par MANUEL DE DIÉGUEZ
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BERTRAND RUSSELL disait que les singes, quand ils sont observés par les savants américains, courent en tous sens jusqu'à ce qu'ils tombent par hasard sur la solution du problème qui les préoccupe, alors que les mêmes animaux, quand ce sont des savants allemands qui les étudient, s'assoient gravement sur leur postérieur, se grattent longuement la tête et sombrent dans une profonde méditation. La raison des singes scientifiquement observés par les savants japonais présente également des traits typiquement asiatiques...
S'il est si difficile d'étudier objectivement les singes, comment étudier objectivement les hommes? La tâche ne devient-elle pas impossible si l'on songe que nous ne savons même pas ce qu'il faut réellement entendre par «objectivité». Est-ce de transformer le réel en «objet» aux yeux de l'esprit? Qu'est-ce qu'un objet de la connaissance?
M. Giscard d'Estaing a récemment déclaré qu'il n'appuierait sur le bouton exterminateur qu'après avoir bien pesé les intérêts de ce gros objet : la France. Voilà qui démontre chez les chefs d'État un sens exquis de l'humour. Car si Ubu concluait trop hâtivement qu'il n'y aurait plus de Polonais s'il n'y avait plus de Pologne, la raison la plus objective conduit à conclure qu'il n'y aurait plus de France s'il n'y avait plus de Français. Mais l'«objet» de la réflexion «objective» est-il la France ou les Français?
Dans leur immense majorité, ceux-ci gardent des nerfs d'acier face à la perspective d'un holocauste de type militaire. C'est pourquoi leurs chefs les assurent qu'ils sont prêts à déclencher leur extermination en cas d'agression de leur territoire, même avec des armes classiques. Les Français ne doutent pas un instant que leur «courage» serait égal à celui des habitants de Sagonte, qui se jetèrent tous dans les flammes plutôt que de se rendre à Annibal. Leur admiration pour le général de Gaulle semble proportionnelle à leur conviction que ce grand homme était capable, lui, tellement il était patriote, d'anéantir le double objet de son amour : la France et les Français. On dit même que l'idée qu'ils pourraient se trouver désormais «livrés» à un chef d'État non suicidaire offense secrètement les Gaulois. Mais, qu'une fuite de gaz toxique se produise à 6000 kilomètres de chez eux dans un réacteur nucléaire à destination pacifique, les voilà si effrayés qu'on les voit prêts à abandonner cette nouvelle et puissante source d'énergie qu'est l'atome.
Le grand sociologue allemand Max Weber distinguait une morale de la responsabilité, qui serait propre aux hommes politiques, et une morale de la prise de conscience, qui appartiendrait aux savants. En l'espèce, la morale de la responsabilité politique exigerait de jouer au matamore, afin de faire peur à l'adversaire. Le feu apocalyptique serait une ligne Maginot cérébrale derrière laquelle nous ne serions, certes, pas à l'abri ; mais nous serions tous assez intelligents et assez bon citoyens pour brandir civiquement une menace illusoire. Faire semblant serait patriotique et payant.
Mais si la simple vérité était que - toute idéologie pacifiste mise à part - l'arme ubuesque ne serait pas militairement utilisable, parce qu'elle contredirait la notion de bataille, la vraie responsabilité politique ne serait-elle pas d'en rechercher une meilleure? Puisque celle-là, seule, serait politiquement efficace sur le terrain - parce que seule réellement militaire, - la vraie démission politique se trouverait déplacée vers les maîtres-chanteurs. Voilà qui mérite qu'on s'assoie. Qu'on se gratte la tête. Qu'on sombre dans l'abîme d'une méditation à l'allemande.
L'embarras proprement philosophique dans lequel le nucléaire plonge les savants observateurs est de savoir si c'est par maturité politique que les primates supérieurs restes cois et stoïques sous la menace des mégatonnes militaires, alors qu'ils s'enfuient à toutes jambes sitôt qu'une bulle de gaz radioactif s'échappe d'un réacteur. Les hommes sont-ils assez intelligents pour se gratter la tête, s'asseoir et se demander comment une poignée de chefs, maigres survivants à l'anéantissement de tous les Français, régneraient encore, à partir de leurs abris bétonnés, sur une France réduite à un objet mental - à un être de raison.
Quand Henri IV d'Allemagne décida, au onzième siècle, de défier l'arme fantastique de l'époque - l'excommunication majeure, c'est-à-dire l'enfer garanti par la plus haute autorité morale de l'univers, - la terreur qui s'empara de ses sujets, des princes aux paysans, conduisit l'empereur à Canossa. Mais il prit sa revanche sur le fantôme militaire de son temps. Il imposa d'abord une stricte discipline à ses armées. Puis il les conduisit d'une main de fer à l'assaut de l'Olympe nucléaire chrétien. Grégoire VII s'enfuit de Rome sans demander son reste, tellement il était sûr que l'abîme, loin de s'ouvrir sous les pas du vainqueur, demeurerait scellé comme une dalle à son approche. Il avait décidément des nerfs d'acier, cet Henri IV d'Allemagne! Car la fulmination apocalyptique, son adversaire en avait le monopole. S'ils s'étaient partagé cette foudre, ces grands guerriers auraient gardé leur Ubu dans leur poche. Le pape, mieux protégé que par la ligne Maginot de la théologie, se serait peut-être mieux battu.
Au Henri IV venu de l'Est qui nous attaquera avec des armes non théologales et à l'échelle humaine - puisque celles de la déraison, nous les partagerons avec lui, - saurons-nous répondre ce qu'un Spartiate répondit à l'étranger qui s'étonnait que Sparte n'eût pas de muraille : «Les murailles de Sparte, ce sont les poitrines de ses soldats»? Ou bien nous égaillerons-nous dans la nature, à la recherche de la réponse?
(*) Écrivain et philosophe.