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LA CHOSE DE FREUD ET LACAN : COURS DE DAVID PAVON CUELLAR A L'UNIVERSITE DE PARIS VIII (2003-2004) http://www.ding.fr.tc


2. Un graal :

la Chose qui n'est représentable, de manière non-réelle,

que par autre chose

Je vous rappelle que pour entamer le sujet de notre cours, celui de la Chose, de la chose freudienne, nous avons commencé par considérer la possibilité de nous représenter la Chose. Puisque la Chose est notre sujet, il faut savoir si nous pouvons nous la représenter. Voici la question spécifique qui nous occupe maintenant.

Pour aborder le sujet de la Chose, nous avons commencé donc par nous poser la question spécifique de la possibilité de représentation de la Chose. Ensuite, pour aborder cette question de la représentation, nous avons conçu deux sortes de représentation de la Chose : une représentation réelle, qui présente la Chose qu'elle représente, et une représentation non-réelle, qui ne présente pas la Chose qu'elle représente. Ces deux sortes de représentation nous les avons rattachés à deux thèses complémentaires que nous trouvons chez Jacques Lacan. D'après la première thèse, à laquelle nous avons consacré notre cours de la semaine dernière, la Chose n'est représentable d'une manière réelle que par elle même. D'après la seconde thèse, que nous analyserons aujourd'hui, la Chose n'est représentable, d'une manière non-réelle, que par autre chose.

Ces deux premiers cours sont consacrés à la représentation de la Chose (tableau 1). Il y a une semaine, c'était la représentation réelle, la représentation par la Chose même. Aujourd'hui, ce sera la représentation non-réelle, la représentation par autre chose. Il y a une semaine, pour illustrer la représentation réelle de la Chose par elle-même, nous avons employé le Saint-Graal, avec article défini et majuscule, ou le corps du Christ, celui-ci présent comme Saint-Graal. Aujourd'hui, pour illustrer la Chose et l'autre chose qui la représente, nous emploierons le corps du Christ, celui-ci absent, et un graal, avec article indéfini et minuscule :

Tableau 1. Le réel et le non-réel.

Thèse 1 : la Chose n'est représentable que par elle-même Thèse 2 : la Chose n'est représentable que par autre chose
Représentation réelle, par la Chose-même Représentation non-réelle, par autre chose
La Chose (le Saint-Graal ou le corps du Christ) Une autre chose (un graal) et la Chose (le corps du Christ)
Présence du Christ dans le Saint-Graal Absence du Christ dans un graal

Aujourd'hui nous centrerons le cours sur la représentation non-réelle de la Chose, sur une chose et non pas sur la Chose, sur un récipient, sur un graal quelconque, et non pas sur le Saint-Graal. C'est ainsi que nous examinerons la deuxième thèse, que nous pouvons déjà formuler de manière définitive, en affirmant : la Chose n'est représentable, de manière non-réelle, que par autre chose. Elle est donc irreprésentable, de manière non-réelle, par elle-même (1). Si pour illustrer cette thèse je me sers encore une fois de mon exemple, je peux déclarer, à titre provisoire, que le corps du Christ, en tant que Chose, n'est représentable, de manière non-réelle, que par une autre chose que lui, comme c'est le cas d'un graal ou une peinture ou une sculpture qui représente ce corps dans n'importe quelle église. Je peux ajouter que ce corps est irreprésentable, de manière non-réelle, par lui-même. Ceci va de soi. Si nous avions le corps du Christ ici, devant nous, en chair et en os, ce qui se présenterait devant nos yeux ne serait pas évidemment une représentation non-réelle du corps du Christ, mais ce corps, sa présence réelle.

2.1. La semaine dernière, j'ai employé les mythes et légendes du Saint-Graal pour résumer les différentes matières que nous allons traiter le long du semestre. Ces différentes matières correspondent aux états de la Chose par son rapport au langage, le symbole et la parole. Je les énumère: l'absence, la perte, la réduction au rien, l'effacement, la passion, le meurtre, l'éloignement, la fin d'une quête, la confusion, l'ouverture, l'adéquation et la méprise. Il s'agit dans ces états de ce qui se passe avec la Chose, par exemple quand je parle d'elle, ici et maintenant, dans cet enseignement. En effet, pendant que je vous parle de la Chose, celle-ci, dans ma parole, n'est-elle pas absente, perdue, réduite au rien ? Peut-être parce qu'elle est effacée ou meurtrie par les mots que je prononce. En ce cas, la Chose souffrirait ou pâtirait ma parole. Mais peut-être elle est trop loin pour qu'elle puisse vraiment souffrir ma parole. En effet, la Chose doit être trop loin, puisqu'elle est la fin à atteindre par cette quête que nous appelons la parole. Cependant, malgré son éloignement, ce n'est pas impossible que la Chose soit en même temps confondue avec cette parole. Souvent, ce n'est même pas moi qui vous parle, mais la Chose même dans son ouverture. Alors ma parole est vraiment celle de la Chose. Mais il arrive aussi à la Chose de répondre à ma parole. Il ne s'agit alors que d'une adéquation entre moi et la Chose, entre ma parole et la sienne, entre mon attente et la réponse à mon attente. Malheureusement, nous savons que même lorsqu'il y a cette adéquation, même lorsque la Chose me parle, je ne réussi pas à comprendre absolument cette parole. Il y a toujours une certaine méprise, que vous ne cesserez pas de constater pendant cet enseignement.

Voici les douze états de la Chose que nous allons traiter le long du semestre. Pourquoi choisir le Saint-Graal pour les exemplifier ? Parce qu'il illustre de la meilleure manière ce que nous entendons par une représentation réelle de la Chose, une représentation qui présente la Chose qu'elle représente, ici le corps du Christ. En outre, dans les mythes et légendes du Saint-Graal, entre le douzième et le treizième siècle, cette Chose se trouve, d'une façon éloquente, dans tous les états que nous venons d'énumérer, c'est-à-dire dans toutes les situations où -d'après Lacan- peut se trouver la Chose par son rapport au symbole.

