Malatesta passe pour quatre fois assassin, et peut-être n'assassina-t-il jamais. Constatation terrible.
Montherlant
(Préface de
Malatesta.)
«Les époques troublées, dit Basinio, font perdre beaucoup de temps. La moitié de la vie se passe à sauver sa tête. Autant d'indisponible pour les choses importantes.» Aujourd'hui, la mort plane encore sur les têtes dans de vastes régions de l'Europe. C'est dire que la nouvelle pièce de Montherlant, bien que se passant en Italie au XVe siècle, ne perd rien de son actualité, document complexe où l'idée politique se mêle aux méditations sur les caprices de la mort.
Malatesta, général intrépide et fin lettré, connaît l'abaissement après la gloire ; il mourra empoisonné, et son oeuvre sera brûlée page par page sous ses yeux. Il verra s'écrouler sa dernière espérance, celle de durer dans la mémoire des hommes. Magnifique portrait d'un «loup intelligent», sans devoirs, viveur, impie et tout pénétré de piété, fourbe par horreur d'être dupe, loyal par exigence de hauteur, jouant d'estoc et de taille dans tous les sens, tellement vivant de toutes les vies des hommes et pourtant tellement désarmé, incapable de faire le tour de soi-même et pourtant résolu à s'y enfermer. «C'est moi-même qui serai l'instrument de mon destin, non un autre, s'écrie-t-il. Enfin moi-même avec moi-même et avec toute la sécurité qui sort de moi pour moi !»
Malatesta... Fougueux, assoiffé de gloire, superbe de force et de virilité, et soudain affaibli devant une belle statue ou un visage d'enfant, âme de capitaine, dominatrice et sans pitié, et qui pourtant ne manque pas de tendresse... «Femmes, mères prudentes des humains, s'écrie-t-il, qui à mon âge me portez encore dans vos flancs! Depuis que j'existe, j'ai été entouré, préservé, soutenu, vivifié par les femmes...»
Où est le dernier secret de cet étrange visage? Dans un glorieux éclat de rire par delà toutes les lois humaines, divines et naturelles. Ah! le «magnifique démon», l'éclatante création ! Où sont le bien et le mal ? Jeu de Dieu ! «Il ne s'agit pas seulement de vivre, mais de vivre en étant et en paraissant tout ce qu'on est », dit Malatesta. Ce qui donne lieu à des dialogues succulents:
Le pape : Le bruit court que maintenant encore, malgré toutes vos rétractations et promesses, vous riez beaucoup de ceux qui prennent leur force dans le Christ.
Malatesta : Comment rire de ceux qui prennent force dans le Christ, alors qu'ils croient en lui, puisque moi je prends force, par exemple, dans le mythe d'Adonis, auquel je dois bien avouer qu'au fond je ne crois pas ?
En matière de sacrilège, notre époque n'est sensible que sur les chapitres de la pornographie et de la politique. Ici l'on déguste un sacrilège élevé dont le goût s'est perdu...
La pièce est dominée par le rire et la mort. Le rire d'abord : ce n'est pas un des moindres étonnements que de découvrir Montherlant auteur comique. Porcellio et Basinio sont d'étonnants personnages de comédie. Mais la mort est partout : le poison et le poignard sont au service de la vengeance, et la haine est celle des époques troublées, celle «qui rend bête». Léviathan a desserré son étreinte impartiale, et «Dieu merci, une condamnation à mort ne déshonore plus personne». Mais, n'étant pas «fait de l'étoffe dans laquelle on taille les persécutés», Malatesta se débat comme un diable dans un bénitier, tandis que Platina, philosophe, «attend le temps où l'époque présente apparaîtra ridicule» en déclarant sereinement : «Ce n'est pas parce qu'un homme fait joujou avec un poignard ou une arbalète qu'il m'empêchera de le juger un pauvre singe.» Ici chacun a son opinion sur la mort, même Isotta, qui s'écrie : «Sigismond, ne mourez pas pour rien! Mourez s'il le faut pour quelque chose, mais pas pour rien, non, pas pour rien !»
Devant la mort à tous les carrefours, Malatesta, dont la seule existence est un «continuel miracle», une «continuelle provocation», pousse son défi jusqu'aux étoiles, proclame à cor et à cri sa morale glorieuse par delà le Saint Tribunal et ses juges, par delà le pape et la chrétienté, par delà le juste et l'injuste, le vrai, le faux, le ciel et la terre! Malatesta revendique sa culpabilité tout entière, et ce prolongement... existentialiste du personnage n'est pas sans intérêt.
Quoi qu'il en soit, Montherlant ne s'est jamais peint plus profondément que dans ce drame où ricane une funèbre ironie et d'où s'élève pourtant je ne sais quelle complainte méditative et sereine. Une fois encore, après Ferrante, après Alvaro, il se crucifie à sa manière, cette fois-ci dans sa mission d'écrivain, dans sa foi en son oeuvre, dans sa plus profonde raison d'être. Mais ce déchirement, c'est aussi une mise à mort. Une de plus. Mise à mort du besoin de durer dans la mémoire des hommes. Jamais Montherlant n'a été aussi loin au delà de tout. Cette longue confession, d'où surgit le portrait le plus vrai qu'un homme aux prises avec la mort puisse tracer de son propre visage, est une libération totale dans la fidélité à soi-même. Sincérité profonde dans le bien et dans le mal ; hauteurs et abaissements d'une âme ; plaidoirie et réquisitoire dans une langue mordante : le héros n'abandonne pas un iota de soi. Là est le dernier mot du drame : «Si j'étais innocent, ce serait horrible, s'écrie Malatesta. Mais j'ai au moins la satisfaction de me dire que je suis coupable. Comme j'ai bien fait de l'être! Vive ma vie!»
On veut croire qu'il y a des mots qui feraient reculer Dieu le Père!