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LA CHOSE DE FREUD ET LACAN : COURS DE DAVID PAVON CUELLAR A L'UNIVERSITE DE PARIS VIII (2003-2004) http://www.ding.fr.tc
3. "Le corps du Christ" :
la Chose absente dans la parole
Le rapport entre la parole et la Chose, comme celui qui existe entre un récipient quelconque et le corps du Christ, est un rapport arbitraire. En outre, la parole, comme représentant symbolique de la Chose, ne représente la Chose ainsi, arbitrairement, qu'au moyen d'une autre chose : la représentation imaginaire de la Chose. En effet, lorsque nous parlons du corps du Christ, ce dont nous parlons, nous le savons déjà, n'est pas la présence réelle du corps du Christ, mais seulement notre représentation imaginaire de ce corps, une image, comme celle d'une peinture, d'une sculpture ou d'un film.
Si la représentation imaginaire peut ressembler au moins dans sa forme à ce qu'elle représente, le représentant symbolique, par contre, n'a qu'un rapport arbitraire à la Chose et à sa représentation imaginaire. Entre un corps humain et un graal, entre l'image de ce corps et des lettres imprimées ou des sons articulés, il n'y a pas, bien entendu, la moindre similitude formelle, et encore moins une identité matérielle, comme celle que nous observons entre la Chose et sa représentation réelle, entre le corps du Christ et le Saint-Graal..
Il semble qu'entre la Chose et un représentant symbolique de la Chose, comme c'est le cas de la parole, il n'y a rien en commun. La Chose et la parole, séparées par l'abîme insondable de l'arbitraire, n'ont apparemment rien à voir l'une avec l'autre. Il n'est pas étonnant alors qu'on ne puisse aucunement parler de la Chose, mais seulement de l'autre chose qui est sa représentation imaginaire.
Aucune chose dont on parle, aucune représentation imaginaire de la Chose, ne sera la Chose, la Chose qui est absente dans son représentant symbolique, la Chose qui est donc absente dans la parole, cette Chose dont on parle sans y parvenir, puisqu'on finit toujours par parler d'autre chose lorsqu'on parle de la Chose. Et pourtant, il importe bien de savoir qu'on parle toujours de la Chose, mais seulement en parlant d'autre chose.
Nous arrivons ici à la thèse principale que nous discuterons aujourd'hui : la Chose est absente dans la parole ; d'ailleurs, on ne parle jamais que d'autre chose pour parler de la Chose. On pourrait dire aussi : le corps du Christ est absent dans un graal quelconque ; d'ailleurs, un graal quelconque ne représente jamais qu'autre chose, voire une représentation imaginaire du corps du Christ, pour représenter symboliquement la présence réelle du corps du Christ.
Cette idée nous la trouvons chez Lacan en 1971, dans le séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant1. Or, il ne s'agit pas exactement, dans la formulation lacanienne originale, de la Chose en tant que telle, mais en tant que l'achose, un concept que je n'introduirai que la semaine prochaine, en même temps que l'objet a. Pour le moment, avant d'introduire ces deux concepts, nous allons entreprendre enfin l'exploration du rapport entre la Chose et la parole.
3.1. Commençons par une drôle de constatation : lorsqu'on parle, on parle de la Chose. Impossible de ne pas en parler.
On doit toujours parler de la Chose. En fait, on parle toujours de la Chose. Elle est le sujet à perpétuité de notre parole.
Nous parlons pour parler de la Chose. Indépendamment des choses dont nous parlons à chaque moment, la Chose est ce dont nous parlons sans cesse, jusqu'à la mort. Pendant que nous vivons, si nous parlons, c'est parce que nous parlons de la Chose et parce que nous devons parler pour en parler.
La Chose, quels qu'en soient les modes et les déguisements, est ce à quoi se réfèrent en dernière instance chacune des parties composantes de notre parole. Ces parties, que nous désignerons comme locutions (du latin loqui, 'parler'), sont invariablement des jugements concernant la Chose.
Il n'y a pas de locution qui puisse avoir un sens et qui ne soit pas un jugement concernant la Chose. Parler, c'est juger la Chose, toujours la même Chose, en la jugeant chaque fois d'une manière différente, d'où il s'ensuit que la Chose est ce qui demeure identique à lui-même lorsqu'on parle, dans tous les jugements.
À suivre Freud dans l'Esquisse, de 1895, la Chose, das Ding, est la "fraction constante" du jugement2. De cette manière, la Chose est liée au neurone a, lequel, dans tous les jugements, correspond à ce qui "demeure généralement pareil à lui-même" (gleichbleibt, soit gleich : 'même', 'égal' ou 'pareil' ; et bleiben : 'rester'). La Chose, ainsi liée au neurone a, est définie par contraste avec ses différents "prédicats" (Prädikat), situées dans la "neurone b, qui, la plupart du temps, est variable"3.
La représentation réelle de la Chose freudienne, comme ce qui demeure pareil à lui-même dans tous nos jugements, nous pouvons l'identifier par la lettre a. Nous pouvons discerner aussi par la lettre b, soit b1, b2, b3..., les différents prédicats des jugements ou des locutions, qui déterminent la singularité des autres choses dont on parle, ou des différentes représentations imaginaires de la même Chose dont on ne cesse pas de parler. Nous aurons ainsi : parole = locutionb1 + locutionb2 + locutionb3 + locutionbn , des locutions qui représentent symboliquement (a + b1) + (a + b2) + (a + b3) + (a + bn) .
Nous retrouvons ici, avec Freud, "l'identité" et la "similarité" (die Identität et die Ähnlichkeit), c'est-à-dire la représentation réelle toujours identique à ce qu'elle représente, soit la lettre a, et la représentation imaginaire formellement semblable à ce qu'elle représente, soit a + b, où a indique une certaine identité seulement formelle et non pas matérielle, et b une variabilité aussi bien formelle que matérielle.
Posons maintenant que : b + a = une autre + chose = une autre chose que la Chose = une chose dont on parle à un moment donné = une représentation imaginaire de cette Chose, a, dont on ne cesse pas de parler. Si nous prenons une chose dont on parle, une autre chose que la Chose dont on parle toujours, une autre chose, n'importe laquelle, nous pouvons ainsi décomposer l'expression "une autre chose" en considérant "une autre" comme la lettre b, toujours autre, toujours variable, et "chose" comme la lettre a, toujours la même, toujours identique à elle-même.
