LA CHOSE DE FREUD ET LACAN : COURS DE DAVID PAVON CUELLAR A L'UNIVERSITE DE PARIS VIII (2003-2004) http://www.ding.fr.tc
2. Un graal :
la Chose qui n'est représentable, de manière non-réelle,
que par autre chose
Je vous rappelle que pour entamer le sujet de notre cours, celui de la Chose, de la chose freudienne, nous avons commencé par considérer la possibilité de nous représenter la Chose. Puisque la Chose est notre sujet, il faut savoir si nous pouvons nous la représenter. Voici la question spécifique qui nous occupe maintenant.
Pour aborder le sujet de la Chose, nous avons commencé donc par nous poser la question spécifique de la possibilité de représentation de la Chose. Ensuite, pour aborder cette question de la représentation, nous avons conçu deux sortes de représentation de la Chose : une représentation réelle, qui présente la Chose qu'elle représente, et une représentation non-réelle, qui ne présente pas la Chose qu'elle représente. Ces deux sortes de représentation nous les avons rattachés à deux thèses complémentaires que nous trouvons chez Jacques Lacan. D'après la première thèse, à laquelle nous avons consacré notre cours de la semaine dernière, la Chose n'est représentable d'une manière réelle que par elle même. D'après la seconde thèse, que nous analyserons aujourd'hui, la Chose n'est représentable, d'une manière non-réelle, que par autre chose.
Ces deux premiers cours sont consacrés à la représentation de la Chose (tableau 1). Il y a une semaine, c'était la représentation réelle, la représentation par la Chose même. Aujourd'hui, ce sera la représentation non-réelle, la représentation par autre chose. Il y a une semaine, pour illustrer la représentation réelle de la Chose par elle-même, nous avons employé le Saint-Graal, avec article défini et majuscule, ou le corps du Christ, celui-ci présent comme Saint-Graal. Aujourd'hui, pour illustrer la Chose et l'autre chose qui la représente, nous emploierons le corps du Christ, celui-ci absent, et un graal, avec article indéfini et minuscule :
Tableau 1. Le réel et le non-réel.
Thèse 1 : la Chose n'est représentable que par elle-même | Thèse 2 : la Chose n'est représentable que par autre chose |
Représentation réelle, par la Chose-même | Représentation non-réelle, par autre chose |
La Chose (le Saint-Graal ou le corps du Christ) | Une autre chose (un graal) et la Chose (le corps du Christ) |
Présence du Christ dans le Saint-Graal | Absence du Christ dans un graal |
Aujourd'hui nous centrerons le cours sur la représentation non-réelle de la Chose, sur une chose et non pas sur la Chose, sur un récipient, sur un graal quelconque, et non pas sur le Saint-Graal. C'est ainsi que nous examinerons la deuxième thèse, que nous pouvons déjà formuler de manière définitive, en affirmant : la Chose n'est représentable, de manière non-réelle, que par autre chose. Elle est donc irreprésentable, de manière non-réelle, par elle-même (1). Si pour illustrer cette thèse je me sers encore une fois de mon exemple, je peux déclarer, à titre provisoire, que le corps du Christ, en tant que Chose, n'est représentable, de manière non-réelle, que par une autre chose que lui, comme c'est le cas d'un graal ou une peinture ou une sculpture qui représente ce corps dans n'importe quelle église. Je peux ajouter que ce corps est irreprésentable, de manière non-réelle, par lui-même. Ceci va de soi. Si nous avions le corps du Christ ici, devant nous, en chair et en os, ce qui se présenterait devant nos yeux ne serait pas évidemment une représentation non-réelle du corps du Christ, mais ce corps, sa présence réelle.
