mots, je suis déjà coupable d'une des plus graves hérésies souffertes par l'église catholique. Si le tribunal de l'Inquisition m'entendait, je n'aurais même pas le temps de me rattraper, comme je prétends le faire tout de suite.
1.3. Puisque le corps du Christ est la Chose, et puisque la Chose est réellement irreprésentable, alors le corps du Christ est réellement irreprésentable. Et pourtant, si j'étais catholique, j'aurais le droit de croire que le Graal représente réellement le corps du Christ. D'ailleurs, j'insiste que c'est une croyance raisonnable... Mais voici le problème! Aucune croyance, en tant que telle, pourrait être vraiment raisonnable. Pour devenir raisonnable, une croyance doit se suspendre elle même, se suspendre à la manière sceptique de Pirrhon -par l'époché, par la suspension de jugement, de la croyance.
Procédons à la suspension de la croyance en question. Si d'un côté le corps du Christ est la Chose, et si d'un autre côté la Chose n'est réellement représentable que par elle-même, alors le corps du Christ ne pourra être réellement représentable que par lui-même, et non par le Graal. Je doit suspendre le fait de croire que le Graal représente réellement le corps du Christ. La raison l'emporte sur la croyance.
Croire que le Graal n'est pas le corps du Christ, mais qu'il est sa représentation réelle, croire cela n'est raisonnable que si nous cessons de croire que le corps du Christ est la Chose irreprésentable, ce qui est à la base de notre croyance. Là aussi, la raison l'emporte sur la croyance.
A partir de notre croyance, nous sommes arrivés à deux énoncés opposés : ou bien le Graal ne représente pas réellement le corps du Christ en tant que Chose irreprésentable, ou bien la Chose irreprésentable n'est pas le corps du Christ en tant que réellement représenté par le Graal. Devant ces deux énoncés, nous sommes devant la suspension de notre croyance. En fait, nous sommes en présence de ce conflit de croyances ou de forces équivalentes qui est l'isosthénie des sceptiques : ou bien je crois que le Graal représente réellement le corps du Christ, mais alors je ne pourrai plus croire que ce corps soit la Chose réellement irreprésentable par une autre chose qu'elle-même (1.1), ou bien je crois que ce corps est la Chose réellement irreprésentable par une autre chose qu'elle-même, mais alors je ne pourrai plus croire qu'il soit réellement représenté par le Graal (1.2). Le dilemme est indécidable. C'est pour cela qu'on risque de tomber dans l'ataraxie, la paix de l'âme des sceptiques.
Pour que la guerre puisse continuer dans notre âme, pour que notre croyance entière puisse être soutenable, elle devra devenir une croyance irrationnelle, ce qui est d'ailleurs très raisonnable, car le propre de la croyance est d'être irrationnelle. Pour croire, il suffit de croire. La seule raison de la véritable croyance est la propre croyance. Toute autre raison équivaut à "mettre le doigt dans la marque des clous", tel Thomas Didyme, l'incrédule qui ne croit au corps ressuscité que parce qu'il le voit. Mais "heureux ceux qui croiront sans avoir vu"9. Heureux ceux qui croirons à la Chose en tant que Chose, sans la voir, sans l'objectiver, mais en assistant à sa révélation inobjectivable dans sa représentation réelle.
Croire sans voir, croire sans raison, croire tout simplement parce qu'on croit. Croire par la seule raison de la croyance. Voici la raison de l'irrationnel, cette raison vraie -d'Anselme de Canterbury- qui devra fonder pour le moment notre rapport à la représentation réelle de la Chose, du corps du Christ ressuscité, soit par le Saint-Graal, soit par le pain, le vin ou la communauté chrétienne -dans cette "identification rationnellement insoutenable"10, comme dirait François Regnault, qui est à la base de toute représentation réelle.
1.4. Je peux croire que le Graal représente réellement le corps du Christ, et croire aussi que le corps du Christ est cette Chose qui n'est représentable réellement que par elle même, je peux croire tout cela, mais seulement si je suis capable de croire que le Graal est le même corps du Christ qu'il représente.
Pour concevoir la représentation réelle de ce qui n'est réellement représentable que par lui-même, il faut concevoir cette représentation réelle comme une présentation de ce qui est représenté. N'oublions pas que la Chose, et donc le corps du Christ en tant que Chose, ne pourra se représenter réellement qu'en se présentant. Puisque sa représentation réelle sera une présentation, le corps du Christ, pour pouvoir être représenté par le Graal, devra être présent comme Graal.
Si malgré le bon sens (1.3), je croyais quand même que le Graal représente réellement le corps du Christ en tant que Chose, ma croyance ne serais soutenable que si je croyais aussi, d'une manière assez irrationnelle, que le Graal est lui-même le corps présent du Christ, puisque ce corps est la Chose (1.2), laquelle n'est réellement représentable que par la présentation de ce qu'elle est elle-même (1.1). Autrement dit, pour que le Graal puisse représenter réellement la Chose, il faudrait que le Graal soit lui-même simultanément la Chose, puisque la Chose n'est réellement représentable que par elle-même.
Je peux croire que le Graal représente réellement le corps du Christ, à condition que ma croyance soit irrationnelle, puisque je dois croire que le Graal représente ce qu'il n'a pas besoin de représenter, ce qu'il présente déjà en le représentant, ce qu'il présente en chair et en os, le Christ, le corps du Christ.
En tant que représentation réelle qui doit présenter ce qu'elle représente, la représentation du Graal qui présente le corps du Christ nous suggère une carte géographique qui est le même territoire qu'elle représente. Si vous montez à la Tour Eiffel et vous examinez attentivement la surface de la terre qui s'étend entre le Champ de Mars et la coupole des Invalides, ce que vous auriez devant vous ne sera pas seulement une présentation de la partie occidentale du septième arrondissement, mais aussi, en fermant un oeuil et en faisant abstraction de ce qui se présente, vous auriez une sorte de plan, voire une représentation fidèle de ce beau quartier de Paris qui se présente à votre oeuil.
La simultanéité de la présentation et de la représentation nous fait penser aussi à une personne qui se représente elle-même, comme l'accusé qui est lui-même son propre avocat, ou comme cet acteur qui représente lui-même son propre personnage dans un spectacle de télé-réalité, ou bien, ce que je vous prie de retenir, comme Jésus qui "rend témoignage à lui-même"11, comme le Fils qui est lui-même une présentation et représentation du Père qui l'envoie dans la terre.
Puisque le Saint-Graal présente le Christ qu'il représente, il faut que ce Christ se comporte de la même manière que le Graal, en présentant lui aussi le Père qu'il représente dans la terre. N'oublions pas ceci, n'oublions pas ce que Jésus dit à ces disciples durant le dernier repas : "qui reçoit celui que j'envoie me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé"12. Cette idée nous pouvons l'appliquer aux apôtres aussi bien qu'à la Chose, en tant qu'ils sont des envoyés, des présentations et représentations, du Fils lui aussi envoyé, comme présentation et représentation du Père.