Il convient finalement d'ordonner la Chose, les autres choses et la parole dans notre cadre :
Tableau 4. La Chose freudienne (1895) dont on parle toujours
Grâce à cette lettre a, nous arrivons à pressentir déjà la notion de la Chose, telle que Lacan la conçoit en 1959, comme "ce qui se répète, ce qui revient, et nous garantit de revenir toujours, à la même place"4. Et pourtant, cette Chose de Lacan, nous le verrons, est encore au-delà.
3.2. Remarquez bien que j'ai situé la parole dans la troisième colonne de notre cadre, celle des représentants symboliques. C'est un fait que lorsqu'on parle, notre parole représente symboliquement ce dont on parle.
Que la parole représente symboliquement ce qu'elle représente, ceci va de soi. Néanmoins, que ce qui est représenté soit ce dont on parle, ceci ne va pas de soi nécessairement.
On est sûr que notre parole représente symboliquement ce qu'elle représente, mais nous n'avons pas l'assurance que ce qu'elle représente soit exactement ce qu'elle dénote, ce à quoi elle se réfère, ce qu'elle désigne, voire ce dont on parle.
Si nous parlons ici du corps du Christ en chair et en os, nous n'avons pas l'assurance que notre parole représente symboliquement ce corps du Christ en chair et en os. Il semble plutôt qu'elle représente une image de ce corps, ou bien notre notion imaginaire d'un concept freudien lacanien. Quant à ce dont nous parlons, le corps du Christ en chair et en os, nous n'en savons rien.
Nous pouvons douter même qu'il y ait une dénotation , qu'il y ait ce dont on parle, qu'il y ait un ce dont on parle qui soit comme tel externe à ce qu'on parle de lui, externe à la parole et à l'image qui est représentée par la parole, ainsi que dénoté par cette même parole. Cependant, nous pouvons décider aussi de ne pas en douter, de croire qu'il y a ce dont on parle, qu'il y a ce que notre parole dénote, qu'il existe et qu'il peut être en plus représenté symboliquement par notre parole. On peut même croire qu'une locution, en tant que partie composante de notre parole, n'est pas seulement le représentant symbolique d'une représentation imaginaire, mais qu'il est aussi, nécessairement, le représentant symbolique de ce qu'on parle, de la Chose qui est dénotée. C'est encore une fois une question de croyance.
Nous pouvons croire que la parole, en plus de représenter symboliquement une représentation imaginaire de la Chose, elle représente symboliquement ce qu'elle dénote. Ce que nous ne pouvons pas croire c'est que la parole représente exclusivement ce qu'elle dénote. En plus de représenter la Chose qu'elle dénote, la parole représente symboliquement la représentation imaginaire de cette Chose. Et en plus de ceci, entendez-moi bien, la parole aura ce qu'on appellera un sens. Ainsi, une locution comme "le Christ", en plus de représenter symboliquement ce qu'elle dénote, le Christ réel en chair et en os, elle représentera d'une part une image de ce Christ, une représentation imaginaire, et elle aura d'autre part le sens du mot Christ, ce que le mot grec khristos veut dire, à savoir, oint, consacré par l'huile saint, à partir de l'hébreu maschiah, ou "messie" en français. En vertu de ce sens, le mot "Christ" ne peut dénoter que le Christ réel et rien d'autre. En vertu de ce sens, ce qu'on parle ne peut dénoter que ce dont on parle et rien d'autre.
Vous allez me dire que le terme "Christ" suppose un sens et qu'en vertu de ce sens il dénote celui dont on parle et rien d'autre, mais que ce n'est pas le cas de tous les mots. Par exemple, il y a le nom de "Jésus", qui n'a vraisemblablement aucun sens.
Comme quelqu'un d'entre vous l'a bien remarqué, Jésus n'est pas nécessairement le Christ. Puisque nous traitons du représentant symbolique, c'est un bon moment pour tenir compte de cette distinction radicale entre Jésus et le Christ. Le nom "Jésus" dénote le sujet qui est Jésus, un sujet supposé par les Évangiles. Il y a, entre le nom et le sujet, une dénotation pure, une référence simple, un rapport vraisemblablement capricieux, qui n'est déterminé par aucun sens, puisque Jésus aurait put s'appeler Sigmund ou Jacques, et non pas Jésus. Et encore, ceci n'est pas incontestable. Si Jésus s'appelle Jésus, et non pas autrement, c'est peut-être parce que ce nom signifie "Dieu sauve", parce que c'est lui, Jésus, qui sauvera son peuple de ses pêchés, d'après l'ange qui rend visite à Joseph avant la naissance de Jésus5. Et pourtant, le nom "Jésus" est un nom propre et il n'a apparemment aucun sens qui détermine ce qu'il dénote. En fait, Jésus avait un arrière, arrière grand parent qui s'appelait apparemment Jésus ou Josué6. Quoiqu'il en soit, n'importe qui peut s'appeler Jésus. Dans les pays hispaniques, il y a encore des gens qui sont dignes de s'appeler Jésus -mon grand-père, notamment. Ces gens, très nombreux en Espagne et en Amérique Latine, s'appellent donc Jésus, et pourtant, ils ne sont pas obligés de sauver son peuple. En tout cas, ils ne le sont pas plus qu'un Fidel, un Ernesto ou un Emiliano. Il semble donc que le rapport entre le nom et la personne n'est pas déterminé par aucun sens.
Lorsque nous employons le nom "Jésus" pour dénoter le Jésus des Évangiles, le nom, qui n'a aucun sens, ne fait que dénoter le Jésus des Évangiles. Ce n'est pas exactement le cas d'une locution comme "le Christ". Cette locution, pour pouvoir dénoter exclusivement le Jésus des Évangiles, elle le dénote en tant que messie.