Récapitulons les situation où se trouve le Saint-Graal, en tant que représentation réelle du corps du Christ, dans ses mythes et légendes (tableau 2). Le Saint-Graal est premièrement absent dans la parole de Perceval, au château du Roi-Pêcheur. Il est ensuite réduit au rien, dans ce château, et perdu, au sein même de son mystère, lorsque Perceval sort du château. À partir de ce moment, le Graal ne cesse de pâtir ses mythes et légendes. Il est effacé, voire oublié, dans les aventures des chevaliers de la Table Ronde, comme dans les amours adultères de Lancelot avec la reine Guenièvre. Ainsi, pour sauver la vie légendaire des chevaliers, il doit reproduire la mort du Christ qu'il représente réellement. Et pourtant, de même que le Christ, il est bien vivant, il se déplace, il s'éloigne de ceux qui prétendent l'atteindre, il monte dans le ciel, il se cache et il ne cesse pas d'être cherché et rapproché par les chevaliers, même si nous le voyons se confondre avec ce qu'on raconte sur lui, et s'ouvrir à ses quêteurs, leur parler et leur donner ce qu'ils attendent de lui, dans une parfaite adéquation à leurs expectatives et désirs. Ce qui ne leur permettra pas pour autant de s'approprier définitivement ce Graal, qui restera toujours, chaque fois qu'il apparaîtra, dans la méprise, libre, inaccessible.

Tableau 2. Le Saint-Graal et son univers mythique et légendaire.

Les états de la Chose par son rapport au symbolique
Les situations où se trouve le Saint-Graal en tant que représentation réelle du corps du Christ

dans les mythes et légendes du Saint-Graal

Son absence dans la parole de Perceval (Chrétien de Troyes).
Sa réduction au rien dans le château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes).
Sa perte

au sein de son propre mystère, lorsque Perceval sort du château du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes).
Son effacement par les aventures des chevaliers de la Table Ronde, notamment de Lancelot (Quête).
Sa passion

de ses mythes et légendes, ainsi que de l'incroyance des chevaliers, notamment de Perceval (Chrétien de Troyes) et Gauvain (Continuation-Gauvain).
Son meurtre pour sauver la vie des croyants (Robert de Boron), de Lancelot (Quête), du père du Roi-Pêcheur (Chrétien de Troyes) et de Perceval (Manessier).
Son éloignement par rapport à ceux qui prétendent l'atteindre (Quête).
Son rapprochement par les entreprises des chevaliers (Quête).
Sa confusion avec ce qu'on raconte sur lui (Wauchier de Denain).
Son ouverture en tant qu'il s'exprime par sa propre parole (Robert de Boron).
Son adéquation à l'attente et les expectatives de ses favoris (Quête).
Sa méprise dans chacune de ses apparitions (Quête et Perlesvaus).

Voici, encore une fois, les douze états où la Chose peut se trouver par son rapport au symbolique. Voici, dans ce cas spécifique, les situations où le Saint-Graal, comme corps du Christ, peut se trouver par son rapport à l'univers symbolique, mythique et légendaire, du Saint-Graal.

En tant que représentation réelle du corps du Christ, le Saint-Graal est ici réellement équivalent au corps du Christ. Tout ce qui se passe avec le Saint-Graal se passe également avec le corps du Christ. Les situations où se trouve le Saint-Graal sont des situations où se trouve aussi le corps du Christ.

N'oubliez pas que la représentation réelle implique la présence de ce qui est représenté. Le terme représenter, nous le prenons ici au sens strict, représenter comme rendre présent. Ainsi, la représentation réelle rend présent ce qu'elle représente. Elle est donc une présentation de la Chose qu'elle représente.

Si le Saint-Graal est vraiment une représentation réelle de la Chose, alors il doit présenter cette Chose, présenter ce corps du Christ en chair et en os.

Si le corps du Christ est la Chose, alors le Saint-Graal, en tant que corps du Christ, est lui aussi la Chose.

Dans la représentation réelle de la Chose, il n'y a aucune distinction, aucune différence, entre la représentation et ce qui est représenté. La représentation n'est pas différente de la Chose qu'elle représente, comme le Saint-Graal n'est pas différent du corps du Christ qu'il représente, comme le vin n'est pas différent du sang du Christ, comme le pain n'est pas non plus différent de la chair du Christ...

Ce que je suis en train de vous dire n'est pas tout à fait exact. Il y a, entre la présence du Christ et sa représentation réelle, une seule différence, une asymétrie logique radicale, à savoir, le Graal représente le corps du Christ, mais celui-ci ne représente pas le Graal. Autrement dit, le Christ est présent dans le Graal, mais celui ci n'est pas présent dans le Christ. Pseudo-Denys l'Aréopagite, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, dirait que le Graal, comme n'importe qu'elle autre chose, participe de Dieu, émane de lui, mais que Dieu n'émane pas du Graal. Dieu ne participe pas de Graal. Il demeure transcendant parce qu'il préexiste au Graal. La fonction de la représentation réelle existante est de présenter la Chose préexistante, mais la fonction de la Chose n'est pas de présenter la représentation réelle qui n'existe pas encore nécessairement lorsque la Chose existe. Voilà pourquoi ce n'est pas vain de concevoir une représentation réelle en plus de la présence de la Chose.

Indépendamment de l'asymétrie que nous venons d'énoncer avec Pseudo-Denys l'Aréopagite, nous devons admettre, comme un mystère, la consubstantiation entre la Chose et sa représentation réelle. En effet, entre le corps du Christ et le Graal, entre la présence de la Chose et sa représentation réelle, il y a nécessairement ce qu'on appelle consubstantiation, comme présence réelle et simultanée du corps et du sang du Christ dans le pain et le vin de l'eucharistie. C'est aussi l'impanation des luthériens, comme coexistence du pain et du corps du Christ dans l'eucharistie. Vous avez là, dans la consubstantiation et l'impanation, deux concepts théologiques pour définir la représentation réelle de la Chose.