En plus de représenter le Christ, le Graal, de même qu'un apôtre, présente le corps du Christ en chair et en os. Dans le Roman de l'histoire du Graal de Robert de Boron, Joseph d'Arimathé se prosterne devant le Graal pour prier Jésus, qui lui répond instantanément, sans que nous sachions si c'est le Graal ou quelqu'un d'autre qui parle13. Dans le roman anonyme du Perlesvaus, le chevalier Gauvain a l'impression de voir sur le Graal, d'abord "la silhouette d'un enfant" et ensuite "un homme cloué sur une croix"14. Dans la Quête du Saint-Graal15, ainsi que dans la Troisième Continuation de Perceval de Manessier16, l'histoire du Saint-Graal ne finit que lorsqu'il monte dans le ciel, tel que le Christ après sa résurrection.
1.5. Qu'est-ce que la Chose? Nous pouvons répondre déjà qu'il est le Saint-Graal, "Sainte Chose et digne"17, qui est aussi le Christ, "son corps et son sang"18. Nous connaissons donc cette première définition non-définitive de la nature de la Chose, comme le corps du Christ en tant que Saint-Graal. Essayons maintenant de connaître superficiellement les différentes sortes de situations où elle peut se trouver, cette sacrée nature de Chose, dans les mythes et légendes inépuisables du Saint-Graal. Dans la théorie lacanienne, ces différentes sortes de situations, qui guiderons désormais notre enseignement, correspondent aux différents états de la Chose par rapport au symbole.
On peut discerner clairement, chez Lacan, au moins douze états de la Chose par son rapport au symbole, douze états qui permettent de reconnaître douze différentes sortes de situations que le corps du Christ ou le Saint-Graal (1.4), en tant que représentation réelle ou présentation et représentation du corps du Christ, peut subir dans son univers mythique et légendaire: son absence dans la parole de Perceval, sa réduction au rien dans la château du Roi-Pêcheur, sa perte au sein même de son propre mystère, son effacement par les aventures de ces quêteurs, sa passion de ses propres mythes et légendes, son meurtre en tant que Jésus crucifié, son éloignement par rapport à ceux qui prétendent l'atteindre, sa quête par les chevaliers de la Table Ronde, sa confusion avec se qu'on raconte à propos de lui, son ouverture en tant qu'il s'exprime par la parole, son adéquation aux expectatives de ses favoris et la méprise qui le caractérise dans ses apparitions. Puisque nous allons traiter minutieusement ces états de la Chose tout le long du semestre, ça vaut la peine de les examiner séparément, dès maintenant, comme des situations du corps du Christ en tant que Chose et tel qu'il est présenté et représenté par le Saint-Graal.
a) Absence. Nous savons que le mystère du Saint-Graal, en tant qu'expression médiévale du mystère de la Chose, se manifeste pour la première fois vers l'année 1185, dans le Perceval de Chrétien de Troyes. Vous vous rappelez peut-être de la scène mémorable où Perceval se trouve dans le château de Roi Pêcheur. Pendant qu'il parle avec le roi, Perceval assiste à un spectacle singulier : un jeune homme qui tient une lance dont la pointe laisse couler une goutte de sang, deux autres gens portant des chandeliers, et ensuite "un graal tenu à deux mains par une demoiselle qui s'avançait avec les jeunes gens, belle, élégante et parée avec goût"19. Perceval, qui parle avec le roi, ne pense qu'à ce qu'il vient de voir. Pourtant, "il n'ose pas demander à qui l'on destinait le service du graal"20. Il continue à bavarder avec le roi, pendant que le Graal passe encore plusieurs fois devant eux. Le chevalier, qui "aurait bien voulu savoir à qui en faisait le service" avec le Graal, ne pose aucune question au roi21. D'après le Merlin, Perceval "aurait bien volontiers questionné son hôte à ce sujet s'il n'avait craint de le contrarier"22. Le fait est que la Chose, la grande affaire du moment, le Graal, est absent dans la parole de Perceval et du roi, qui ne cessent toujours pas de parler, même s'il ne parlent pas du Graal, de la Chose, de la seule chose importante, -dont ils veulent parler tous les deux, non pas seulement Perceval, mais aussi le roi, puisqu'en parlant du Graal il aurait été guéri de son infirmité et son royaume aurait retrouvé la prospérité. Comme n'importe quel autre sujet lacanien, Perceval et le Roi-Pêcheur ne parlent que d'autre chose pour parler de la Chose, laquelle est absente dans sa parole23.
b) Réduction au rien. Perceval aurait bien voulu parler du Graal. Et pourtant, il n'en parle pas. Le Graal est absent dans sa parole. Néanmoins, Perceval posera sa question à propos du Graal, "sans faute, se dit-il, avant de partir, à l'un des serviteurs de la cour". Pour parler du Graal, Perceval "attendra" ainsi "jusqu'au matin" du lendemain. "C'est ainsi que la chose est remise à plus tard". En vieux français, nous lisons : "ainsi la chose est respitiée"24. Le matin, Perceval se réveilla et "regarda autour, mais il ne vit personne", il "trouva les portes bien fermées, il eut beau appeler et frapper, personne ne lui ouvrit ni ne dit mot"25. Personne pu donc lui parler à propos du Graal, à propos de la Chose remise à plus tard. Apparemment, il n'y avait personne dans le château. Il n'y avait non plus aucun signe du Graal. Si la veille il y avait l'absence de la Chose dans la parole, maintenant il n'y avait rien. En effet, rien ne restait du Graal et de son mystère. Et pourtant, ce rien apparaît maintenant comme une deuxième manifestation du Graal et de son mystère. Certainement, la Chose est réduite au rien. Mais ce rien est encore la Chose. Dans ce rien, il ne reste que le vide d'un château où il n'y a plus rien, où il n'y a plus personne, ainsi que l'ignorance d'une personne, d'un chevalier, qui ne sait absolument rien. Il y a, semble-t-il, un profonde équivalence entre le vide du château, ou le rien dans le monde, et l'ignorance du chevalier, ou le rien dans le sujet. Il n'y a rien dehors le sujet, mais il n'y a rien non plus dedans lui. Avec ce rien, Perceval sortit enfin du château et vit le pont-levis qui se relevait après lui. Alors "il appela, mais personne ne lui répondit"26. Personne. Dans le château du Roi-Pêcheur il ne reste que la Chose qu'est la personne en tant que rien, en tant qu'elle n'est personne, voire cette chose privilégiée qu'est le sujet lacanien en tant que rien27.