Comme le remarque Erasme, il ne suffit pas de s'appeler Beatus ou Boniface pour être "riche" ou avoir un "physique agréable"7. De manière analogue, si on s'appelle "Jésus" en Espagne ou en Amérique Latine, on n'est obligé de faire rien de particulier. On peut s'appeler Jésus et devenir un clochard, un politicien corrompu, un trafiquant de drogues, un détracteur de l'Église et même un psychanalyste. Par contre, si quelqu'un s'appelait "le Christ", il aurait toute sorte d'obligations et de tâches difficiles. Il devrait, notamment, faire des miracles, sauver un peuple, être croyant, mourir crucifié, ressusciter et monter dans les cieux tel que Perceval et le Saint-Graal. Pour être "le Christ", il devrait être le messie.
Et pourtant, je vous assure que le nom "Jésus" aura un sens très singulier dans l'histoire personnelle et familiale de chaque personne qui s'appelle Jésus. Il y a toujours une raison pour laquelle on est appelé d'une certaine manière. Cette raison suffit pour donner un certain sens à notre nom. Même si Jésus ne voulait pas dire "Dieu sauve", le nom de "Jésus" devait avoir un autre sens, inépuisable, que nous ignorons... Quoi qu'il en soit, le nom de "Jésus", maintenant, pour chacun de nous, a un sens également inépuisable qui déterminera ce qu'il dénote. Si vous appelez "Jésus" votre fils, vous le déterminerez en un certain sens, évidemment.
Quant à une locution comme "le Christ", elle dénote le Jésus des Évangiles d'une manière très particulière, en le définissant comme le messie. Nous accepterons, avec Gottlob Frege, que la locution "le Christ" donne un sens (Sinn) de messie au Jésus qu'elle dénote. Nous avons là cette distinction fondamentale, faite par Frege dans son article classique de 18928, entre sens et dénotation (Sinn und Bedeutung). D'après cette distinction, la Chose dénotée correspond à ce que le signe désigne, alors que le sens constitue le "mode de donation" de cette Chose dénotée9.
Permettez-moi de vous faire remarquer que la dénotation fregienne se rapporte à la Chose dont on parle toujours, au Ding et à la lettre a de l'Esquisse de Freud, alors que le sens correspond à la lettre b, aux prédicats et aux autres choses dont on parle pour parler de la Chose. Lorsque Frege note "qu'une seule dénotation (un seul objet) est susceptible de plus d'un signe"10, nous pouvons comprendre, chez Freud, qu'une seule Chose, a, comme fraction constante du jugement, est un sujet susceptible de plusieurs prédicats, b1, b2, b3, bn. Et pourtant, Frege nous prévient que "le rapport de la pensée au vrai", comme rapport du sens à la dénotation, "ne peut être comparé à celui du sujet au prédicat". Et il explique : "en réunissant un sujet et un prédicat on produit une pensée, mais on ne passe nullement d'un sens à sa dénotation ni d'une pensée à sa valeur de vérité"11. Ceci est vrai, sans doute, en ce qui concerne la notion ordinaire du sujet et du prédicat. Cependant, la notion freudienne de sujet et prédicat n'a rien d'ordinaire.
Chez Freud, en réunissant a et b, un sujet et un prédicat, on produit certes une pensée, voire une représentation imaginaire (a + b), mais on ne la produit qu'en passant de ce qui est dénoté au sens, voire de la Chose invariable, comme sujet, au prédicat variable, comme parole. De cette manière, on produit une autre chose que la Chose invariable. Ce qu'on produit, me semble-t-il, n'est ni plus ni moins qu'une dénotation variable. En effet, une dénotation imaginaire, variable, qui ne coïncide pas avec la Chose réelle dénotée, invariable. Nous avons ainsi, chez Freud, trois termes : le réel dénotée de la Chose, ou a, la dénotation imaginaire, ou a + b, et le symbolique dénotatif, ou b, au niveau du sens.
Notre parole, au niveau du sens, représente symboliquement ce qu'elle dénote, ce dont on parle. Or, elle ne le représente ainsi que dans la mesure où elle le dénote en un certain sens. Représenter symboliquement équivaut à dénoter en un certain sens. En fait, la parole constitue précisément un sens ou un prédicat, b, qui représente symboliquement ce dont on parle, ce qui est dénoté ou le sujet, a.
3.3. Si nous faisons correspondre ce qui est dénoté d'après le Frege de 1892, ainsi que la lettre a du Freud de 1895, au Jésus des Évangiles, nous trouvons alors dans la Bible plusieurs manières symboliques de le dénoter comme sujet, voire plusieurs locutions prédicatives qui le dénotent dans plusieurs sens différents, b1, b2, b3, b4, bn : le Christ, le Fils de Dieu, le Maître et Seigneur, le "Prince de la Vie"12. Ces locutions évoquent différentes représentations imaginaires de la Chose qui est Jésus : celle de "Jésus le Christ" (a + b1), celle de "Jésus le Fils de Dieu" (a + b2), celle de "Jésus le Maître et Seigneur" (a + b3), celle de "Jésus le Prince de la Vie" (a + b4), et cetera (a + bn).
Lorsque Jésus fut crucifié, "on plaça au-dessus de sa tête le motif de sa condamnation ainsi libellé : Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs"13. On peut clairement décomposer cette locution dans sa fonction dénotative, "celui-ci est Jésus", qui peut se lire "c'est ici que Jésus est dénoté", et le sens de cette fonction dénotative, voire le prédicat ou la locution proprement dite, c'est-à-dire le motif de la condamnation : "le roi des Juifs".
Essayons d'ordonner tout cela dans notre tableau :
Tableau 5. INRI.
La Chose : Iésus = I = a L'autre chose : (a + b1) + (a + b2)
Nous connaissons l'inscription sur la croix : INRI, abréviation de Iésus Nazarenus Rex Iudaeorum, Jésus de Nazareth Roi des Juifs. Nous pouvons la lire comme deux jugements différents. La proposition b1 ou IN, Jésus est de Nazareth, et la proposition b2 ou IRI, Jésus est le Roi des Juifs. Du côté de Jésus, nous avons le sujet des deux propositions, la Chose, la dénotation de Frege ou le a de Freud. Du côté du roi des Juifs, du sens de Frege ou du b de Freud, ce que nous avons c'est le prédicat, un prédicat tel que le Christ, le Fils de Dieu, le Maître et le Seigneur ou le Prince de la Vie. Entre les deux, nous avons l'imaginaire.