D'après notre première thèse, la Chose n'est réellement représentable que par elle-même. Ceci veut dire, nous le savons déjà, qu'il n'y a que la Chose qui puisse représenter réellement la Chose. Il n'y a que le corps du Christ qui puisse représenter réellement le corps du Christ. Pour que le Graal puisse représenter réellement ce corps, le Graal devra être en même temps le corps du Christ.

Pour comprendre jusqu'à ces dernières conséquences que le corps du Christ n'est réellement représentable que par lui-même, oublions maintenant l'asymétrie de Pseudo-Denys l'Aréopagite. Pensons alors sérieusement au fait que la Chose ne soit réellement représentable que par elle-même. Pourquoi serait-il ainsi ? Tout simplement parce que la Chose, dans l'espace réel qu'elle occupe, elle est seulement en présence d'elle même -il n'y a donc rien en présence de la Chose qui ne soit pas la Chose elle-même.

La Chose remplit l'espace réel qu'elle occupe. Là où elle est réellement, elle est toute seule avec elle. Il peut y avoir une autre chose à côté de la Chose, mais là où la Chose est, exactement là, dans l'espace réel qu'elle occupe, il y a seulement la Chose. Conséquemment, là, dans le réel de la Chose, il y a seulement la Chose qui puisse se représenter.

Si dans le réel la Chose n'est qu'en présence d'elle-même et il n'y a que sa présence qui puisse être en présence d'elle même (1.6), c'est parce que le réel de la Chose n'est réel que de la Chose, parce que la Chose n'est réellement que sa présence et parce que là où la Chose est réellement, dans l'espace réel qu'elle occupe, il n'y a d'autre présence que la présence réelle de la Chose.

Là où elle est réellement, la Chose est la Chose est rien d'autre. Elle se montre comme la Chose et comme rien d'autre. Elle se présente réellement ou elle ne se présente pas. C'est pour cela qu'il s'agit du réel. La Chose ne peut apparaître qu'en chair et en os, telle qu'est réellement.

Dans le réel, en tant que réel, la Chose n'est représentable que par ce qu'elle est réellement. Elle n'est donc représentable que par elle-même. La représentation est une présentation.

Si la Chose était, dans le réel, en présence d'une autre chose, alors elle ne serait plus seulement ce qu'elle est réellement, ce qu'elle n'est qu'elle seule, ce qu'elle n'est qu'en présence d'elle-même, ce qui n'est que sa propre présence. Dans le réel, en présence d'une autre chose, la Chose devrait être, en plus d'elle même, ce qu'elle est en présence de l'autre chose. Elle sortirait ainsi d'elle-même, elle sortirai de son réel, elle se dépasserait, elle se déborderait jusqu'au réel de la présence de l'autre chose. Elle deviendrait plus de ce qu'elle est réellement. Elle ne serai plus seulement ce qu'elle est réellement. Elle ne serai plus seulement sa présence, mais aussi sa présence en présence d'une autre chose.

2.2. Pour ne pas se déborder, pour être seulement ce qu'elle est réellement, la Chose ne devra pas sortir de l'espace réel qu'elle remplit, elle devra rester là toute seule avec elle. Pour que sa représentation ne puisse être vraiment qu'une présentation, la Chose devra rester toute seule avec elle, sans aucun intermédiaire possible entre sa présence et sa représentation. La Chose ne pourra être, dans le réel, en présence de rien d'autre qu'elle-même. Elle ne pourra être en présence de rien d'autre qu'elle même qui puisse la représenter sans la présenter. Elle ne pourra pas être non plus, ce qui revient au même, en présence de personne d'autre qu'elle-même qui puisse se la représenter sans la présenter.

J'insiste. La Chose n'est réellement que sa présence. Le réel de la Chose n'est que la présence de la Chose. Dans ce réel, qui n'est réel que de la Chose, il ne pourra donc pas y avoir la présence d'une autre chose que la Chose.

Pour être seulement ce qu'elle est réellement, la Chose restera toute seule dans l'espace réel qu'elle occupe. Où elle sera, dans son réel, il n'y aura qu'elle, il n'y aura que son réel, pour la représenter et pour être en présence de sa représentation. La consistance réelle de la Chose remplira totalement le réel qui sera son réel. Il ne restera aucun vide où puisse apparaître quoi que ce soit de non-réel, voir autre chose que la Chose, autre chose que le réel de la Chose.

La Chose reste toute seule en présence d'elle-même, en présence de sa propre représentation réelle, qui la présente en la représentant. Puisque la Chose est toute seule en sa présence, ou en présence de sa représentation réelle, alors cette représentation n'est que pour elle-même, dans la mesure où elle présente la Chose qui ne pourra être qu'en présence d'elle-même. En effet, si la représentation réelle de la Chose est une présentation de la Chose (1.1), et si dans le réel il n'y a que la présence de la Chose qui puisse être en présence de la Chose (1.6), alors la Chose n'est réellement représentable que pour elle-même.

2.3. La Chose n'est réellement représentable que par elle-même et pour elle-même. Si le Saint-Graal est vraiment la représentation réelle du Christ, si la présence du Saint-Graal est donc la présence du Christ en chair et en os, alors le Saint-Graal ne pourra être qu'en présence de lui-même, voir en présence du Christ. La Chose n'est ainsi réellement représentable que par la Chose et pour la Chose. Elle n'est représentable par rien d'autre qu'elle-même et pour personne d'autre qu'elle-même.

La Chose est la seule représentation réelle de la Chose pour la Chose. Par conséquent, si la Chose était réellement représentée pour moi, alors je serais la Chose, à l'occasion le corps du Christ. En effet, lorsque ce corps est réellement présent pour nous, alors "nous ne formons qu'un seul corps dans le Christ"1. C'est la communion entre les croyants et le corps du Christ, moyennant l'Eucharistie. C'est une communion où la présence, le corps réel, et ces deux représentations réelles, la hostie et l'Église, sont "identifiables" -comme le remarque François Regnault-, et non pas simplement "substituables" -comme ce serait le cas entre les représentations imaginaire, symbolique et réelle de la Chose, en tant "qu'aspects du noeud borroméen"2.