c) Perte. Rien ne restait du Graal lorsque Perceval sortit du château. "Alors il se dirigea vers la forêt et il prit un sentier où il découvrit les traces récentes de chevaux qui l'avaient emprunté. 'C'est par ici, pensa-t-il, que sont allés ceux que je cherche'."28. Puisque la Chose était perdue, perdue dans l'entourage objectif, Perceval devait la chercher. Il faudrait peut-être préciser ici que Perceval ne cherchait pas le Graal, mais qu'il cherchait plutôt à résoudre le mystère du Graal. Or, nous devons remarquer aussi que dans l'univers légendaire du Graal, sa trouvaille correspond à la résolution de son mystère, comme nous pouvons bien le constater dans la Quête du Saint-Graal, où les chevaliers de la Table Ronde ne cherchent le Graal que pour résoudre son mystère. Le Graal, si l'on peut dire, est perdue au sein même de son propre mystère. Puisque trouver le Graal équivaut à résoudre son mystère, en conséquence la perte du Graal, sa perte dans le monde objectif qui entoure les chevaliers, équivaut exactement au mystère du Graal. Et, quel est donc ce mystère ? Là-dessus, j'ai une conjecture. Je pense que le mystère du Graal est celui de la présence en chair et en os de la Chose, du corps du Christ, dans sa représentation réelle, dans le Saint-Graal. Le mystère du Graal est celui de la Chose qui n'est représentable que par elle-même. C'est aussi le mystère du corps du Christ, chosiquement présent en tant que Saint-Graal, mais aussi objectivement représenté par ce graal, et donc absent, perdu dans l'objet, puisque personne va prétendre maintenant qu'il peut voir le corps du Christ, en chair et en os, lorsqu'il est en présence d'un graal. Si le mystère du Graal équivaut à sa perte, c'est parce qu'il s'agit du mystère du corps du Christ, représenté dans sa présence, absent dans sa présence, perdu lorsqu'il se manifeste dans le graal -à condition de considérer celui-ci non comme la Chose, mais comme un simple objet, un objet lacanien où se concrétise la perte de la Chose29. C'est mieux de croire que le Graal est perdu, c'est mieux ceci que cesser de croire, ou croire que c'est le Christ qui est perdu, que c'est le Christ qui est réduit au rien, que c'est lui, en tant que Chose, qui est toujours absent dans notre parole, dans notre univers légendaire du moyen âge. Pour justifier le lien que nous établissons entre la perte du Christ dans le graal et celle du Saint-Graal dans l'entourage objectif, il suffit de lire cette scène du Roman de l'histoire du Graal, de Robert de Boron, où Joseph d'Arimathie, tenu pour responsable de la perte du corps du Christ, est mis en prison. Là, nous voyons le Christ, le Christ perdu, qui vient trouver Joseph pour lui apporter son Graal, le Graal perdu30. C'est Joseph qui a perdu le Graal par le fait d'être en prison, ainsi que par le fait de le "cacher dans sa maison en le dérobant aux yeux de tous"31, mais c'est aussi lui qui est tenu pour responsable de la perte du corps du Christ. Impossible de ne pas être frappé par cette analogie structurelle entre la perte du Graal est celle du corps du Christ, du Christ qui se présente à Joseph avec sa propre représentation dans ses propres mains32, en lui apportant lui-même le Graal en prison.
d) Effacement. Joseph d'Arimathie cache le Graal, il le dérobe au yeux de tous. En un certain sens, dans cette scène du Roman du Robert de Boron, Joseph efface le Graal. Il l'efface aussi lorsque plus tard il le "couvre d'un linge"33. Au début de la Quête du Saint-Graal, c'est une "étoffe en soie blanche" qui le recouvre34. Chez Malory, c'est un "samit blanc"35 par lequel il est "précieusement couvert" et caché à la vue des chevaliers. Il y a bien d'autres effacements du Graal dans son univers légendaire, mais cet univers, n'est-il pas, déjà en soi-même, un effacement de cette Chose qui est le Graal en tant que corps du Christ ? En effet, nous avons l'impression que la Chose disparaît toujours, et ceci juste après son apparition. La Chose disparaît derrière la trame signifiante, et donc effaçante -suivant Lacan36-, des entreprises des chevaliers qui la cherchent et qui semblent même oublier ce qu'ils cherchent. Dans la Quête, par exemple, le Graal est effacé par les égarements de Gauvain aussi bien que par les amours adultères de Lancelot avec la reine Guenièvre, la femme d'Arthur. Ces aventures humaines, si trivialement humaines, ne cessent d'effacer la Chose divine, le Saint-Graal, le corps du Christ.
e) Passion. En effaçant le Saint-Graal, les aventures humaines des chevaliers de la Table Ronde font pâtir cette Chose divine qui est le corps du Christ. Celui-ci est précisément ce qui du réel pâtit, à la manière lacanienne37, de la trame signifiante des mythes et légendes du Saint-Graal. Nous devons croire sérieusement que la passion du Christ ne finit pas dans le calvaire, mais qu'elle traverse toute l'histoire de son humanité, ainsi que l'histoire légendaire du Graal. À ce sujet, je vous propose une nouvelle hypothèse: après avoir souffert l'incroyance des juifs, la Chose qu'est Jésus doit maintenant, sous la forme de Roi Pêcheur, subir l'incroyance des chevaliers, celle-ci sous la forme d'oubli, distraction ou négligence. Cette incroyance ne fait pâtir la Chose que dans la mesure où elle soutient la chaîne signifiante de l'histoire du Graal. Cette chaîne subsiste, et les aventures des chevaliers ne cessent pas, pour la simple raison que l'oubli, la distraction et la négligence des chevaliers leur empêche de résoudre le mystère du Graal -et donc de mettre fin à l'histoire du Graal. Cette histoire est la chaîne signifiante dont pâtit la Chose. Elle est la nouvelle passion du Christ, du Fils, un fils, tel que le Roi Pêcheur, "le fils de celui qui se fait servir avec le Graal", son père, qui "est devenu si immatériel que pour vivre il n'a plus besoin que de l'hostie qui lui vient du Graal"38. Quant au Roi Pêcheur, le fils de ce père divinement immatériel, c'est à cause de l'oubli, de la distraction et de la négligence des chevaliers, qui leur empêche de résoudre ce mystère du Graal, qu'il doit souffrir encore son infirmité, ainsi que la misère de son royaume. Dès le début, chez Chrétien de Troyes, nous assistons à l'incroyance de Perceval, qui n'entre jamais dans les églises, qui ne demande rien sur le Graal et qui se distrait et oublie si facilement sa quête. Pourtant, le cas exemplaire nous le trouvons dans la Première Continuation de Perceval, où Gauvain s'endort en écoutant le Roi Pêcheur, qui lui raconte enfin l'histoire mystérieuse du Graal39. Les chevaliers de la Table Ronde, les nouveaux les disciples de Jésus, se montrent aussi nuls que les premiers. On se croirait à Gethsémani, où ces premiers disciples s'endorment, "n'ayant pas la force de veiller une heure" avec le Christ, avec le Fils, qui demande pendant ce temps à son Père que "s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi"40. Jésus parle de sa passion, de sa propre mort, évidemment. Cette mort, ce meurtre, est représenté par une coupe, voire par un graal, et ceci le jour même, le dernier jour, où "il prit une coupe", la Chose, le Saint-Graal, en disant : "Buvez-en tous, car ceci est mon sang"41.