2.1. La semaine dernière, j'ai employé les mythes et légendes du Saint-Graal pour résumer les différentes matières que nous allons traiter le long du semestre. Ces différentes matières correspondent aux états de la Chose par son rapport au langage, le symbole et la parole. Je les énumère: l'absence, la perte, la réduction au rien, l'effacement, la passion, le meurtre, l'éloignement, la fin d'une quête, la confusion, l'ouverture, l'adéquation et la méprise. Il s'agit dans ces états de ce qui se passe avec la Chose, par exemple quand je parle d'elle, ici et maintenant, dans cet enseignement. En effet, pendant que je vous parle de la Chose, celle-ci, dans ma parole, n'est-elle pas absente, perdue, réduite au rien ? Peut-être parce qu'elle est effacée ou meurtrie par les mots que je prononce. En ce cas, la Chose souffrirait ou pâtirait ma parole. Mais peut-être elle est trop loin pour qu'elle puisse vraiment souffrir ma parole. En effet, la Chose doit être trop loin, puisqu'elle est la fin à atteindre par cette quête que nous appelons la parole. Cependant, malgré son éloignement, ce n'est pas impossible que la Chose soit en même temps confondue avec cette parole. Souvent, ce n'est même pas moi qui vous parle, mais la Chose même dans son ouverture. Alors ma parole est vraiment celle de la Chose. Mais il arrive aussi à la Chose de répondre à ma parole. Il ne s'agit alors que d'une adéquation entre moi et la Chose, entre ma parole et la sienne, entre mon attente et la réponse à mon attente. Malheureusement, nous savons que même lorsqu'il y a cette adéquation, même lorsque la Chose me parle, je ne réussi pas à comprendre absolument cette parole. Il y a toujours une certaine méprise, que vous ne cesserez pas de constater pendant cet enseignement.
Voici les douze états de la Chose que nous allons traiter le long du semestre. Pourquoi choisir le Saint-Graal pour les exemplifier ? Parce qu'il illustre de la meilleure manière ce que nous entendons par une représentation réelle de la Chose, une représentation qui présente la Chose qu'elle représente, ici le corps du Christ. En outre, dans les mythes et légendes du Saint-Graal, entre le douzième et le treizième siècle, cette Chose se trouve, d'une façon éloquente, dans tous les états que nous venons d'énumérer, c'est-à-dire dans toutes les situations où -d'après Lacan- peut se trouver la Chose par son rapport au symbole.
Récapitulons les situation où se trouve le Saint-Graal, en tant que représentation réelle du corps du Christ, dans ses mythes et légendes (tableau 2). Le Saint-Graal est premièrement absent dans la parole de Perceval, au château du Roi-Pêcheur. Il est ensuite réduit au rien, dans ce château, et perdu, au sein même de son mystère, lorsque Perceval sort du château. À partir de ce moment, le Graal ne cesse de pâtir ses mythes et légendes. Il est effacé, voire oublié, dans les aventures des chevaliers de la Table Ronde, comme dans les amours adultères de Lancelot avec la reine Guenièvre. Ainsi, pour sauver la vie légendaire des chevaliers, il doit reproduire la mort du Christ qu'il représente réellement. Et pourtant, de même que le Christ, il est bien vivant, il se déplace, il s'éloigne de ceux qui prétendent l'atteindre, il monte dans le ciel, il se cache et il ne cesse pas d'être cherché et rapproché par les chevaliers, même si nous le voyons se confondre avec ce qu'on raconte sur lui, et s'ouvrir à ses quêteurs, leur parler et leur donner ce qu'ils attendent de lui, dans une parfaite adéquation à leurs expectatives et désirs. Ce qui ne leur permettra pas pour autant de s'approprier définitivement ce Graal, qui restera toujours, chaque fois qu'il apparaîtra, dans la méprise, libre, inaccessible.
Tableau 2. Le Saint-Graal et son univers mythique et légendaire.
Les états de la Chose par son rapport au | symbolique |
Les situations où se trouve le Saint-Graal en tant que représentation réelle du corps du Christ | dans les mythes et légendes du Saint-Graal |
Son absence | dans la parole de Perceval (Chrétien de Troyes). |
Sa réduction au rien | dans le château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes). |
Sa perte | au sein de son propre mystère, lorsque Perceval sort du château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes). |
Son effacement | par les aventures des chevaliers de la Table Ronde, notamment de Lancelot (Quête). |
Sa passion | de ses mythes et légendes, ainsi que de l'incroyance des chevaliers, notamment de Perceval (Chrétien de Troyes) et Gauvain (Continuation-Gauvain). |
Son meurtre | pour sauver la vie des croyants (Robert de Boron), de Lancelot (Quête), du père du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes) et de Perceval (Manessier). |
Son éloignement | par rapport à ceux qui prétendent l'atteindre (Quête). |
Son rapprochement | par les entreprises des chevaliers (Quête). |
Sa confusion | avec ce qu'on raconte sur lui (Wauchier de Denain). |
Son ouverture | en tant qu'il s'exprime par sa propre parole (Robert de Boron). |
Son adéquation | à l'attente et les expectatives de ses favoris (Quête). |
Sa méprise | dans chacune de ses apparitions (Quête et Perlesvaus). |
Voici, encore une fois, les douze états où la Chose peut se trouver par son rapport au symbolique. Voici, dans ce cas spécifique, les situations où le Saint-Graal, comme corps du Christ, peut se trouver par son rapport à l'univers symbolique, mythique et légendaire, du Saint-Graal.