Dans la communion, le Saint-Graal joue un rôle principal. Ainsi, nous lisons chez Paul : "La coupe de bénédiction que nous bénissions n'est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il n'y a qu'un pain, à nous tous nous ne formons qu'un corps, car tous nous avons part à ce pain unique"3. Il y a donc une confusion, par l'intermédiaire de ce pain et du Saint-Graal, entre notre corps et celui du Christ. Ce qui n'est pas surprenant. Puisque la Chose n'est qu'en présence d'elle-même, alors, si elle est en présence de nous, en vertu de sa représentation réelle, ceci veut dire que nous sommes la Chose.

Nous avons appris déjà que la Chose n'est dans le réel qu'en présence d'elle même. Nous avons déduit également que la Chose, puisqu'elle n'est qu'en présence d'elle même, elle n'est réellement représentable que pour elle-même. Nous avons remarquer ensuite que si la Chose n'est réellement représentable que pour elle-même, alors, pour qu'elle puisse être réellement représentable pour nous, nous devrons nous confondre avec elle. Finalement, nous comprenons que pour que nous soyons distincts de la Chose, elle devra être, elle, la Chose, irreprésentable pour nous. C'est logique. Puisque la Chose n'est réellement représentable que pour elle-même (2.2), alors il n'y aura aucune distinction entre la Chose et celui pour qui la Chose est réellement représentable. Pour que nous puissions être distincts de la Chose, elle devra être réellement irreprésentable pour nous.

2.4. Pour que nous puissions être distincts de la Chose, elle devra être réellement irreprésentable pour nous. Autrement dit, pour ne pas être la Chose, nous devrons perdre la Chose.

Nous voyons que la Chose n'est pas une chose qu'on puisse avoir. Lorsque nous avons la Chose, nous sommes la Chose. C'est la mort ou la folie. Pour ne pas mourir, pour ne pas sombrer dans la folie, pour ne pas être la Chose, nous ne devons pas avoir la Chose. Nous devons la perdre. La Chose doit être perdue pour nous.

À l'exception du divin Perceval de Manessier, qui finit par se confondre avec la Chose et monter avec elle dans le ciel, pour les autres chevaliers de la Table Ronde, qui ne sont que des humains et des terriens comme nous, la Chose était perdue pour toujours et depuis toujours. Malgré quelques épisodes hallucinatoires aigus, les chevaliers manquaient de la Chose. Ils devaient donc la chercher. Or, pour la chercher, il devaient ne pas la trouver, sinon ils auraient cesser de la chercher et ils auraient dû être aussitôt enfermés dans un hôpital psychiatrique.

Pour être ce qui est cherché, la Chose devait être ce qui était perdu, ce qui ne se trouvait pas. Si la Chose n'avait pas été introuvable, elle n'aurait pas été ce qu'elle été pour les chevaliers, ce qu'elle est sera pour nous dans ce cours, ce qui est cherché.

Bien entendu, pour trouver la Chose, il suffisait de la prendre et de la comprendre, il suffisait donc de résoudre son mystère, le mystère du Graal. Cependant, à l'exception de ce fou chronique et illuminé qui est le Perceval de Manessier, il n'y a pas eu un seul chevalier qui puisse vraiment résoudre le mystère du Graal. La quête finit lorsque le Graal, comme le Christ qu'il représente, fut "emporté dans le ciel" par une main mystérieuse, "et personne, depuis lors, n'a eu assez d'audace pour prétendre avoir vu le Saint-Graal"4.

Les derniers humains raisonnables qui eurent le plaisir de voir le Saint-Graal, en tant que présentation et représentation du corps du Christ, furent donc les chevaliers de la Table Ronde. Il ne virent le Saint-Graal que pendant quelques épisodes hallucinatoires aigus. Après il cessèrent de le voir. Ces chevaliers ont été les derniers qui ont vu le Graal, il ne s'agissait que d'une hallucination, ils ont vu très peu, ils n'ont rien compris, ils n'ont pas été capables de prendre et retenir ce qu'ils voyaient, et ce fut il y a très longtemps, et en plus, et ceci est le plus grave pour nous, ces chevaliers n'ont même pas existé, il ne sont que des personnages fabuleux.

Les derniers humains qui virent le Saint-Graal, en plus d'halluciner..., ils n'existèrent même pas. Si personne, depuis lors, n'a eu assez d'audace pour prétendre avoir vu le Saint-Graal, c'est peut-être parce que personne ne l'a jamais vu. Ce n'est pas sûr, bien entendu, mais c'est plus que probable.

Vraisemblablement, notre représentation réelle de la Chose n'a jamais existé. Voilà qu'elle est perdue aussi pour nous.

Hélas! Notre Chose est perdue.

Mais non! Nous ne sommes pas en mesure de perdre le sujet de notre enseignement. Nous devons le soutenir. Nous ne pouvons pas permettre qu'il s'enfonce dans le néant. Sauvons-le! Croyons! C'est une question de foi, nous le savons déjà.

Pour ma part, je peux toujours faire mon Credo, ma profession de foi : "Je crois qu'il y a eu vraiment un Saint-Graal..." Or, même si j'arrivais à croire ça, mes yeux seraient déjà très ouverts et je devrais reconnaître au moins que le Saint-Graal fut à toujours perdu même pour des chevaliers visionnaires qui n'existèrent pas. En pareil cas, ma croyance pourrait s'énoncer clairement dans les termes suivants : "je crois à l'existence d'une Chose", ici le Saint-Graal, "qui a été perdue même pour des sujets inexistants comme les chevaliers visionnaires de la Table Ronde".

Ce à quoi je crois, n'est qu'une Chose qui a été invariablement absente pour nous et pour tous les gens raisonnables, absente même pour les absents visionnaires lorsqu'ils n'avaient pas des visions, lorsqu'ils devenaient un peu raisonnables.

Je crois que la Chose existe, je crois donc à une chose existante, mais absente pour la raison, présente seulement pour ma croyance, ainsi que pour elle-même, pour les fous et pour les morts qui ont finit par se confondre avec elle-même.