Faites attention à ce tableau. Prenez garde de ne pas le comprendre trop littéralement. N'interprétez surtout pas la dénotation comme le réel. Interprétez-la plutôt, à l'encontre du réalisme de Frege, comme un lien imaginaire du symbolique au réel, voire le rapport arbitraire du symbole dénotatif à la Chose dénotée. Remarquez bien que le "Iésus Nazarenus Rex Iudaeorum", entre guillemets, ne dénote le Jésus réel, sans les guillemets, qu'au moyen de la dénotation d'une image de Jésus dans la croix.
En ce qui concerne l'imaginaire, le calcul (a + b1) + (a + b2) indique la ressemblance formelle avec la Chose, a, sur le fond d'une distinction formelle et matérielle, b1 et b2 -voire, chez Duns Scot14, l'univocité formelle de a, dont l'unité suffit à la contradiction de b1 et b2. Autrement dit, la même Chose qui est Jésus, a, apparaît en même temps comme Nazaréen, b1 ,et comme Roi des Juifs, b2, ce qui est tout à fait contradictoire. N'oublions pas ce que Nathanaël répondit à Philippe lorsque celui-ci lui parla de Jésus : "De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ?"15. Un Roi des Juifs qui soit de Nazareth est une image aussi puissante dans sa contradiction que celle du roi avec sa couronne d'épines.
En ce qui concerne le symbolique, le fait d'être de Nazareth n'est pas moins symbolique que celui d'être le Roi des Juifs, d'autant plus que Jésus n'est pas vraiment de Nazareth, où il passa néanmoins une partie de sa jeunesse. Et pourtant, le nom de baptême, "Jésus", est indissociable de celui de "Nazareth". Ainsi, pour nous, l'appellation de "de Nazareth" acquiert souvent une valeur symbolique analogue à celle d'un patronyme.
Quoiqu'il en soit, le double jugement "Jésus de Nazareth, Roi des Juifs", en dénotant ce qu'il dénote d'une manière particulière, donne un sens particulier au Jésus qu'il représente de manière symbolique, moyennant sa représentation imaginaire. Entre le Jésus réel dénoté et son représentant symbolique dénotant, cette représentation imaginaire, en tant que dénotation, apparaît -faites ici attention- comme un signifié. Or, dans une perspective lacanienne, "le signifié, ce ne sont pas les choses toutes brutes, déjà là données dans un ordre ouvert à la signification"16. En effet, "le signifié n'est pas la chose"17, il n'est pas la Chose dénotée, mais la dénotation de la Chose, laquelle apparaît comme une image signifiée, signifiée par le pouvoir signifiant du représentant symbolique qui dénote Jésus. En nous éloignant du réalisme binaire de Frege, nous nous approchons ici de deux théories ternaires de la signification, celle du Freud de 1891 et celle des Stoïciens (tableau 6).
Tableau 6. Le sens, la dénotation et la théorie de la signification du stoïcisme.
la Chose ou Jésus le sens de "Jésus de Nazareth, Roi des Juifs
En ce qui concerne la théorie de Freud, je vous rappelle seulement qu'il distingue en 1891, dans sa Contribution à la conception des aphasies, la "Chose", son "apparence" qui la représente -comme "représentation d'objet"- et le "mot" ou la "représentation de mot" qui signifie cette apparence18. Quant au Stoïciens, on se contentera de citer son adversaire sceptique Sextus Empiricus : "Trois choses son liées, la chose signifiée et la chose signifiante et la chose existante. De ces choses, la chose signifiante est le son ('Dion', par exemple); la chose signifiée est la chose actualisée qui existe par rapport à notre intellect (...); et la chose existante est la chose réel externe, telle que Dion lui-même"19.
Examinons le signifiant. Après qu'il ait devenu locution ou partie composante de la parole, notre symbole se trouve enfin sans aucune ambiguïté à la place du sens, un sens dénotatif, donc purement prédicatif, comme le prédicat b du Freud de 1895. Nous allons considérer que même un nom propre, tel que "Jésus", ne sera dénotatif qu'en vertu d'un sens déterminé par sa fonction prédicative, par sa place dans une structure signifiante. En tant que terme prédicatif, inséparable d'un autre terme symbolique, le symbole devra sortir de son isolement. Il apparaîtra comme le mot de Freud ou comme le semaïnon des Stoïciens, dont le propre sera d'être déterminé par la structure signifiante -comme nous le verrons plus tard.
Quant à l'imaginaire, il montre enfin toute sa soumission au symbolique, soit comme chose signifiée chez les Stoïciens, soit comme apparence chosique signifiée par le mot chez Freud. En un certain sens, les choses de ce monde, les autres choses que la Chose, ne représentent la Chose qu'en étant soumises, comme des signifiés, aux signifiants, à la parole. Nous rencontrons ici Origène, pour qui les choses, a + b, ne représentent Dieu, la lettre a -si vous voulez déjà le grand A-, que par l'intermédiaire de "sa parole", son "fils unique", le Logos, le signifiant, le Christ, la lettre b20.
Quant à la Chose, elle est identifiée chez les Stoïciens à l'action, au pragma, auquel s'intéressa Lacan pendant son séminaire sur Le Transfert. Ayant emprunté le terme de la lettre VII de Platon, où le pragma était "ce qui est cherché par l'opération de la dialectique", Lacan le rapporte au réel, et il signale que "c'est là tout simplement le terme que j'ai appelé la Chose"21. En effet, le pragma, chez Platon, est la Chose "à laquelle on rapporte toutes les représentations"22, celles que Platon désigne comme science, image, définition et nom, des catégories où se dédoublent nos représentations réelles et imaginaires, ainsi que nos représentants symboliques. Le pragma est ainsi, du point de vue platonicien, la Chose à laquelle on rapporte "la science", proche de notre représentation réelle, à laquelle on rapporte "l'image" de la Chose, pour nous la représentation imaginaire signifiée, à laquelle on rapporte "la définition" de la Chose, pour nous la signification du Freud de 1891, à laquelle on rapporte "le mot", le nom de la Chose ou le signifiant23, c'est-à-dire, pour nous, le représentant symbolique.