En tant que représentation réelle du corps du Christ, le Saint-Graal est ici réellement équivalent au corps du Christ. Tout ce qui se passe avec le Saint-Graal se passe également avec le corps du Christ. Les situations où se trouve le Saint-Graal sont des situations où se trouve aussi le corps du Christ.
N'oubliez pas que la représentation réelle implique la présence de ce qui est représenté. Le terme représenter, nous le prenons ici au sens strict, représenter comme rendre présent. Ainsi, la représentation réelle rend présent ce qu'elle représente. Elle est donc une présentation de la Chose qu'elle représente.
Si le Saint-Graal est vraiment une représentation réelle de la Chose, alors il doit présenter cette Chose, présenter ce corps du Christ en chair et en os.
Si le corps du Christ est la Chose, alors le Saint-Graal, en tant que corps du Christ, est lui aussi la Chose.
Dans la représentation réelle de la Chose, il n'y a aucune distinction, aucune différence, entre la représentation et ce qui est représenté. La représentation n'est pas différente de la Chose qu'elle représente, comme le Saint-Graal n'est pas différent du corps du Christ qu'il représente, comme le vin n'est pas différent du sang du Christ, comme le pain n'est pas non plus différent de la chair du Christ...
Ce que je suis en train de vous dire n'est pas tout à fait exact. Il y a, entre la présence du Christ et sa représentation réelle, une seule différence, une asymétrie logique radicale, à savoir, le Graal représente le corps du Christ, mais celui-ci ne représente pas le Graal. Autrement dit, le Christ est présent dans le Graal, mais celui ci n'est pas présent dans le Christ. Pseudo-Denys l'Aréopagite, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, dirait que le Graal, comme n'importe qu'elle autre chose, participe de Dieu, émane de lui, mais que Dieu n'émane pas du Graal. Dieu ne participe pas de Graal. Il demeure transcendant parce qu'il préexiste au Graal. La fonction de la représentation réelle existante est de présenter la Chose préexistante, mais la fonction de la Chose n'est pas de présenter la représentation réelle qui n'existe pas encore nécessairement lorsque la Chose existe. Voilà pourquoi ce n'est pas vain de concevoir une représentation réelle en plus de la présence de la Chose.
Indépendamment de l'asymétrie que nous venons d'énoncer avec Pseudo-Denys l'Aréopagite, nous devons admettre, comme un mystère, la consubstantiation entre la Chose et sa représentation réelle. En effet, entre le corps du Christ et le Graal, entre la présence de la Chose et sa représentation réelle, il y a nécessairement ce qu'on appelle consubstantiation, comme présence réelle et simultanée du corps et du sang du Christ dans le pain et le vin de l'eucharistie. C'est aussi l'impanation des luthériens, comme coexistence du pain et du corps du Christ dans l'eucharistie. Vous avez là, dans la consubstantiation et l'impanation, deux concepts théologiques pour définir la représentation réelle de la Chose.
D'après notre première thèse, la Chose n'est réellement représentable que par elle-même. Ceci veut dire, nous le savons déjà, qu'il n'y a que la Chose qui puisse représenter réellement la Chose. Il n'y a que le corps du Christ qui puisse représenter réellement le corps du Christ. Pour que le Graal puisse représenter réellement ce corps, le Graal devra être en même temps le corps du Christ.
Pour comprendre jusqu'à ces dernières conséquences que le corps du Christ n'est réellement représentable que par lui-même, oublions maintenant l'asymétrie de Pseudo-Denys l'Aréopagite. Pensons alors sérieusement au fait que la Chose ne soit réellement représentable que par elle-même. Pourquoi serait-il ainsi ? Tout simplement parce que la Chose, dans l'espace réel qu'elle occupe, elle est seulement en présence d'elle même -il n'y a donc rien en présence de la Chose qui ne soit pas la Chose elle-même.
La Chose remplit l'espace réel qu'elle occupe. Là où elle est réellement, elle est toute seule avec elle. Il peut y avoir une autre chose à côté de la Chose, mais là où la Chose est, exactement là, dans l'espace réel qu'elle occupe, il y a seulement la Chose. Conséquemment, là, dans le réel de la Chose, il y a seulement la Chose qui puisse se représenter.