f) Meurtre. Si pour les nouveaux disciples de Jésus, pour les chevaliers de la Table Ronde, le Saint-Graal présente et représente le corps du Christ, c'est uniquement dans la mesure où ce corps est déjà mort, dans la mesure donc où il n'est qu'une Chose, un cadavre, une dépouille mortelle. Ainsi, en plus de présenter et représenter le corps du Christ, le Saint-Graal présente et représente la mort du Christ, qui est un meurtre, celui de la crucifixion. Le Saint-Graal est la mort du Christ, il est le meurtre de la Chose, tel qu'un symbole lacanien42. C'est la coupe que Jésus, à Gethsémani, voudrait voir passer loin de lui. Dans le Perlesvaus, Gauvain a l'impression de voir au-dessus du Graal "un homme cloué sur une croix"43. Chez Robert de Boron, le Christ, lui-même, dit à Joseph d'Arimathie, en lui donnant le Graal : "Tu posséderas le signe de ma mort"44. Ce qui est d'ailleurs assez compréhensible, puisque le sang qui remplit ce Graal appartient à un mort, et non pas, bien entendu, à un donneur de sang en vue d'une transfusion pour sauver la vie. Et pourtant, d'après ce que nous apprenons du propre Jésus dans la synagogue de Capharnaüm, nous savons bien qu'il faut boire du sang de ce mort, du sang du Christ qui remplit le Graal, pour ne pas mourir. Et il faut aussi manger la chair du Christ, puisque "si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme, et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous", car ce sang est "vraiment une boisson", et cette chair "est vraiment une nourriture", elle est "le pain vivant, descendu du ciel"45, ce pain qui "donne la vie au monde"46, cette hostie dans le Graal, avec laquelle le père du Roi Pêcheur "se soutient et réconforte"47, de même que le Perceval de la troisième continuation de Manessier, qui ne mangea ni but que ce ce que Dieu lui donna dans le Graal : "Ne onques n'i menja ne but, fors ce que Diex li anveoit, par le Saint Graal qu'il veoit, et qui le servoit nuit et jor"48.
g) Éloignement. Rien de plus lointain que ce château du Roi Pêcheur où se trouvait le Saint-Graal. Impossible de le situer géographiquement. Lorsque Perceval y arriva enfin, le Graal s'éloigna encore plus, avec son mystère et peut-être aussi les habitants du château. Alors Perceval "s'élança à travers bois en suivant leur trace"49. Et si loin ils étaient, que le pauvre chevalier ne put jamais les atteindre, du moins dans le conte de Chrétien de Troyes. Or, ce n'est pas le même cas dans la Quête du Saint-Graal, où Perceval et les autres chevaliers arrivèrent souvent à presque atteindre le Graal. Néanmoins, ce Graal, comme la Chose lacanienne50, finit toujours par se situer ailleurs, loin des mots et des choses, loin de ces quêteurs, loin de l'entourage où ils parlent et où ils agissent. En effet, dans la Quête, le Graal finit toujours par s'éloigner de ceux qui prétendent l'atteindre. Il s'éloigna premièrement de la Table Ronde où les chevaliers étaient réunis51. Il s'éloigna ensuite de Lancelot, qu'il venait de guérir52, ainsi que de tous les autres chevaliers dans des circonstances chaque fois différentes. Finalement, après la mort de Galaad, nos chevaliers "virent une main descendre du ciel" et "emporter" le Graal avec elle53, comme fut Jésus "emporté au ciel"54, en étant "soustrait aux regards" de ses disciples "par une nuée"55. C'est alors que la Chose, dans le ciel, se trouva plus loin que jamais. Aujourd'hui, elle doit se trouver encore là-bas, loin de nous, puisque personne, "depuis lors, n'a eu assez d'audace pour prétendre avoir vu le Saint-Graal"56. Ce qui est confirmé dans la troisième continuation de Manessier, où personne n'a vu ni verra le Graal après son ascension avec Perceval dans le ciel : "Nus hom qui le veïst in terre, puis que Perceval fu finnez, ne jamés home qui soit nez, nel verra si apertement"57.
h) Rapprochement. La distance entre les chevaliers et le Saint-Graal devient le terrain où toute l'action chevaleresque a lieu. En effet, l'univers légendaire du Graal s'ouvre par l'éloignement du Graal. C'est pour qu'il y ait cet univers, que le Graal, comme un horizon, doit s'éloigner toujours. Si un jour de Pentecôte le Graal fait sa visite à la Table Ronde, ce n'est que pour servir les chevaliers et s'éloigner instantanément : "quand tous furent servis, le Saint-Graal disparut. Nul ne put voir ce qu'il était devenu et où il était parti"58. C'est ainsi que la quête commence. D'après le Merlin de Boron, pour Perceval, cette quête est commencée avant, lorsque son aïeul décida que le Saint-Graal "devrait être" à lui et qu'il devrez donc "le chercher jusqu'à ce qu'il l'ait trouvé"59. En tout cas, puisque le Graal est loin, des chevaliers doivent le chercher, se rapprocher de lui. Puisque la Chose est quelque part, il peut y avoir une quête et un rapprochement de la Chose, à travers cet univers légendaire, cette trame signifiante, ce médium lacanien qui donne accès à la Chose60 et qui surgit de la distance qui s'ouvre entre cette Chose absente, perdue, et celui qui la cherche et veut se rapprocher d'elle.