Chez Platon, la Chose, le pragma, est représentée d'abord par la science, puis par l'image, par la définition et par le nom. Entre la Chose et le nom s'interposent donc la science, l'image et la définition. Du point de vue des stoïciens, nous dirons qu'entre la chose existante et la chose signifiante s'interposent les choses signifiées. Dans les termes de Frege, entre ce qui est dénoté et ce qui dénote s'interpose la dénotation, telle qu'elle est accomplie par la science, l'image et la définition. Derrière cette épaisse dénotation, au loin, la Chose est toujours ce que le nom dénote et représente symboliquement.
S'il y a un nom, c'est pour dénoter la Chose qu'il symbolise. S'il y a une parole, c'est pour parler de la Chose que la parole représente symboliquement. La Chose est le sujet de tous nos prédicats, de toutes nos locutions, de tout ce que nous parlons. Elle est la dénotation de tous les sens. Elle est ce qui est dénoté par tout représentant symbolique. Nous le savons déjà : on parle toujours de la Chose que la parole représente symboliquement. En effet, si on parle toujours de la Chose (3.1), et si notre parole représente symboliquement ce dont on parle (3.2), alors notre parole sera toujours, dans chacune de ses locutions, un représentant symbolique de la Chose.
3.4. Un représentant symbolique ne représente pas seulement ce qu'il représente, c'est-à-dire une dénotation ou une représentation imaginaire, mais aussi la Chose dénotée ou une représentation réelle de la Chose. C'est pourquoi, d'ailleurs, nous avons le droit de parler d'un représentant symbolique de la Chose. Ainsi, en tant que tel, en tant que représentant symbolique de la Chose, une locution comme "le corps du Christ" ne représente pas seulement une dénotation ou une représentation imaginaire, elle ne représente pas seulement notre image du corps du Christ. Cette locution représente aussi, bien qu'indirectement, ce dont elle parle, ce qu'elle dénote, c'est-à-dire la Chose réelle qui est le corps du Christ.
En plus de signifier ce qu'il signifie, un signifiant dénote ce qu'il dénote. En plus de représenter une représentation imaginaire de la Chose, le représentant symbolique représente la présence même de la Chose.
Chez Platon, le nom, en plus de se rapporter à la définition, à l'image et à la science, il se rapporte au pragma. Or, le nom ne se rapporte au pragma platonicien que d'une manière indirecte, moyennant d'abord la définition du mot, ensuite l'image et finalement la science. De même, chez les Stoïciens, le semaínon ou le signifiant ne se rapporte pas au pragma directement, mais seulement à travers le signifié ou le semaínomenon.
En général, tout sens dénotatif ne dénote ce qu'il dénote qu'au moyen d'une dénotation où se dérobe ce qui est dénoté. En d'autres termes, tout représentant symbolique ne représente la Chose que par l'intermédiaire d'une représentation imaginaire de la Chose, qui ne représente, au mieux, qu'une partie de la forme de la Chose. Ainsi, en tant que représentant symbolique de la Chose (3.3), une locution comme "le corps du Christ", de même qu'un graal ou une hostie ou une croix, ne représente pas directement la présence ou une représentation réelle du corps du Christ en tant que Chose, mais une représentation imaginaire ou une image mentale de ce corps (2.7). Le représentant symbolique n'est ainsi qu'un représentant indirect de la Chose.
3.5. Pour parler du réel, on doit parler de l'imaginaire. Pour parler de la Chose, on doit parler d'autre chose. Pour dénoter ce dont on parle -qui est réel-, le sens de notre parole -qui est symbolique-, a besoin de la dénotation -qui est imaginaire. Pour atteindre le pragma réel, un semaínon ou un signifiant a besoin d'un semainómenon ou d'un signifié.
Notre parole dénote la Chose, mais seulement au moyen de la dénotation. Le problème réside dans le caractère non-neutre de la dénotation. En effet, celle-ci, en étant imaginaire, a une certaine opacité de voile qui nous empêche de voir directement ce qu'elle dénote. Ses yeux, qui sont les nôtres, ne son pas seulement les fenêtres, mais aussi les rideaux qui recouvrent les fenêtres.
La dénotation, en étant imaginaire, n'est pas seulement le copulatif qui marque une liaison entre la Chose et son représentant symbolique. Elle n'est pas seulement le signe de l'addition entre la Chose dénotée, a, et le sens qui la dénote, b, mais elle est toute l'opération imaginaire de a + b.
La dénotation n'est pas seulement une liaison entre la Chose et le symbole, entre le sujet a et le prédicat b, mais elle est aussi une reproduction ou ré-actualisation imaginaire du a réel et du b symbolique. Elle n'est donc pas seulement une liaison du symbolique avec le réel, mais aussi un obstacle imaginaire entre le réel et le symbolique. C'est pour cela que le représentant symbolique, le prédicat b, ne se réfère pas seulement à la Chose réelle, mais aussi à l'obstacle imaginaire, à la représentation imaginaire de la Chose.
En plus d'être le fait de dénoter la Chose, ou le sujet a, la dénotation est le fait de dénoter la Chose en un certain sens, b. En plus de devoir représenter la Chose, la dénotation doit signifier le signifiant. Lorsque nous parlons, nos locutions ne représentent pas seulement de manière symbolique une représentation imaginaire de la Chose, mais ils signifient également ce qu'il signifient, ce qu'ils signifient indépendamment de la Chose
Lorsque nous parlons, nous ne parlons pas seulement de la Chose, mais aussi d'autre chose. À l'égard de cette autre chose, Platon note que la Chose est "toute autre", dans la mesure où "elle n'éprouve rien de semblable"24. Naturellement, la Chose n'est pas l'autre chose. La Chose est toute autre. Voici notre différence vis-à-vis la distinction logique binaire de Frege. De notre point de vue, il faut ici une logique ternaire, pour autant que la Chose dénoté n'est pas la dénotation de la Chose.
La Chose n'est pas l'autre chose, et lorsque nous parlons, notre parole ne dénote pas seulement la Chose dénotée, hors du monde, mais aussi une autre chose dans le monde ou dans la réalité imaginaire, voire la dénotation de la Chose. Or, cette dénotation n'est pas seulement la représentation de la Chose. Elle est aussi, en tant que signifiée par un signifiant, une représentation imaginaire produite par notre parole. Elle est une chose du monde des choses, une chose produite dans le monde des mots. Elle ne représente la Chose qu'en étant produite par la parole. Dans les termes d'Origène, elle n'est "dominée" par Dieu le Père qu'au moyen de "sa parole", le "nom de Jésus", devant lequel "tout genou fléchit"25.