Si dans le réel la Chose n'est qu'en présence d'elle-même et il n'y a que sa présence qui puisse être en présence d'elle même (1.6), c'est parce que le réel de la Chose n'est réel que de la Chose, parce que la Chose n'est réellement que sa présence et parce que là où la Chose est réellement, dans l'espace réel qu'elle occupe, il n'y a d'autre présence que la présence réelle de la Chose.
Là où elle est réellement, la Chose est la Chose est rien d'autre. Elle se montre comme la Chose et comme rien d'autre. Elle se présente réellement ou elle ne se présente pas. C'est pour cela qu'il s'agit du réel. La Chose ne peut apparaître qu'en chair et en os, telle qu'est réellement.
Dans le réel, en tant que réel, la Chose n'est représentable que par ce qu'elle est réellement. Elle n'est donc représentable que par elle-même. La représentation est une présentation.
Si la Chose était, dans le réel, en présence d'une autre chose, alors elle ne serait plus seulement ce qu'elle est réellement, ce qu'elle n'est qu'elle seule, ce qu'elle n'est qu'en présence d'elle-même, ce qui n'est que sa propre présence. Dans le réel, en présence d'une autre chose, la Chose devrait être, en plus d'elle même, ce qu'elle est en présence de l'autre chose. Elle sortirait ainsi d'elle-même, elle sortirai de son réel, elle se dépasserait, elle se déborderait jusqu'au réel de la présence de l'autre chose. Elle deviendrait plus de ce qu'elle est réellement. Elle ne serai plus seulement ce qu'elle est réellement. Elle ne serai plus seulement sa présence, mais aussi sa présence en présence d'une autre chose.
2.2. Pour ne pas se déborder, pour être seulement ce qu'elle est réellement, la Chose ne devra pas sortir de l'espace réel qu'elle remplit, elle devra rester là toute seule avec elle. Pour que sa représentation ne puisse être vraiment qu'une présentation, la Chose devra rester toute seule avec elle, sans aucun intermédiaire possible entre sa présence et sa représentation. La Chose ne pourra être, dans le réel, en présence de rien d'autre qu'elle-même. Elle ne pourra être en présence de rien d'autre qu'elle même qui puisse la représenter sans la présenter. Elle ne pourra pas être non plus, ce qui revient au même, en présence de personne d'autre qu'elle-même qui puisse se la représenter sans la présenter.
J'insiste. La Chose n'est réellement que sa présence. Le réel de la Chose n'est que la présence de la Chose. Dans ce réel, qui n'est réel que de la Chose, il ne pourra donc pas y avoir la présence d'une autre chose que la Chose.
Pour être seulement ce qu'elle est réellement, la Chose restera toute seule dans l'espace réel qu'elle occupe. Où elle sera, dans son réel, il n'y aura qu'elle, il n'y aura que son réel, pour la représenter et pour être en présence de sa représentation. La consistance réelle de la Chose remplira totalement le réel qui sera son réel. Il ne restera aucun vide où puisse apparaître quoi que ce soit de non-réel, voir autre chose que la Chose, autre chose que le réel de la Chose.
La Chose reste toute seule en présence d'elle-même, en présence de sa propre représentation réelle, qui la présente en la représentant. Puisque la Chose est toute seule en sa présence, ou en présence de sa représentation réelle, alors cette représentation n'est que pour elle-même, dans la mesure où elle présente la Chose qui ne pourra être qu'en présence d'elle-même. En effet, si la représentation réelle de la Chose est une présentation de la Chose (1.1), et si dans le réel il n'y a que la présence de la Chose qui puisse être en présence de la Chose (1.6), alors la Chose n'est réellement représentable que pour elle-même.
2.3. La Chose n'est réellement représentable que par elle-même et pour elle-même. Si le Saint-Graal est vraiment la représentation réelle du Christ, si la présence du Saint-Graal est donc la présence du Christ en chair et en os, alors le Saint-Graal ne pourra être qu'en présence de lui-même, voir en présence du Christ. La Chose n'est ainsi réellement représentable que par la Chose et pour la Chose. Elle n'est représentable par rien d'autre qu'elle-même et pour personne d'autre qu'elle-même.