Si nous acceptons désormais, comme ce qui va de soi, que nous sommes ici tous raisonnables, alors ce à quoi je crois sera une Chose irreprésentable pour nous en tant que telle, dans une représentation réelle. Oui, la Chose existe, elle a même sa représentation réelle, mais seulement pour elle-même et pour ceux qui se confondent avec elle. En tant que Chose, elle n'a aucune existence pour nous, dans la mesure où nous ne sommes pas confondus avec elle. Il n'y a donc aucune représentation réelle de la Chose pour nous. La Chose est enfermée en soi, en présence d'elle-même et de rien d'autre, et de personne d'autre.

Je vous invite donc à croire, messieurs et mesdames, à une Chose qui ne pourra pas être représentée pour nous de manière réelle. Je vous invite à croire à une Chose qui pourra être seulement représentée pour nous de manière non-réelle, pour autant que sa représentation réelle ne pourra être présente que pour elle et pour ceux qui veuillent se confondre avec elle.

La Chose à laquelle je vous invite à croire, cette Chose est distincte de nous, dans la mesure où nous sommes raisonnables. En outre, elle est réellement irreprésentable pour nous. Alors, si vous me croyais qu'elle existe, vous accepteraient qu'elle ne soit représentable pour nous que d'une manière non réelle. Puisque la Chose n'est réellement représentable que pour elle-même (2.2), alors, si elle est distincte de nous (2.3), elle ne pourra pas être présente pour nous, en tant que Chose, dans une représentation réelle. Elle sera seulement représentable pour nous de manière non-réelle. Et pourtant, nous pouvons toujours croire qu'elle existe réellement, croire à son existence, croire à sa présence réelle sans aucune représentation réelle devant nous, sans aucune preuve, sans le moindre indice d'existence qui puisse justifier notre croyance. Croire sans raison, comme il faut croire.

Voilà une croyance pure et simple. Je crois à l'existence du Graal, seulement à son existence abstraite, à sa présence réelle isolée, hors de portée, réellement irreprésentable pour nous.

2.5. La croyance pure et simple se trouve à un pas de l'incroyance. Faisons ce pas... Nous l'avons déjà fait, d'ailleurs, lorsque nous avons traité, il y a une semaine, à propos de la perte de la Chose dans l'objet, ou la perte de la présence du corps du Christ dans sa représentation réelle, dans le Saint-Graal. Cependant, nous avons revenu alors en arrière. Ce n'était pas encore le moment de l'incroyance.

Maintenant c'est le moment de l'incroyance. Puisque nos yeux sont déjà très ouverts, et puisqu'ils ne sont pas le yeux de Bartimée, nous devons reconnaître que pour nous le corps du Christ n'est pas le Graal, qu'il est perdu pour nous dans le Graal, de même que le Graal fut perdu pour les chevaliers inexistants dans les mythes et légendes médiévales que nous connaissons.

Le Graal n'est pas le Christ. Le Graal est en or et en pierres précieuses, alors que le Christ est en chair et en os. L'or n'est pas une sorte de chair. L'os n'est pas une pierre précieuse. La matière du Graal n'est donc pas celle du corps du Christ. Sa forme non plus. Le Graal n'a pas de tête ni de jambes. En outre, il n'a pas été cloué à la croix. Le Graal n'est donc pas le Christ. Il ne le représente pas réellement pour nous. En effet, pour nous, pour autant que nous ne sommes pas des fous, le Graal n'est pas une représentation réelle de la Chose, il n'est pas une représentation qui puisse présenter ce qu'elle représente.

Normalement, pour nous, le Graal n'est qu'une représentation non-réelle de la Chose. Et cette représentation non-réelle ne comporte pas la présence de la Chose.

Hors du réel, dans notre réalité, dans notre normalité, une représentation, nous le savons bien, n'est pas une présentation. Nous arrivons ainsi à la cinquième thèse de la journée : puisque la Chose n'est représentable pour nous que de manière non-réelle (2.4), et puisque la Chose n'est représentable, de manière non-réelle, que par autre chose (2), alors la Chose n'est représentable pour nous que par autre chose. La Chose est donc absente pour nous. Chez Lacan, nous trouvons le développement de cette thèse dans le séminaire sur l'Éthique de la psychanalyse5.

2.6. Pour nous, la Chose est absente, elle n'est pas réellement représentable, elle n'est représentable que de manière non-réelle, par une autre chose qu'elle-même.

Ce qu'il y a pour nous, à la place de la Chose, c'est une autre chose. Ce qu'il y a pour nous, à la place du Christ, ce n'est pas le Christ en chair et en os, mais une autre chose, une représentation non-réelle du Christ, par exemple une peinture ou un sculpture, une représentation imaginaire de ce Christ. Ce qu'il y a pour nous, à la place du Christ, c'est la manière dont nous l'imaginons, c'est-à-dire une simple image du Christ, une image qui n'a rien à voir, d'ailleurs, avec un Christ qui n'avait même pas les cheveux longs, si nous croyons ce que Paul nous suggère -lorsqu'il écrit que "l'homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image et le reflet de Dieu"6, et que c'est "une honte pour l'homme de porter les cheveux longs"7.

Même avec les cheveux courts, une image peinte ou sculptée du Christ n'a rien à voir avec le Christ. Plus précisément, l'image du Christ n'a rien a voir matériellement avec le Christ, malgré toute ressemblance formelle. Matériellement, notre Christ qui est aux cieux est la Chose, mais notre image de ce Christ est une autre chose, elle n'est qu'une chose du monde. Si cette chose peut ressembler dans sa forme humaine au Christ, par exemple par le fait d'avoir une tête, ce n'est pas au fils de Dieu singulier et matériel qu'elle ressemble. Cette chose ressemble plutôt à ce qu'il y a de mondain ou d'humain dans le Christ, comme c'est le cas de la tête. D'une manière plus générale, une image peinte du Christ, comme n'importe quelle autre chose du monde, n'est pas faite à l'image matérielle de Dieu, ou de ce qu'il y a de singulièrement divin dans le Christ, mais elle est faite d'après l'image formelle du Fils de Dieu qui est la parole et la raison, le Logos d'Origène que nous rencontrons dans toutes les choses, dans toutes les formes, comprise celle de n'importe quel corps humain.