i) Confusion. On cherche la Chose parce qu'elle est absente. Nous savons déjà que l'absence de la Chose dans la parole, plus précisément l'absence du Saint-Graal dans la conversation entre Perceval et le Roi Pêcheur, déchaîne les mythes et les légendes qui s'ensuivent. Puisque Perceval ne pose aucune question sur le Saint-Graal, puisqu'il ne parle pas de la Chose, puisque celle-ci est absente dans la parole de Perceval, il y a donc le mystère du Saint-Graal et les entreprises des chevaliers pour résoudre ce mystère. Mais, pourquoi le Saint-Graal est-il absent dans la parole de Perceval ? Tout simplement parce que celui-ci "gardait en mémoire les paroles de son noble et sage maître"61, Gornemant de Goort, qui lui dit un jour : "évitez les bavardages et les racontars (gardez que vous ne soiez trop parlanz), puisque quiconque bavarde trop (trop parliers) risque de dire quelque chose (tel chose ne die) qu'on lui reprochera comme une vilenie"62. Pour ne pas dire tel chose, Perceval ne parle pas de la Chose avec le Roi-Pêcheur. Telle Chose, qui est la Chose, n'est pas dite. Elle est donc absente dans la parole. Il faut alors la chercher. Or, si telle Chose avait été dite, elle n'aurait pas été absente dans la parole, mais présente dans cette parole, confondue avec elle. C'est a peu près ce qui arrivera dans les continuations de Perceval, dans la première, la Continuation-Gauvain, avec cette parole du Roi Pêcheur qui ne sert qu'à bercer et endormir Gauvain63, ainsi que dans la deuxième, attribuée à Wauchier de Denain, où Perceval pose la question pertinente: "cui an an sert et qu'an an fait"64, mais ne reçoit aucune réponse avant la troisième continuation, de Manessier, où le Roi-Pêcheur informe Perceval que le Saint-Graal est le "Saint Vaisel" où le "Saint Sang" du Christ fut "reçu"65. En fait, tous les mythes et légendes qui concernent le Saint-Graal sont des manières de parler à propos de lui. S'il y a un Saint-Graal, celui-ci est dans ces mythes et légendes, dans cette parole, confondu avec elle. En effet, nous constatons, comme dirait Lacan, une certaine confusion, un certain équivoque entre le réel du Graal et ce qu'on raconte à propos de lui66. Ce n'est pas étonnant de lire, dans la deuxième continuation, ce qu'une jeune fille explique à Perceval, après qu'il lui a raconté quelques unes de ses aventures: "tout ce que vous m'avez raconté -dit-elle- signifie le saint secret", voire "le Saint-Graal", ou en vieux français : "quanque vos m'avez conté senefie lou saint secré"67. Voici la signifiance chosique ou la confusion de la Chose avec la parole, avec une parole qui reste souvent, d'ailleurs, sans réponse. Gauvain ne répond pas au Roi Pêcheur de même que le Roi Pêcheur ne répond pas dans la deuxième continuation à Perceval. Peut-être parce que la parole à propos de la Chose ne mérite pas une réponse, puisque parler de la Chose, dire une telle Chose, ne serait toujours que vilenie.
j) Ouverture. Il y a la Chose dont on parle ou on ne parle pas, mais il y a aussi la Chose qui nous parle. Il y a notre parole à propos du Graal, mais il y a aussi la parole prononcée par le propre Graal à propos de nous, de lui ou de n'importe quoi d'autre. Cette parole du Graal, Joseph d'Arimathie fut le premier à l'entendre. Lorsque lui et sa communauté eurent des problèmes, il "alla à son vase et s'agenouilla, en larmes". Il fit un discours, et le Graal, avec la voix du Saint-Esprit qu'il présentait et représentait, le délivra de son inquiétude, en lui répondant : "Joseph, rassure-toi, tu n'es en rien coupable"68. Et Joseph fut rassuré. Et le Graal parla encore, il se montra encore plus ouvert, il exprima des avis et il donna des conseils. Et ce fut ainsi que le monde put connaître l'ouverture du Graal, son ouverture en tant qu'il pouvait s'exprimer par la parole, comme la chose freudienne de Lacan, pour répondre à nos objurgations69. L'ouverture du Graal en tant qu'il n'était plus effacé, qu'il n'était plus couvert par aucun linge ni aucune étoffe en soi blanche. Maintenant il était, ce Graal si bavard, à découvert, "veissel tout à descouvert"70, dans le vieux français de Robert de Boron.
k) Adéquation. Le Graal ne parle à Joseph que lorsque Joseph lui parle, en "allant tout seul devant lui, se prosternant sur les coudes et les genoux et priant Jésus" -assez pieuse conduite grâce à laquelle "la voix du Saint-Esprit se manifeste"71. De manière analogue, le même Graal ne parle au Roi-Pêcheur que lorsqu'il "s'agenouille devant lui" et il invoque le sang du Christ pour lui demander ce qu'il a à lui demander72. Et il reçoit exactement ce qu'il demande, puisque la Chose donne toujours ce qu'on lui demande ou ce qu'on attend qu'elle donne. Ainsi, dans la Quête du Saint-Graal, celui-ci "passa dans la salle" où se trouvaient les chevaliers "en faisant le tour de chaque table et, chaque fois qu'il passait, apparaissaient à chaque place les mets que chacun désirait"73. De même, chez Eschenbach, le Graal offrait "tous les mets dont les convives désiraient goûter"74. Ces convives recevaient du Graal seulement ce qu'ils attendaient. L'action du Graal montre son adéquation aux expectatives de ses favoris. Dans la Quête, un homme mystérieux qui sort du Graal, "tout nu" et couvert de sang, explique ceci aux chevaliers au moyen d'un jeu de mots : "parce que l'écuelle agrée à toutes gens, elle est à juste titre appelée le Saint-Graal"75. Voici la phrase idéale pour la publicité du Graal -une phrase que nous retrouvons plus d'une fois dans son histoire. Il serait donc le Graal parce qu'il agrée à tout le monde, c'est-à-dire parce qu'il est au gré de tout le monde, parce qu'il convient à tous. Ce qui est d'ailleurs absolument vrai. À notre attente, à notre pensée, à notre parole de sujet, la Chose répondra convenablement avec sa parole de Chose ou Saint-Graal, avec des choses, en servant comme il a l'habitude de le faire -pour reprendre l'expression de Manessier : "le Graaux (...) servoit com il acostumé avoit"76. Elle se remplira ainsi de ce que nous attendons qu'elle se remplisse. Il y a une parfaite adéquation entre la parole que nous adressons à la Chose, voire notre attente, notre croyance ou notre intellect, et la réalité, voire les choses avec lesquelles cette Chose qui est le Graal nous répond. Or, même pour voir le Graal, il faut lui parler, il faut s'attendre à le voir, il faut croire en lui, il faut concevoir son existence dans notre intellect. Chez Robert de Boron, le Graal n'est vu que par les croyants véritables77. Pour le voir, ils devaient avant s'attendre à le voir. Pour le trouver, il fallait d'abord le chercher, il fallait d'abord être un quêteur du Graal. Ainsi, vers la fin de la Quête du Saint-Graal, dans le château de Corbenic, le Graal ne se présente aux chevaliers qu'après "qu'eurent quitté la salle tous ceux qui ne se considéraient pas comme quêteurs du Graal"78. Puisqu'ils ne cherchaient pas le Graal, ils ne pouvaient pas le voir. Seulement pourront voir ceux qui cherchent à voir, ceux qui veulent voir, comme le fils de Timée, Bartimée, ce mendiant aveugle -qui n'est pas un mais deux aveugles chez Matthieu79- à l'entrée de Jéricho. Jésus lui demanda : "Que veux-tu que je fasse pour toi?". L'aveugle répondit : "Que je voie!". Alors Jésus lui dit : "Vois ; ta foi t'a sauvé"80. Et à l'instant même l'aveugle, devenu quêteur de la Chose, recouvra la vue. Puisqu'il voulut voir, et puisqu'il crut pouvoir voir, il put voir, et il vit ce qu'il devait voir, la Chose, le Christ devant lui. Voilà, telle que Lacan peut la concevoir81, cette miraculeuse adequatio rei et intellectus, adéquation entre la réalité et l'intellect, adéquation entre la Chose qui nous parle et la même Chose qui parle en nous, adéquation -si j'ose dire- entre la présence et la représentation réelle de la Chose qui est le Christ. Cette adéquation, qui fonde toute vérité, n'est fondé que sur une foi qui n'a pas de raison, qui ne se fonde que sur elle même et sa configuration signifiante, raison pour laquelle absolument tout peut se fonder sur elle. Voilà ce pouvoir de la foi, qui peut soutenir tout ce qui existe, voire cette lourde montagne de vérités entassées les unes sur les autres. Ce qui est d'ailleurs assez dangereux, puisqu'en plus de soutenir cette montagne, qui est toute notre civilisation, notre foi peut faire n'importe quoi avec elle. Si nous croyons le Christ, il nous suffit d'avoir une "foi grosse comme un grain de sénevé", pour dire à cette montagne : "Déplace-toi d'ici à là, et elle se déplacera, et rien ne nous sera impossible"82, même pas de convaincre la montagne qu'elle s'en aille enfin au Havre, avec toutes ces vérités, et qu'elle se "jette dans la mer", même "cela se fera"83 -et les eaux de l'Atlantique, hélas!, seront encore plus polluées qu'avec le pétrole du Prestige.