"C'est le monde des mots qui créé le monde des choses", nous dit Lacan26. Ces choses du monde des choses ne sont des choses, en effet, qu'en étant produites pas notre parole. Or, lorsqu'on parle de la Chose, on ne parle pas seulement de la Chose, mais aussi de sa représentation imaginaire, c'est-à-dire d'une de ces choses produites par notre parole, en tant que signifiée par le signifiant. En effet, lorsqu'on parlera de la Chose qu'est le corps du Christ, on devra parler, en prononçant à un moment donné une locution comme "le corps du Christ" (3.4), de l'autre chose que sera, à ce moment-là, notre représentation imaginaire de ce corps (3). Nous savons déjà que cette représentation sera une chose de ce monde imaginaire des choses et non pas la Chose de l'autre monde réel. Ainsi, la représentation imaginaire ne sera pas le Christ, mais sera soumise au Christ ou à la parole de Dieu.
3.6. Une dénotation de la Chose n'est pas une représentation réelle de la Chose. D'une part, elle n'est pas réelle, mais imaginaire. D'autre part, elle n'est pas une représentation, mais notre représentation. Elle est notre représentation imaginaire. Elle est, en définitive, la représentation imaginaire de ce que nous sommes en parlant de la Chose.
La représentation imaginaire sera la nôtre, et elle sera signifiée par notre parole. En conséquence, lorsqu'on parlera de la Chose qui est le corps du Christ, on ne parlera pas seulement de la représentation imaginaire de ce corps, mais aussi de notre représentation de ce corps, notre représentation, voire la représentation de nous-mêmes.
Notre représentation du corps du Christ, pour autant qu'elle est notre représentation... du corps du Christ, elle est aussi la représentation de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous représenter le Christ dans l'imaginaire sans nous représenter non-mêmes. C'est le petit autre qui doit coïncider avec le moi chez Lacan. Ce qui est inévitable, pour autant que notre représentation imaginaire n'est pas seulement la représentation du Christ, mais aussi notre représentation du Christ, notre représentation, entendue celle-ci comme ce qui est signifié par notre parole signifiante sur le corps du Christ.
J'insiste que la représentation imaginaire n'est pas seulement le signe de l'addition, le +, qui marque la liaison entre a et b. Si nous nous situons à notre place, dans b, la représentation imaginaire ne représente pas seulement la Chose pour nous, a pour b, mais elle nous représente a + b, où plus exactement, elle nous représente a et elle nous reflète b. Puisque nous sommes en b, le calcul imaginaire a + b, en plus de nous donner l'image de a, il nous donne notre propre reflet en b.
La dénotation, plus qu'une fenêtre avec des rideaux qui la recouvrent, doit être comparée à une fenêtre en miroir. Dans la dénotation, la parole ne dénote pas seulement ce qu'elle dénote, mais aussi l'image spéculaire de la dénotation, qui n'est que l'image signifiée par notre parole en tant que dénotative -en quelque sorte le moi du sujet qui parle en tant que sujet du signifiant. N'oublions pas que la dénotation, en plus de dénoter ce qu'elle dénote, elle est dénotation d'un dénotatif. N'oublions pas que la représentation imaginaire, en plus de représentation imaginaire de la Chose, elle est signifiée par le signifiant.
Si nous faisons abstraction, à la manière structuraliste, de la fonction représentative du signifié, rien ne reste alors de la fonction dénotative du signifiant. Il ne peut signifier qu'un signifié qui n'est tel que parce qu'il est déterminé d'une telle manière, en un certain sens -dirait Frege-, par le signifiant. Le dénotatif ne dénote ainsi que sa dénotation. Il est en échec. Précisément lorsqu'il devient tout puissant, il est en échec. Et avec lui, notre parole est aussi en échec. C'est l'échec de la fonction dénotative de la parole en tant que signifiante. C'est l'échec de la fonction dénotative de la parole, mais non pas nécessairement de sa fonction représentative symbolique.
Indépendamment de l'échec de sa fonction dénotative, notre parole peut encore représenter symboliquement la Chose. Et pourquoi ? Précisément parce que le propre de la représentation symbolique, d'un point de vue structuraliste, est d'échouer dans sa fonction dénotative. Et ceci pourquoi ? Tout simplement parce qu'elle est un "mauvais outil", comme l'a remarqué Lacan en citant "un nommé" Paul Henry27.
La parole n'est pas un bon outil, elle n'est pas une représentation réelle, elle n'est même pas une représentation imaginaire, elle n'est qu'un représentant symbolique de la Chose, un mauvais outil, un très mauvais outil. Si la parole est cela, c'est en vertu de son fonctionnement, de sa fonction, de son dysfonctionnement matériel, de son dysfonctionnement formel et de la raison de son dysfonctionnement.
Comprenons bien chacune de ces raisons. La parole est un représentant symbolique, non-réel et non-imaginaire, de la Chose:
a) De la Chose, par le fonctionnement de la parole, parce que c'est de la Chose qu'elle parle.
b) Représentant de la Chose, par la fonction de la parole, parce qu'elle cherche à nous rendre présente la Chose.
c) Non-réel, par le dysfonctionnement matériel de la parole, parce qu'elle ne peut jamais présenter la Chose matériellement ou en chair et en os.
d) Non-imaginaire, par le dysfonctionnement formel de la parole, parce qu'elle ne peut même pas nous rendre présente seulement une certaine forme de la Chose sans le recours d'une représentation imaginaire.
e) Symbolique, par la raison du dysfonctionnement de la parole, parce que son rapport à la Chose est arbitraire
Que notre parole ne soit ni identique ni semblable à la Chose qu'elle représente, ceci va de soi. Même si on arrivait à parler de la Chose, et non pas seulement d'autre chose, la Chose n'aurait pas un rapport naturel, un rapport réel ou imaginaire, d'identité ou de ressemblance, au sons articulés ou au signes écrits au moyen desquels on parlerait d'elle. Entre la Chose et ce que nous parlons d'elle il n'y a qu'un rapport arbitraire établi par une convention. Si quelqu'un méconnaissait ici la langue française, en tant que convention française entre ce que je dit et ce que ceci veut dire, alors il ne pourrait pas, en m'écoutant, savoir que je parle sur la Chose. Il ne le saurait pas tout simplement parce qu'il ne connaîtrait pas la convention qui établit un lien arbitraire entre la Chose et le mot "Chose".