Le Fils matériel de Dieu, le Christ singulier au corps divin et non pas la généralité formelle de sa parole ou de sa raison ou de la forme humaine de son corps, ce Fils unique matériel, en chair et en os, ne pourra pas être réellement représenté pour nous. Il ne sera pas présent pour nous tel qu'il est, en chair et en os, dans une représentation réelle, mais il sera présent en marbre, en bois ou en huile sur toile, dans une sculpture ou dans une peinture, c'est-à-dire dans une représentation imaginaire. En tant que Chose qui n'est représentable pour nous que de manière non-réelle (2.4) et par une autre chose qu'elle-même (2.5), le corps du Christ ne pourra être représenté pour nous, de manière non-réelle, que par autre chose que lui même. Ce que cette autre chose présentera pour nous, ce sera uniquement notre image du corps du Christ, une représentation imaginaire de ce corps, voire une autre chose que la Chose, une autre chose que le corps réel du Christ (1.2).

Pour nous, la Chose n'est représentable que de manière imaginaire. Cette représentation de la Chose, on ne saurait trop insister sur ceci, n'est pas la Chose, mais une autre chose que nous devons situer dans l'imaginaire, c'est-à-dire à l'extérieur du réel de la Chose, en dehors de cet espace réel que la présence de la Chose remplit totalement.

2.7. La Chose est sa représentation réelle, mais elle n'est pas sa représentation imaginaire. Le corps du Christ est sa présence réelle en chair et en os, mais il n'est pas son image en marbre, en bois ou en huile sur toile. Ce qui est réel est ce qu'il est, mais non pas l'image de ce qu'il est.

La représentation imaginaire du corps du Christ ressemble certainement à la présence réelle du corps du Christ. Une représentation imaginaire du corps du Christ, soit dans la peinture, dans la sculpture ou dans le cinéma, présente deux jambes et deux bras, une tête et un visage avec un nez, une bouche et deux yeux, de même que la présence réelle de ce corps.

Qu'est-ce qu'il y a entre la présence réelle et la représentation imaginaire du corps du Christ, pour que la représentation imaginaire puisse représenter la présence réelle ? Ce qu'il y a entre les deux c'est de la ressemblance. Nous conjecturons qu'il y a une certaine ressemblance entre le Christ et une peinture du Christ. Nous supposons qu'il y a au mieux de la ressemblance, mais seulement de la ressemblance. Si nous ne sommes pas croyants et nous ne prions pas devant des images religieuses, le plus que nous pourrons concéder c'est que ces images sont peut-être semblables à ce qu'elle représentent.

Entre la Chose réelle et l'autre chose imaginaire qui la représente il n'y a que de la ressemblance. Rien d'autre. Seulement de la ressemblance ou de la similitude.

Sachant que la représentation imaginaire doit au moins ressembler à la présence réelle, est-il exact de considérer un graal comme une représentation imaginaire du corps du Christ ? Non, évidemment. Le graal n'a pas l'apparence humaine du Christ. Il ne ressemble en rien à ce qu'il représente. Il n'est donc même pas une représentation imaginaire.

Rien ne reste du Christ dans le graal. Rien, même pas sa forme, son image ou son apparence humaine. Mais encore moins sa matière, sa présence réelle en chair et en os, pour autant que le graal n'est plus pour nous la représentation réelle de la Chose, qui présente ce qu'elle représente.

Rien ne reste du corps du Christ dans un graal. Sa matière est perdue, sa forme est aussi perdue. La perte est totale. Dans une peinture du corps du Christ, la perte affectait surtout la matière de ce corps. Par contre, dans le graal, la forme est également perdue. Tout est à toujours perdu, le graal ne nous retournera jamais la présence réelle.

Si le Graal fut à toujours perdu pour des chevaliers inexistants ; de même, la présence de la Chose, ou la présentation en chair et en os du corps du Christ, est aussi à toujours perdue pour nous dans sa présentation inexistante, en or et en pierres précieuses, que nous désignons comme Saint-Graal. Mais, si je croyais avant à un Saint-Graal existant, si je croyais donc à son existence, pourquoi est-ce que je qualifie maintenant d'inexistant le Saint-Graal ? Pourquoi serait-il inexistant ? Il serait inexistant précisément par le fait de ne plus présenter le corps du Christ en forme et en matière, en chair et en os, dans la mesure où le propre du Saint-Graal est le fait de présenter le corps du Christ. S'il ne le présente pas, alors il n'est pas le Saint-Graal, il n'existe donc pas en tant que Saint-Graal.

La christianisation du Saint-Graal, ce procès par lequel il arrive à représenter réellement le corps du Christ, coïncide avec le procès par lequel un nom commun, celui du graal chez Chrétien de Troyes et au douzième siècle, devient un nom propre, le Saint-Graal du treizième siècle. La présentation du corps du Christ, sa présentation formelle et matérielle, est ce par quoi un récipient est le Saint-Graal -ce nom propre avec article défini et majuscule- et non pas un graal -ce nom commun avec article indéfini et minuscule.

Si un graal ne présente pas formellement et matériellement le corps du Christ qu'il représente, alors il n'est pas le Saint-Graal. Il suffit de constater que le Saint-Graal ne présente pas ainsi le corps du Christ pour cesser de croire à son existence. Il suffit de constater que l'or n'est pas de la chair et que l'os n'est pas une pierre précieuse, et que la forme du récipient n'est pas celle du corps humain, pour cesser de croire à l'existence du Saint-Graal en tant que présence réelle du corps du Christ.

Certes, pour défendre l'existence du Saint-Graal en tant que représentation réelle, je peux toujours, comme Gauvain, "ne pas savoir de quelle matière le graal est fait", décider que "ce n'est ni bois ni métal d'aucune sorte, pas davantage pierre, corne ou os"8. Mais il reste la forme, et qu'est-ce que je pourrais faire avec la forme ? Comment pourrais-je me représenter le corps du Christ sous la forme du Saint-Graal ?