l) Méprise. Dieu merci, notre foi n'est pas aussi grosse qu'un grain de moutarde. Elle suffit pour soutenir toute notre civilisation, toutes nos connaissances et nos vérités, mais elle ne suffit pas encore pour jeter cette civilisation toute entière à la mer. Il n'y a même plus des véritables quêteurs du Graal qui méritent vraiment d'être servis par cette Chose en personne. Apparemment, il n'y a que des objets qui nous servent. Apparemment, il n'y a plus de miracles. Nous restons aveugles aux portes de Jéricho, et la Chose, montée jusqu'au ciel comme le Christ qu'elle présente et représente, reste invisible pour nous derrière tous les objets qui nous entourent, derrière le voile de tout ce qui est visible pour nous : "Personne n'osera plus jamais chercher à connaître les mystères du Graal, par crainte de Dieu, après qu'il eut de nouveau fait tomber le voile sur le mystère divin"84. Derrière ce voile -qui est le voile de l'imaginaire-, la Chose reste invisible, inaccessible. Déjà lorsqu'elle était encore accessible et visible dans la terre, elle n'apparaissait que quand elle le voulait, sans que même pas le courageux Lancelot ait pu l'approcher pour la prendre. D'après le texte de la Quête, il y aurait eu une "interdiction"85 qui l'empêcherait de prendre la Chose. Vraisemblablement, la Chose ne peut aucunement être prise, elle doit rester libre, incontrôlée, surprenant toujours ses quêteurs, les rejoignant seulement dans ce que Lacan désigne comme méprise86, laquelle caractérise toutes les apparitions de la Chose, et contre laquelle nos quêteurs de la Chose étaient sans refuge, et contre laquelle nous sommes nous aussi maintenant sans refuge. Une fois le Graal dans le ciel, nous ne savons plus de quelle manière elle peut nous surprendre, dans les circonstances actuelles, cette Chose que le Graal auparavant représentait réellement. De rien pourra nous servir maintenant tout ce que nous aurons appris à propos du Graal. Celui-ci est à l'heure actuelle dans le ciel. La Chose n'est plus représentée réellement par lui. Elle n'agit plus comme elle agissait en tant que Graal. Elle ne se répète pas. Elle reste toujours imprévisible. Elle reste libre. Elle se déprendra toujours. Nous ne pouvons que la méprendre. Nous croyons qu'il n'y a plus de miracles et que nous ne sommes servis que par des objets, mais peut-être cette croyance n'est que l'effet de la méprise. Peut-être il y a encore des miracles, peut-être la Chose nous sert encore. Peut-être elle est ici, entre nous, mais dans la méprise. J'ose affirmer qu'elle est certainement ici, mais que c'est interdit pour nous, de même que pour Lancelot, de la prendre, la reprendre, la comprendre ou la surprendre. Cette interdiction est toujours en vigueur.
1.6. L'interdiction de prendre la Chose est toujours en vigueur. Nous avons toutefois la permission de prendre une autre chose et décider que c'est la Chose. Mais la Chose en tant que telle, celle-ci, on n'aura jamais la permission de la prendre. C'est interdit.
Il y a une interdiction de prendre la Chose, sous peine de commettre un sacrilège, perdre la parole et peut-être aussi devenir fou. Cette interdiction, que nous sommes en état d'appeler "tabou" (du polynésien tapu, interdit et sacré), n'est pas sans rapport avec le tabou de l'inceste, ce que nous aurons la possibilité de constater ultérieurement.
Ce qu'il importe d'éclaircir maintenant pour notre propos, c'est la portée précise de cette interdiction de prendre la Chose. Lancelot n'a pas l'autorisation de prendre la Chose, mais il n'a même pas l'autorisation de l'approcher, d'entrer dans la pièce où elle se trouve. En fait, la voix qu'il entend lui dire : "Fuis, Lancelot, n'entre pas car cela t'est interdit"87. En plus de la méprise, il y a ici l'impératif d'éloignement de la Chose.
Peut-être la Chose, le corps du Christ, est présente dans sa représentation réelle, dans le Saint-Graal. Cependant, la Chose qui est présente doit rester loin de nous et de notre capacité d'avoir prise sur elle. Mais, qu'est-ce que ça peut vouloir dire exactement l'interdiction d'avoir prise sur la Chose ? Quelle est la sorte de prise que nous ne pouvons pas avoir sur la Chose ? La légende du Graal peut nous aider à répondre. Par sa conversation avec le Roi-Pêcheur, ainsi que par les conseils qu'il reçoit de Gornemant de Goort, Perceval nous montre que la Chose doit être absente dans la parole, c'est-à-dire -ceci va de soi- que la parole ne doit avoir aucune prise sur la Chose. Le silence est donc recommandé, puisque -rappelons-nous du conseil de Gornemant- "quiconque bavarde trop tel chose ne die qu'on lui reprochera comme une vilenie". Il faut se taire, il ne faut pas "trop parliers", parler jusqu'au point de dire une chose telle que la Chose. Il faut se taire pour ne pas être surpris par la Chose, pour ne pas trébucher dans notre parole, pour autant que "là où la parole la plus caute montre un léger trébuchement", c'est la chose freudienne qu'elle cesse d'effacer et de meurtrir. C'est alors la chose freudienne qui parle, c'est cette Chose qui peut nous surprendre en s'ouvrant par sa parole, par un lapsus, par une parole que "c'est à sa perfidie", voire à sa vilenie, "qu'elle manque"88.
Le conseil de Gornemant de Goort est sage. Il faut le silence, il faut ne pas essayer d'avoir prise sur la Chose par la parole, pour que la Chose ne nous surprenne pas dans un lapsus, voire dans sa méprise par notre propre parole. Il faut le silence. N'oublions pas Lancelot, incapable de parler après qu'il approcha la Chose89 ; ou les autres chevaliers de la table ronde, qui ne "retrouvèrent l'usage de la parole" que lorsque la Chose disparut90 ; ou enfin le Gauvain du Perlesvaus, lequel, "tout absorbé dans la contemplation" du Graal, "ne dit mot", en dépit des exhortations des chevaliers qui l'entouraient91.