La Chose est la seule représentation réelle de la Chose pour la Chose. Par conséquent, si la Chose était réellement représentée pour moi, alors je serais la Chose, à l'occasion le corps du Christ. En effet, lorsque ce corps est réellement présent pour nous, alors "nous ne formons qu'un seul corps dans le Christ"1. C'est la communion entre les croyants et le corps du Christ, moyennant l'Eucharistie. C'est une communion où la présence, le corps réel, et ces deux représentations réelles, la hostie et l'Église, sont "identifiables" -comme le remarque François Regnault-, et non pas simplement "substituables" -comme ce serait le cas entre les représentations imaginaire, symbolique et réelle de la Chose, en tant "qu'aspects du noeud borroméen"2.
Dans la communion, le Saint-Graal joue un rôle principal. Ainsi, nous lisons chez Paul : "La coupe de bénédiction que nous bénissions n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il n'y a qu'un pain, à nous tous nous ne formons qu'un corps, car tous nous avons part à ce pain unique"3. Il y a donc une confusion, par l'intermédiaire de ce pain et du Saint-Graal, entre notre corps et celui du Christ. Ce qui n'est pas surprenant. Puisque la Chose n'est qu'en présence d'elle-même, alors, si elle est en présence de nous, en vertu de sa représentation réelle, ceci veut dire que nous sommes la Chose.
Bien entendu, pour trouver la Chose, il suffisait de la prendre et de la comprendre, il suffisait donc de résoudre son mystère, le mystère du Graal. Cependant, à l'exception de ce fou chronique et illuminé qui est le Perceval de Manessier, il n'y a pas eu un seul chevalier qui puisse vraiment résoudre le mystère du Graal. La quête finit lorsque le Graal, comme le Christ qu'il représente, fut "emporté dans le ciel" par une main mystérieuse, "et personne, depuis lors, n'a eu assez d'audace pour prétendre avoir vu le Saint-Graal"4.
Hélas! Notre Chose est perdue.
Hors du réel, dans notre réalité, dans notre normalité, une représentation, nous le savons bien, n'est pas une présentation. Nous arrivons ainsi à la cinquième thèse de la journée : puisque la Chose n'est représentable pour nous que de manière non-réelle (2.4), et puisque la Chose n'est représentable, de manière non-réelle, que par autre chose (2), alors la Chose n'est représentable pour nous que par autre chose. La Chose est donc absente pour nous. Chez Lacan, nous trouvons le développement de cette thèse dans le séminaire sur l'Éthique de la psychanalyse5.
Ce qu'il y a pour nous, à la place de la Chose, c'est une autre chose. Ce qu'il y a pour nous, à la place du Christ, ce n'est pas le Christ en chair et en os, mais une autre chose, une représentation non-réelle du Christ, par exemple une peinture ou un sculpture, une représentation imaginaire de ce Christ. Ce qu'il y a pour nous, à la place du Christ, c'est la manière dont nous l'imaginons, c'est-à-dire une simple image du Christ, une image qui n'a rien à voir, d'ailleurs, avec un Christ qui n'avait même pas les cheveux longs, si nous croyons ce que Paul nous suggère -lorsqu'il écrit que "l'homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image et le reflet de Dieu"6, et que c'est "une honte pour l'homme de porter les cheveux longs"7.
Certes, pour défendre l'existence du Saint-Graal en tant que représentation réelle, je peux toujours, comme Gauvain, "ne pas savoir de quelle matière le graal est fait", décider que "ce n'est ni bois ni métal d'aucune sorte, pas davantage pierre, corne ou os"8. Mais il reste la forme, et qu'est-ce que je pourrais faire avec la forme ? Comment pourrais-je me représenter le corps du Christ sous la forme du Saint-Graal ?
De manière symbolique, n'importe qui et n'importe quoi peut représenter pour nous le corps du Christ. Il ne faut pas qu'il y ait, dans ce représentant symbolique, une matière en commun ou une ressemblance formelle avec ce qu'il représente. Il suffit de choisir quelque chose pour qu'elle représente le corps du Christ. Le choix est arbitraire. Le rapport entre le représentant symbolique et ce qui est représenté sera donc, pour nous, un rapport arbitraire. Bien que Lacan n'accepte pas cette dénomination, qui "n'est pas -dit-il- ce qui convient"9, je vous prie de la tolérer comme ce qu'elle est, comme une inconvenance dont on ne peut aucunement se passer, faute d'un autre concept qu'on puisse mettre à sa place -celui d'arbitrage, proposé par Lacan, occupera une autre place. Restons alors avec le rapport arbitraire entre le représentant symbolique et ce qu'il représente. Ce rapport ne sera pas de ressemblance, comme le rapport entre la représentation imaginaire et ce qu'elle représente. Il ne sera pas non plus d'identité, comme le rapport entre la représentation réelle et ce qu'elle représente. Il ne sera qu'un rapport arbitraire, ce qui ne veut pas dire pour autant une absence de rapport. Il y aura un rapport, et ce rapport est au centre de notre enseignement.