Bien entendu, le plus raisonnable c'est de croire à l'existence d'un graal qui ne serait que le représentant symbolique du corps du Christ, le représentant en forme de récipient, en or et en pierres précieuses, de la présence en forme humaine, en chair et en os, du corps du Christ. Rien m'empêche de croire cela. Il suffit de décider qu'un graal, un récipient, n'importe lequel, représente pour moi symboliquement le corps du Christ. Alors ce corps aura un nouveau représentant, aussi légitime que tous ses autres représentants : le pain, la hostie, le vin, Joseph d'Arimathé, le Roi-Pêcheur ou Perceval.

Symboliquement, le corps du Christ pourra être représenté par n'importe qui et par n'importe quoi, sauf par lui-même. Et pourquoi pas par lui-même ? Parce que s'il était représenté par lui-même, le corps du Christ ne serait plus précisément son représentant symbolique, mais sa présentation, voire sa représentation réelle, une présence qui n'aurait plus besoin pour nous de la médiation d'un représentant symbolique.

De manière symbolique, n'importe qui et n'importe quoi peut représenter pour nous le corps du Christ. Il ne faut pas qu'il y ait, dans ce représentant symbolique, une matière en commun ou une ressemblance formelle avec ce qu'il représente. Il suffit de choisir quelque chose pour qu'elle représente le corps du Christ. Le choix est arbitraire. Le rapport entre le représentant symbolique et ce qui est représenté sera donc, pour nous, un rapport arbitraire. Bien que Lacan n'accepte pas cette dénomination, qui "n'est pas -dit-il- ce qui convient"9, je vous prie de la tolérer comme ce qu'elle est, comme une inconvenance dont on ne peut aucunement se passer, faute d'un autre concept qu'on puisse mettre à sa place -celui d'arbitrage, proposé par Lacan, occupera une autre place. Restons alors avec le rapport arbitraire entre le représentant symbolique et ce qu'il représente. Ce rapport ne sera pas de ressemblance, comme le rapport entre la représentation imaginaire et ce qu'elle représente. Il ne sera pas non plus d'identité, comme le rapport entre la représentation réelle et ce qu'elle représente. Il ne sera qu'un rapport arbitraire, ce qui ne veut pas dire pour autant une absence de rapport. Il y aura un rapport, et ce rapport est au centre de notre enseignement.

Il y a un rapport entre le représentant symbolique et ce qu'il représente. Par exemple, un graal peut représenter le corps du Christ, soit métaphoriquement -par une substitution pour le moment analogique-, comme contenant du sang du Christ, soit métonymiquement -par une combinaison ou relation de contiguïté-, parce qu'il contient la hostie, la chair du Christ, parce que celui-ci l'utilisa dans le dernier repas, ainsi qu'il eut pour lui "une telle prédilection qu'il l'honora de son sang le jour où il fut crucifié"10. Ensuite, le corps du Christ pourra être représentée par la succession métonymique de tous les détenteurs du graal, Joseph d'Arimathée, le Roi-Pêcheur, Perceval. Nous pouvons remonter, dans cette succession, jusqu'à Dieu le Père, pour autant qu'il est représenté par le Christ qui est représenté à son tour par le graal qui est représenté à son tour par chacun de ses détenteurs.

Insistons : de manière symbolique, n'importe qui ou n'importe quoi peut représenter pour nous le corps du Christ. Ainsi donc, un récipient quelconque, et pas nécessairement un graal, peut représenter symboliquement le corps du Christ. Or, ce que le récipient représente, est-ce vraiment ce corps ou seulement notre représentation imaginaire de ce corps, voire une image de ce corps ? Autrement dit, ce que le récipient représente, est-ce la Chose ou ce qu'on imagine ou on se représente à propos de la Chose ? Même si j'étais Joseph et j'avais eu le plaisir de connaître personnellement Jésus, ce que mon récipient représenterait, ce serait le corps de Jésus ou mon souvenir de ce corps ?

Le corps du Christ que le récipient représente symboliquement, est-il la Chose réelle ou plutôt une représentation de la Chose ? Si vous pensez au corps du Christ que le récipient représente, à quoi pensez-vous ? Qu'est-ce que vous imaginez ? Puisque vous imaginez sûrement un corps. Moi, par exemple, j'imagine le corps tourmenté, crispé, convulsé d'un Christ de Grünewald.

Évidemment, un récipient qui représente symboliquement pour nous le corps du Christ, ce récipient ne représente qu'une image de ce corps, voire une représentation imaginaire. De manière symbolique, le récipient ne représente qu'une représentation imaginaire. Le Graal, comme symbole, n'est pas le représentant de la Chose qui est le corps du Christ, mais le représentant d'autre chose, voire le représentant symbolique de la représentation imaginaire de cette Chose. Ainsi donc, ce dont un graal constitue le représentant symbolique n'est pas la présence réelle du corps du Christ, mais sa représentation imaginaire (2.6). Le représentant symbolique ne représente pas la Chose, mais autre chose que la Chose. Le représentant symbolique représente la représentation imaginaire de la Chose. Nous l'appelons ainsi le représentant d'une représentation, le repräsentanz d'une Vorstellung, voire le Vorstellungsrepräsentanz de Freud, qui intéresse autant Jacques Lacan11 et sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

2.8. C'est le moment d'introduire un tableau qui va nous permettre, dans chacune de ses variantes, de systématiser nos idées, en les réduisant à sa plus simple expression. Vous avez maintenant là, dans ce tableau, les trois différentes manières de représenter que nous avons distingué aujourd'hui :

Tableau 3. Représenter le corps du Christ.

Représentation réelle Représentation imaginaire Représentant symbolique
La Chose Une autre chose Un symbole
Le Saint-Graal Une image du Christ Un graal
Présence de la forme et de la matière de ce qui est représenté Présence de la forme de ce qui est représenté Rien ne reste de ce qui est représenté
Rapport d'identité entre la représentation réelle et ce qui est représenté Rapport de ressemblance entre la représentation et ce qui est représenté Rapport arbitraire entre le représentant et ce qui est représenté

Nous avons distingué trois différentes manières de représenter la Chose. Une représentation réelle, qui présente en forme et en matière ce qu'elle représente ; une représentation imaginaire, qui ne fait au mieux que présenter en forme et non pas en matière ce qu'elle représente ; et un représentant symbolique, qui représente la représentation imaginaire, mais qu'il ne présente rien de ce qu'il représente.