Il faut le silence, parce que la Chose n'accepte pas d'être prise dans la parole. Il faut le silence aussi pour éviter la méprise de la Chose dans nos lapsus, pour éviter que la Chose ne nous surprenne dans notre parole. Il faut également l'inactivité, voire -si j'ose dire- la paralysie hystérique de Lancelot, pour que la Chose ne soit pas approchée, pour qu'elle ne soit pas prise dans l'espace. Or, dans les particularités symptomatiques de cette inactivité, la Chose est bien présente dans sa méprise, contre laquelle Lancelot est sans refuge.
La prise interdite sur la Chose est à situer au niveau de la parole, ainsi qu'au niveau de l'espace et de la proximité, comme nous l'avons remarqué dans la scène où Lancelot est brutalement éloigné de la Chose. Mais l'interdiction de prise sur la Chose a une portée encore plus importante. Par la disparition de la Chose, par sa perte et par sa réduction au rien dans le château du Roi-Pêcheur, nous voyons bien que Perceval n'a pas eu non plus aucune autre sorte de prise sur la Chose. Même pas une prise visuelle, sensible, mais encore moins une prise intellectuelle, intelligible -malgré l'explication qu'il reçut de l'ermite, une explication qui ne put satisfaire personne dans le moyen âge, raison pour laquelle nous constatons, pendant le treizième siècle, cette prolifération de versions et continuations des aventures pour la résolution du mystère du Saint-Graal.
Je le répète : après sa rencontre avec le Roi-Pêcheur, Perceval n'a eu, dans le conte de Chrétien de Troyes, aucune sorte de prise sur la Chose, même pas une prise sensible, encore moins une prise intelligible. Après le Perceval de Chrétien de Troyes, Gauvain, Lancelot, Galaad et les autres chevaliers ne furent pas non plus capables d'aucune prise sensible ou intelligible sur la Chose. Ils arrivèrent à la voir, bien-sûr, ils arrivèrent même à l'entendre et à recevoir plusieurs explications à son propos. Cependant, la Chose finit toujours par disparaître, par échapper avec son mystère, qui dépassa toujours toute tentative d'explication.
Personne put jamais retenir la Chose, personne put jamais avoir prise sur elle et pénétrer tout son mystère, à l'exception peut-être d'elle-même, voire ceux qui se confondirent avec elle-même et sa légende, notamment le propre Christ, mais aussi Joseph d'Arimathie, le Roi-Pêcheur, et peut-être aussi, en dernière instance, un Perceval comme celui de Manessier, qui "achève" les aventures du Saint-Graal et s'élève dans le ciel avec lui92.
Il n'y a que la Chose qui puisse avoir prise sur la Chose. Il n'y a qu'elle qui puisse s'appréhender. Il n'y a que la Chose qui ne cherche pas la Chose, puisqu'elle s'est trouvée elle-même depuis qu'elle est, depuis toujours, pour autant qu'elle ne s'est jamais perdue.
Il n'y a dans le réel d'autre présence que celle de la Chose. Elle remplit, cette présence, tout ce qui est réel.
Maintenant peut-être nous comprenons pourquoi la Chose n'est réellement représentable que par elle-même. Elle n'est réellement représentable que par elle même parce que là où elle est, dans le réel, il n'y a rien d'autre en plus d'elle. En effet, en plus de la présence de la Chose, il n'y a rien d'autre qui soit réel et qui puisse donc la représenter réellement. En absence d'autre chose réelle, cette présence de la Chose doit se représenter elle-même. Et se représenter pour qui ? Pour elle-même, bien entendu, puisqu'il n'y a qu'elle-même qui soit en présence d'elle-même.
Il n'y a dans le réel que la Chose qui soit en présence de la Chose. En vertu de sa parfaite symétrie, cet énoncé peut se lire dans les deux sens. D'une part, la Chose n'est qu'en présence de la Chose. D'autre part, il n'y a que la Chose qui soit en présence de la Chose.
En n'étant présente qu'en présence d'elle même, la Chose, remplie de soi-même, remplit totalement le réel. Voilà justement la raison la plus profonde et obscure de la thèse que nous avons exposé pendant ce cours, celle de l'irreprésentabilité réelle de la Chose par une autre chose qu'elle-même. Si la Chose n'est représentable réellement que par elle-même (1.1), c'est parce qu'elle n'est dans le réel qu'en présence d'elle-même et parce qu'il n'y a dans le réel que sa présence qui puisse être en présence d'elle-même.
Pour qu'une autre chose puisse représenter réellement la Chose, il faudrait qu'il y ait, à la place de la Chose, une autre chose réelle qui ne soit pas la Chose. Or, nous savons déjà qu'à la place de la Chose, il n'y a de réel que la propre Chose. Elle remplit tout le réel, tout son réel. Il n'y a dans ce réel que la Chose, il ne reste donc plus de place pour une autre chose qui puisse représenter la Chose. Il ne reste aucune place pour une autre chose, mais il ne reste pas non plus de place pour nous.
À la place réelle de la Chose il n'y a de réel que la Chose. Il n'y a pas de place, dans ce réel, ni pour une autre chose ni pour nous. C'est pour cela que nous devons rester dehors. Mais la Chose, puisqu'elle n'est qu'en présence d'elle-même, elle doit rester dans ce réel. Elle ne sort pas d'elle-même. Elle n'est donc pas réellement représentable par une autre chose qu'elle-même. La Chose reste chez elle, dans le réel. En dehors de ce réel, en dehors d'elle-même, la Chose doit être absente. Elle est en fait absente, elle est perdue pour toujours et depuis toujours, dans ce monde imaginaire où nous habitons, dans lequel la Chose, qui n'est représentable que d'une manière symbolique ou imaginaire, ne pourra donc être représentable que par autre chose.
Dans le monde où nous habitons, la Chose n'est pas réellement représentable par elle-même. Elle n'est représentable que par autre chose. Elle n'est donc représentable que d'une manière symbolique ou imaginaire.
Nous arrivons au seuil de notre prochain cours, où nous exposerons la thèse de l'irreprésentabilité de la Chose par elle-même. Nous allons constater que la Chose, en dehors de la place réelle où elle se trouve, n'est représentable pour nous que par autre chose.
La propre thèse que nous avons exposé aujourd'hui nous permettra d'arriver à la seconde thèse. Puisque la Chose n'est qu'en présence d'elle même, alors elle ne pourra pas être présente pour nous, en présence de nous, qu'en étant représentée par autre chose.