Il y a un rapport entre le représentant symbolique et ce qu'il représente. Par exemple, un graal peut représenter le corps du Christ, soit métaphoriquement -par une substitution pour le moment analogique-, comme contenant du sang du Christ, soit métonymiquement -par une combinaison ou relation de contiguïté-, parce qu'il contient la hostie, la chair du Christ, parce que celui-ci l'utilisa dans le dernier repas, ainsi qu'il eut pour lui "une telle prédilection qu'il l'honora de son sang le jour où il fut crucifié"10. Ensuite, le corps du Christ pourra être représentée par la succession métonymique de tous les détenteurs du graal, Joseph d'Arimathée, le Roi-Pêcheur, Perceval. Nous pouvons remonter, dans cette succession, jusqu'à Dieu le Père, pour autant qu'il est représenté par le Christ qui est représenté à son tour par le graal qui est représenté à son tour par chacun de ses détenteurs.
Évidemment, un récipient qui représente symboliquement pour nous le corps du Christ, ce récipient ne représente qu'une image de ce corps, voire une représentation imaginaire. De manière symbolique, le récipient ne représente qu'une représentation imaginaire. Le Graal, comme symbole, n'est pas le représentant de la Chose qui est le corps du Christ, mais le représentant d'autre chose, voire le représentant symbolique de la représentation imaginaire de cette Chose. Ainsi donc, ce dont un graal constitue le représentant symbolique n'est pas la présence réelle du corps du Christ, mais sa représentation imaginaire (2.6). Le représentant symbolique ne représente pas la Chose, mais autre chose que la Chose. Le représentant symbolique représente la représentation imaginaire de la Chose. Nous l'appelons ainsi le représentant d'une représentation, le repräsentanz d'une Vorstellung, voire le Vorstellungsrepräsentanz de Freud, qui intéresse autant Jacques Lacan11 et sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
Tableau 3. Représenter le corps du Christ.
Représentation réelle
Représentation imaginaire
Représentant symbolique
La Chose
Une autre chose
Un symbole
Le Saint-Graal
Une image du Christ
Un graal
Présence de la forme et de la matière de ce qui est représenté
Présence de la forme de ce qui est représenté
Rien ne reste de ce qui est représenté
Rapport d'identité entre la représentation réelle et ce qui est représenté
Rapport de ressemblance entre la représentation et ce qui est représenté
Rapport arbitraire entre le représentant et ce qui est représenté
Nous acceptons, avec Tertullien12, que Jérusalem et Athènes n'ont rien à faire ensemble, qu'il n'y a "rien de commun entre l'église et l'académie". Et puisque nous sommes dans un cadre académique où nous ne pouvons pas nous permettre aucune "simplicité de coeur", où nous devons nous soumettre à l'empire de la raison athénienne et non pas à celui de la foi de Jérusalem, je ne peut vous demander que d'accomplir cette "dernière démarche de la raison", en suivant votre cher Pascal, en laissant à cette raison qu'elle reconnaisse une "chose" qui la "surpasse"13, à savoir, la Chose qui se représente réellement.
2 Regnault, F. 1987. "Le corps mystique", op. cit., p. 73.
3 Paul, Première épître aux Corinthiens, 10.16.
4 Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, E. Baumgartner (traduction en français moderne), H. Champion, Paris, 1983, p. 246.
5 Lacan, J. 1960. "Séminaire du 03.02.60", in L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 155-157.
6 Paul, Première épître aux Corinthiens, 11.6, Op. cit., p. 1519.
7 Ibid., 11.14, p. 1520.
8 Anonyme, 1230, Lancelot du Lac, M.-L. Ollier (trad.), Paris, Le livre de poche, 1999, 144, p. 713.
9 Lacan, J. 1973. "Séance du 09.01.73", in Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 41.
10 Anonyme, 1220, Première continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), Op. cit., vers 7500, p. 495.
11 Lacan, J. 1959-60. "Séminaires du 23.12.59, du 20.01.60 et du 27.01.60", in L'éthique de la psychanalyse, Op. cit., pp. 88, 122, 143.
12 Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, P. de Labriolle (trad.), Cerf, Paris, 1957, VIII, 9-10, p. 98.
13 Pascal, 1670, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, fragment 267, p. 126.