Nous savons déjà les sortes de rapport qu'il y a entre ce qui est représenté et chacune des manières de le représenter. Si la représentation est réelle, ce sera un rapport d'identité ; si la représentation est imaginaire, ce sera un rapport de ressemblance ; et s'il s'agit d'un représentant symbolique, alors ce sera un rapport arbitraire.

Si nous considérons que le corps du Christ est la Chose, alors nous pourrons le représenter de trois manières différentes. Premièrement par une autre chose qui lui ressemble, par une image ou une représentation imaginaire, tel que nous l'imaginons, à partir des films, des sculptures, des peintures ou des convictions esthétiques personnelles. Ensuite, par un représentant symbolique arbitraire de cette représentation imaginaire, un symbole qui n'aura pas nécessairement aucune ressemblance avec ce qu'il représente, puisqu'il ne sera qu'un symbole arbitraire, soit une croix, ou bien une bougie ou un récipient, un graal qui n'aura d'autre valeur que d'être le symbole du corps du Christ. Finalement, par une représentation réelle, une représentation qui est identique à ce qu'elle présente, une représentation qui présente donc ce qu'elle représente, comme c'est le cas du Saint-Graal qui saigne, bouge, parle et monte dans le ciel comme s'il était réellement le Christ, ce qu'il est d'ailleurs réellement, du moins pour les fous et pour les croyants du moyen âge.

Le Saint-Graal, en tant que représentation réelle de la Chose, nous a permis de présenter la Chose dans les différentes situations où nous devrons l'étudier le long du semestre. Une représentation imaginaire de la Chose, comme une peinture du Christ, ne serait utile pour introduire la Chose, dans la mesure où elle est autre chose que la Chose. Encore moins utile aurait été de traiter le graal, d'une manière assez raisonnable, en tant que représentant symbolique de la Chose, pour autant qu'il est, comme symbole, à peine le représentant d'une autre chose de la Chose.

Uniquement une représentation réelle de la Chose peut nous permettre d'accéder à la Chose en tant que telle. Or, nous reconnaissons, bien entendu, que l'idée même d'une représentation réelle est tout à fait contestable. Elle n'est soutenable que par la croyance, ou par la folie. En tout cas, elle n'est pas rationnelle.

Nous acceptons, avec Tertullien12, que Jérusalem et Athènes n'ont rien à faire ensemble, qu'il n'y a "rien de commun entre l'église et l'académie". Et puisque nous sommes dans un cadre académique où nous ne pouvons pas nous permettre aucune "simplicité de coeur", où nous devons nous soumettre à l'empire de la raison athénienne et non pas à celui de la foi de Jérusalem, je ne peut vous demander que d'accomplir cette "dernière démarche de la raison", en suivant votre cher Pascal, en laissant à cette raison qu'elle reconnaisse une "chose" qui la "surpasse"13, à savoir, la Chose qui se représente réellement.

Ce que je vous propose, depuis la semaine dernière, c'est de croire qu'il peut y avoir une Chose et une représentation réelle de la Chose. Je vous propose de croire. Je ne vous propose pas de voir la Chose ni d'avoir la représentation réelle de la Chose. Ceci équivaudrait, pour ainsi dire, à vous proposer de glisser vers la folie, ce qui serait absolument irresponsable de ma part.

Pour avoir une représentation réelle de la Chose, nous devrons avoir littéralement une hallucination de la Chose. Nous devrons ainsi nous confondre avec la Chose. Pourquoi ? Parce que la représentation réelle comporterait une présence de la Chose, et cette présence de la Chose serait en nous, confondue avec nous, dans notre intérieur, où l'hallucination aurait lieu, où la représentation réelle aurait lieu.

Puisque la Chose n'est réellement représentable que par elle-même et pour elle-même, alors, pour avoir cette représentation réelle de la Chose, nous devons nous confondre avec la Chose et avec sa représentation réelle. Ainsi donc, pour avoir une représentation réelle du corps du Christ, nous devons nous confondre avec ce corps et avec sa représentation réelle, avec le Saint-Graal. Si nous sommes distincts du corps du Christ, en tant que Chose, alors celui-ci n'est pas réellement représentable pour nous (2.4). Il est absent pour nous, il n'est représentable pour nous que par une autre chose que lui-même (2.5), par une autre chose que la Chose. Il est seulement représentable pour nous de manière imaginaire, par une représentation telle qu'un icône (2.6), laquelle sera ensuite représentée d'une manière symbolique, par un représentant tel que le graal, qui ne représente donc pas la chose, mais autre chose que la Chose (2.7).


1 Paul, Épître aux Romains, 12.5.

2 Regnault, F. 1987. "Le corps mystique", op. cit., p. 73.

3 Paul, Première épître aux Corinthiens, 10.16.

4 Anonyme, 1220, La quête du Saint-Graal, E. Baumgartner (traduction en français moderne), H. Champion, Paris, 1983, p. 246.

5 Lacan, J. 1960. "Séminaire du 03.02.60", in L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, pp. 155-157.

6 Paul, Première épître aux Corinthiens, 11.6, Op. cit., p. 1519.

7 Ibid., 11.14, p. 1520.

8 Anonyme, 1230, Lancelot du Lac, M.-L. Ollier (trad.), Paris, Le livre de poche, 1999, 144, p. 713.

9 Lacan, J. 1973. "Séance du 09.01.73", in Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 41.

10 Anonyme, 1220, Première continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), Op. cit., vers 7500, p. 495.

11 Lacan, J. 1959-60. "Séminaires du 23.12.59, du 20.01.60 et du 27.01.60", in L'éthique de la psychanalyse, Op. cit., pp. 88, 122, 143.

12 Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, P. de Labriolle (trad.), Cerf, Paris, 1957, VIII, 9-10, p. 98.

13 Pascal, 1670, Pensées, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, fragment 267, p. 126.