2
Freud, S. 1900. L'interprétation des rêves, op. cit., p. 257. 3
Lacan, J. 1960. "Séance du 10.02.60", in L'éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p. 170. 4
Robert de Boron, 1200, Roman de l'histoire du Graal, A. Micha (traduction en français moderne), H. Champion, Paris, 1995, vers 500-600, p. 24. 5
Ibid., vers 395-396, p. 22. 6
Anonyme, 1220, Première continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), C.-A. Van Coolput-Storms (traduction en français moderne), Le livre de poche, Paris, 1993, p. 497. 7
Anonyme, "Perlesvaus", in La légende arthurienne : le Graal et la Table Ronde, C. Marchello-Nizia (traduction en français moderne), R. Laffont, Paris, 1989, p. 123. 8
Ibid., p. 123. 9
Jean, 20.24-29. 10
Regnault, F. 1987. "Le corps mystique", in L'enfant et la jouissance, Analytica, N°51, Paris, Navarin, 1987, p. 73. 11
Jean, 8.13. 12
Jean,13.20. 13
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 700-719, p. 26-27. 14
Anonyme, "Perlesvaus", op. cit., p. 193. 15
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, E. Baumgartner (traduction en français moderne), H. Champion, Paris, 1983, p. 246. 16
Manessier, 1250, "The third continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", The American Philosophical Society, Philadelphia, 1983, vers 42617, p. 342. 17
Anonyme, 1230, Lancelot, A. Micha (ed.), Paris, Droz, 1979, 51, vol. IV, 51, p. 205. 18
Robert de Boron (attribué), 1200, Merlin et Arthur : le Graal et le royaume", E. Baumgartner (trad.), Paris, Laffont, 1989, p. 374. 19
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", in Oeuvres complètes, Pléiade, Gallimard, Paris, 1994, vers 3220, p. 765. 20
Ibid., vers 3244, pp. 765-766. 21
Ibid., vers 3300, p. 767. 22
Robert de Boron (attribué), 1200, Merlin et Arthur : le Graal et le royaume", E. Baumgartner (trad.), Paris, Laffont, 1989, p. 388. 23
Lacan, J. 1971. "Séminaire du 10.03.71", in D'un discours qui ne serait pas du semblant. 24
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 3300, p. 767. 25
Ibid., vers 3356, p. 768. 26
Ibid., vers 3412, p. 770. 27
Lacan, J. 1962. "Séminaire du 21.03.62", in L'identification. 28
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 3428, p. 770. 29
Lacan, J. 1962. "Séminaire du 14.03.62", in L'identification. 30
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 700-719, p. 26-27. 31
Ibid., vers 865, pp. 28-29. 32
Ibid., vers 719, p. 27. 33
Ibid., vers 2482, p. 51. 34
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 30. 35
Malory, T. 1485. Le roman d'Arthur et des chevaliers de la Table Ronde, M.-M. Dubois (trad.), Paris, Aubier-Montaigne, 1948, p. 145. 36
Lacan, J. 1962. "Séminaire du 14.03.62", in L'identification. 37
Lacan, J. 1960. "Séminaire du 27.01.60", in L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 142. 38
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 6424, p. 843. 39
Anonyme, 1220, Première continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), op. cit., pp. 495-497. 40
Matthieu, 26.36-46. 41
Matthieu, 26.27. 42
Lacan, J. 1953. "Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse", in Ecrits, Paris, Seuil, 1999, vol. I, p. 317. 43
Anonyme, "Perlesvaus", op. cit., p. 193. 44
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 750, p. 28. 45
Jean, 6.51-58. 46
Jean, 6.33. 47
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 6424, p. 843. 48
Manessier, 1250, "The third continuation", op. cit., vers 42586, p. 341. 49
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 3428, p. 770. 50
Lacan, J. 1959. "Séminaire du 09.12.59", in L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 58. 51
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, E. Baumgartner (traduction en français moderne), H. Champion, Paris, 1983, p. 30. 52
Ibid., p. 68. 53
Ibid., p. 246. 54
Luc, 24.51. 55
Actes des Apôtres, 1.9. 56
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 246. 57
Manessier, 1250, "The third continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", Op. cit., vers 42625, p. 342. 58
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 30. 59
Robert de Boron (attribué), 1200, Merlin et Arthur : le Graal et le royaume", op. cit., p. 373. 60
Lacan, J. 1962. "Séminaire du 14.03.62", in L'identification. 61
Chrétien de Troyes, 1185, "Perceval ou le conte du Graal", op. cit., vers 3244, p. 766. 62
Ibid., vers. 1648, p. 726. 63
Anonyme, 1220, Première continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), op. cit., pp. 495-497. 64
Wauchier de Denain (attr.), 1240, "The second continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", The American Philosophical Society, Philadelphia, 1971, vers 32433, p. 506. 65
Manessier, 1250, "The third continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", The American Philosophical Society, Philadelphia, 1983, vers 32710, p. 5. 66
Lacan, J. 1978 "Séminaire du 10.01.78", in Le moment de conclure. 67
Wauchier de Denain (attr.), 1240, "The second continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", Op. cit., vers 34599, p. 500. 68
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 2460, p. 50. 69
Lacan, J. 1965. "La science et la vérité", in Ecrits, op. cit., vol. II, p. 351. 70
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 2550, p. 52. 71
Ibid., vers 2711, p. 54. 72
Robert de Boron (attribué), 1200, Merlin et Arthur : le Graal et le royaume, E. Baumgartner (trad.), Paris, Laffont, 1989, p. 407. 73
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 30. 74
Wolfram von Eschenbach, 1200, Parzival (Perceval le Gallois), E. Tonnelat (trad.), Paris, Aubier-Montaigne, 1977, V, p. 208. 75
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 239. 76
Manessier, 1250, "The third continuation", in The Continuations of the Old French Perceval of Chretien de Troyes", op. cit., vers 42519, p. 339. 77
Robert de Boron, 1200, Le roman de l'histoire du Graal, op. cit., vers 865-2600, pp. 29-53. 78
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, op. cit., p. 237 79
Matthieu, 20.29-34. 80
Marc, 10.46-52, et Luc, 18.35-43. 81
Lacan, J. 1955. "La chose feudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse", Ecrits, op. cit., vol. I, p. 432. 82
Matthieu, 17.20-21. 83
Matthieu, 21.21-22. 84
Heinrich von dem Türlin, 1230, "La couronne", in Scènes du Graal, D. Buschinger (trad.), Paris, Stock, 1987, p. 238. 85
Ibid., p. 226. 86
Lacan, J. 1955. "La chose feudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse", in Écrits, op. cit., pp. 406-408. 87
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, Op. Cit., p. 226. 88
Lacan, J. 1955. "La chose feudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse", in Écrits, Seuil, Paris, 1999, vol. I, pp. 406-408. 89
Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, Op. Cit., p. 227. 90
Ibid., p. 30. 91
Anonyme, "Perlesvaus",Op. cit., p. 193. 92
Manessier, 1250, "The Third Continuation", Op. cit., vers 42617, p. 342.
1
Cléro, J.-P. 2002. "La Chose", in Le vocabulaire de Lacan, Paris, Ellipses, 2002, p. 18.