Ne pas savoir ce que le mot "Chose" veut dire, équivaut à ne pas savoir ce qu'il signifie. Ne pas savoir ce qu'il signifie équivaut à ne pas connaître ce qui est signifié par le signifiant "Chose". La convention qui établit un lien arbitraire entre la Chose et le mot "Chose" est précisément ce qui est signifié par le signifiant "Chose". En tant que pacte symbolique signifié, cette convention fonctionne comme ce que Lacan appelle un signe d'arbitrage entre le signifiant et la Chose -laquelle, vers la fin de notre cours, deviendra elle aussi signifiante, comme quoi la convention apparaîtra comme un "signe d'arbitrage entre deux signifiants"28. Pour le moment, nous pouvons seulement dire que la convention, en établissant un lien arbitraire entre le mot et la Chose, établit ce que le signifiant signifie, elle établit donc le signifié. Or, le signifié, en tant que tel, n'est que l'effet du signifiant. Il n'a rien à voir avec le réel de la Chose, avec le pragma, pour autant qu'il n'est qu'un signifié, ce qui est signifié par un signifiant, ce qui est ainsi soumis au signifiant. Comme aurait dit Lacan, le réel n'est pas le signifié, "le rapport du réel au pensé n'est pas celui du signifié au signifiant, et la primat que le réel a sur le pensé s'inverse du signifiant au signifié"29.
Pour démontrer le primat ou la primauté du signifiant sur le signifié, analysons ces termes, les termes de signifiant et de signifié. Les deux sont des variantes substantivées du même verbe, le verbe signifier. La substantivation du gérondif ou du participe présent du verbe donne le signifiant, tandis que la substantivation du participe passé donne le signifié. Or, vous savez que l'action est toujours du côté du gérondif et non pas du participe passé. Je vous donnerai quelque exemples.
Ce qui est parlant correspond à ce qui parle, ce qui est parlé correspond à ce qu'on parle. Un analysant analyse ou s'analyse, alors qu'un analysé n'analyse pas, mais il est analysé par l'analysant ou par l'analyste. L'amant est celui qui aime, alors que l'aimé est celui qu'il aime. Le désirant désire le désiré. Le représentant représente ce qu'il représente. Enfin, le signifiant est celui qui signifie, tandis que le signifié est ce que le signifiant signifie.
Le signifié, passif, est tout à fait soumis au signifiant, actif. Le signifié n'est signifié que parce qu'il est signifié par le signifiant. Lorsque nous prononçons le signifiant "Chose", ce que ce signifiant signifie n'est pas ce que signifie la Chose réelle, sans des guillemets, mais le signifié du signifiant "Chose", entre des guillemets qui indiquent le caractère symbolique de la Chose.
Le signifiant signifie un signifié qui ne constitue que ce que le signifiant signifie. Tout est décidé ou déterminé par le signifiant, puisqu'il est celui qui signifie et non pas celui qui est signifié. Le signifiant est déterminant, alors que le signifié est déterminé.
C'est le signifiant qui détermine ce qui est signifié. Le signifiant n'est pas déterminé par le signifié, mais il n'est pas non plus déterminé par la Chose, puisqu'il ne signifie pas la Chose, mais seulement ce qu'il signifie en tant que signifiant. Quant à la Chose, elle est certainement signifiable, mais au moment d'être signifiée, elle cesse d'être la Chose, pour devenir autre chose. Le réel de la Chose, nous verrons qu'il reste hors-signifié, malgré son caractère signifiable -bien qu'insignifié, mais non pas "insignifiable", à la différence d'un réel comme celui de P. Martin30. C'est l'autre chose, et non pas la Chose, qui est signifiée. C'est la dénotation, et non pas le dénoté, qui est déterminée par le signifiant.
Le signifiant, explique Lacan, "a fonction active dans la détermination des effets où le signifiable apparaît comme subissant sa marque, en devenant par cette passion le signifié"31. Voici comment le signifié ne représente la Chose, comme signifiable, que dans la mesure où elle est signifiée par le signifiant. Voici comment le dénoté n'est dénoté que par une dénotation déterminée, déterminée comme signifiée, par le signifiant. Or, ce que le signifiant signifie, le signifié, n'est déterminé par le signifiant déterminant que pour autant que le signifiant est ce qu'il est, une place dans une structure signifiante.
Le signifiant "Chose" n'est signifiant que dans la mesure où il occupe une certaine place dans une structure signifiante. Par exemple, cette place peut signifier ce qu'elle signifie parce qu'elle est la place du signifiant "Chose" et non pas celle du signifiant "baguette". Nous savons ainsi que ce que la "Chose" signifie n'est pas obligé d'être ce que la baguette signifie, comme aliment français préparé avec de la farine dans un four et vendu dans une boulangerie par une belle boulangère. Le signifié de "Chose" n'est pas obligé, comme le signifié du signifiant b de "baguette", d'entretenir ce rapport si particulier qu'il entretient, en tant que a + b, au b1 qui est l'alimentation, au b2 qui est la France, au b3 qui est la farine, au b4 qui est le four, au b5 qui est la boulangerie, au b6 qui est la belle boulangère, etc.
Le signifié n'est pas déterminant comme le signifiant, mais déterminé comme ce qu'il est, comme signifié. Quant à la Chose, nous voyons qu'elle ne détermine pas non plus le signifiant, bien qu'elle n'est pas pour autant déterminé comme le signifié. En ce qui concerne le signifiant, c'est clair qu'il n'est déterminant que dans la mesure ou il occupe une certaine place dans la structure signifiante, voir la structure déterminante. Nous pouvons même dire du signifiant qu'il est déterminé par cette structure signifiante. Ceci n'est pas tout à fait exact, bien entendu, pour autant que le signifiant constitue cette structure et il n'est déterminable par elle qu'en se déterminant lui-même. S'il était seulement déterminé, alors il deviendrait signifié et il cesserait d'être ce qu'il est, signifiant. Cependant, nous pouvons accepter, à un niveau logique différent, que sa place dans une structure signifiante détermine le signifiant. Dire ceci revient à dire que le signifiant se détermine lui-même, qu'il détermine lui-même son propre sens, dans la mesure où il n'est, en définitive, qu'une place dans une structure signifiante.
Permettez-moi de finir avec le plus tautologique de mes raisonnements. Le sens, en étant sens de la dénotation, détermine la dénotation. Par contre, la dénotation, en accomplissant le fait dénotatif du sens de la dénotation, ne détermine pas le sens. Autrement dit, le signifiant n'est pas déterminé par le signifié, pour autant que le signifiant, en signifiant, signifie ou détermine, alors que le signifié, en étant signifié, constitue ce qui est signifié ou déterminé. Or, ce qui est le plus important, le signifiant n'est pas non plus déterminé par ce qu'il dénote, puisqu'il ne le dénote qu'indirectement, au moyen de la dénotation, laquelle, en tant que signifiée par le signifiant, est déterminée par le signifiant. Ainsi, le signifiant n'est déterminé que par sa place dans une structure signifiante. De même, en tant qu'unité signifiante de la parole, une locution comme "le corps du Christ" n'est pas déterminée par le corps du Christ en chair et en os, mais par la place de la locution "le corps du Christ", entre guillemets, dans une structure signifiante. Ceci dit, nous pouvons conclure que comme locution qui ne représente pas directement la Chose (3.4), un représentant symbolique n'est pas déterminé par la Chose, mais par le contexte symbolique locatif où il apparaît, c'est-à-dire par sa place dans une structure signifiante. 2
Freud, S. 1895. "Entwurf einer Psychologie", in Gesammelte Werke, Frankfurt, S. Fischer Verlag, 1987, p. 473. Traduction Française de A. Berman : "Esquisse d'une psychologie scientifique", in La naissance de la psychologie, Paris, PUF, 1956, p. 392. 3
Ibid., p. 423. Traduction française: p. 345. 4
Lacan, J. 1959. "Séminaire du 23.12.59", in L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 91-92. 5
Matthieu, 1.21. 6
Luc, 3.29. 7
Erasme, 1527, "Des choses et des mots", J.-C. Margolin (trad.), in Éloge de la folie, Adages, Colloques, Réflexions, Paris, Laffont, 1992, p. 357. 8
Frege, Gottlob. 1892. "Über Sinn und Bedeutung", in Zeitschrift für Philosophie und Philosophische Kritik, vol. 100, pp. 25-50. Traduction française : "Sens et dénotation", in Écrits logiques et philosophiques, C. Imbert (trad.), Paris, Seuil, 1971. 9
Ibid., p. 103. 10
Ibid., p. 104. 11
Ibid., p. 110. 12
Les Actes des Apôtres, 3.15, in Bible de Jérusalem, Op. cit., p. 1441. 13
Matthieu, 27.37, Ibid., p. 1328. 14
Scot, D. 1300, "Sur la connaissance de Dieu et l'univocité de l'étant", in Ordinatio I, O. Boulnois (trad.), dist. 3, 26, Paris, PUF, 1988, pp. 30-34. 15
Jean, 2.46. 16
Lacan, J. 1956. "Séance du 01.02.56", in Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 135. 17
Lacan, J. 1953. "Discours de Rome", in Autres écrits, op. cit., pp. 149-150 18
Freud, S. 1891. Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 127. 19
Sextus Empiricus, Against the Logicians, R. G. Bury (trad.), Harvard University Press, Cambridge, 1983, II, 11, p. 245. 20
Origène, Traité des principes, H. Crouzel et M. Simonetti (trad.), Cerf, Paris, 1978, vol. I, I, 2, 10, pp. 137-138. 21
Lacan, J. 1960. "Séminaire du 21.12.60", in Le transfert, Paris, Seuil, 1991, pp. 101-106. 22
Platon, "Lettre VII aux parents et amis de Dion: bon succès", in Lettres, Les Belles Lettres, Paris, 1977, 342c. 23
Ibid., 342a-d. 24
Ibid., 342c. 25
Origène, Traité des principes, Op. cit., vol. I, I, 2, 10, pp. 137. 26
Lacan, J. 1956. "Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in Écrits, vol. I, op. cit., p. 274. 27
Lacan, J. 1978. Séminaire du 10.01.78, in Le moment de conclure. 28
Lacan, J. 1975. "Séance du 18.11.75", in Le sinthome, inédit. 29
Lacan, J. 1959. "À la mémoire d'Ernest Jones : sur sa théorie du symbolisme", in Écrits, Op. cit., vol. II, p. 183. 30
Martin, P. 1983. "Du signifiant à la réalité des choses, de la Chose au réel", in Clinique et éthique dans la psychanalyse, Actes de l'École de la Cause freudienne, N°5, Paris, ECF, 1983, p. 83. 31
Lacan, J. 1958. "La signification du phallus", in Écrits, Op. cit., vol. II, p. 166.
Représentation réelle
Représentation imaginaire
Représentant symbolique
La Chose dont on parle toujours
Les autres choses dont on parle
La parole
a + a + a + a...
(a + b1) + (a + b2) + (a + b3) + (a + bn)
locutionb1 + locutionb2 + locutionb3 + locutionbn
Das Ding : Identität
Ähnlichkeit (similarité)
Prädikat
Dénotation de Jésus dans la croix : celui-ci est Jésus
Image de Jésus dans la croix
Sens de Jésus dans la croix : motif de la condamnation
Le symbole : "Iésus Nazarenus Rex Iudaeorum" = "INRI" = ["IN" : "Jésus est de Nazareth" (jugementb1)] + ["IRI" "Jésus est le Roi des Juifs" (jugementb2)]
Réel dénoté :
Dénotation imaginaire : l'autre chose, rapport entre le réel et le symbolique
Symbolique dénotatif :
Chose
Apparence de la Chose ou représentation d'objet
Mot ou représentation de mot
Pragma
Semaïnomenon (lekton)
Semaïnon
Chose existante (a)
Chose signifiée (a + b)
Chose signifiante (b)
1
Lacan, J. 1971. "Séminaire du 10.03.71", in D'un discours qui ne serait pas du semblant.