NON, je n'avancerai pas masqué. L'I.G.P.P.F., l'Illustre Groupe de pression des poètes français, qui remonte à Villon et même à Horace, m'a nommé son très humble défenseur. Voici donc, sans barguigner davantage, les faits de la cause.
La loi française veut désormais
que ces pelés, ces tondus, ces galeux d'hommes de lettres, ne soient
plus traités comme les chiens écrasés quand ils tombent
malades - d'autant plus que de nos jours on soigne aussi les chiens. Par
un souci qui nous honore, nous avons voulu que la République traite
ses auteurs - nonobstant leur très petit nombre - avec autant d'égards
que les citoyens utiles au pays et précieux par leur quantité
dans les votations du peuple.
3 millions
de centimes par poète
Mais les fonctionnaires madrés ont pris grand soin d'exclure en catimini les poètes du bénéfice de cette loi. Par quelle voie, vous demandez-vous, ces rusés y sont-ils parvenus? Par la plus simple : ils exigent de la muse qu'elle fasse consommer aux citoyens français une quantité si fabuleuse de recueils poétiques que les droits d'auteur résultant de ces ventes s'élèveraient à 1 million de centimes par poète et par an. Faute de quoi, par Crésus! les vrais poète - je ne parle pas des poètes du dimanche - seront laissés pantelants aux portes des hôpitaux ou condamnés à la saisie ultérieure de leurs quelqueslivres et de leur pauvre mobilier à titre de paiement des soins qui leur auraient été éventuellement dispensés avec leur consentement ou de force. C'est pourquoi les Rimbaud, les Laforgue, les Verlaine, les Apollinaire d'aujourd'hui, sont aussi lépreux qu'au temps jadis.
Certes, si nous interrogeons les fonctionnaires, ils nous diront qu'il existe une commission auprès de laquelle les poètes les plus connus et les plus régulièrement édités peuvent solliciter leur affiliation à la Sécurité sociale pour une courte période, en faisant valoir qu'ils ne publieront aucun ouvrage pendant quelque temps, parce qu'ils préparent quelque nouvelle Légende des siècles. Ne nous laissons pas tromper par ces retors, cagots, cafards et carêmes-prenants.
Comment cet homme de la droiture qu'est le poète promettrait-il artificieusement, astucieusement, cauteleusement, à l'État qu'il publiera un gros volume de vers l'an prochain? Comme il tromperait alors l'administration, dont chacun sait que, depuis 1789, elle est tout entière au service d'une République «protectrice des lettres et des arts», puisque cette publication dépend exclusivement du bon vouloir des marchands, dont les sacrifices à Orphée se font rares en ces temps de disette des âmes! De plus, le poète sait pertinemment que son chef-d'oeuvre plus durable que l'airain, s'il voit jamais le jour, ne lui rapportera jamais 10 000 francs de droits d'auteur par an, de sorte que, par un comble de la dérision, il perdra à nouveau ses droits aux soins de santé le jour où, par miracle, il aura tenu sa promesse à Sa Béatitude : l'État.
Et puis les robins malins ont plus d'un tour dans leur gibecière: savez-vous qu'en attendant cette publication immortelle le poète ne paiera pas ses cotisations sur son revenu réel? Serait-ce donc, par un singulier abus, sur un revenu fictif de 10 000 F? Vous n'y êtes pas encore : ce sera sur plus de 15 000 francs imaginaires.
Telle est la nouvelle «ballade des pendus», et adhuc est lis sub judice - et «pour l'instant la cause est toujours en instance».
Mais mes conclusions ne seront pas celles que l'on pourrait attendre des faits ci-dessus allégués. Car l'Illustre Groupe de pression des poètes français ne demande aucunement l'affiliation gratuite de ses membres à la Sécurité sociale - il sait que ce privilège est réservé à un million et demi de chômeurs dont le poids est grand dans les élections. Puisque les poètes ne gagnent pas assez d'argent pour mériter des soins, ils acceptent vaillamment leur sort. Ils en ont vu d'autres au Moyen Âge - et, pour eux, le Moyen Âge est le train-train perpétuel des sociétés à l'égard des choses de l'esprit. Et puis, comment demanderaient-ils la charité, eux les donateurs? Car leur générosité à l'égard de la France est infinie. À tous les vivants, ils font l'offrande de la beauté du monde. Sans eux, l'inerte et la mort seraient les maîtres de l'univers. Ils sont les chantres du soleil et de la terre, les nautoniers profonds de nos destins, les phares qui donneront une mémoire aux heures que nous vivons - ces maîtres de la lumière sont la voix de notre propre prospérité, car c'est devant leur tribunal que nous serons un jour définitivement jugés. Aussi les poètes sont-ils les seigneurs les plus grands. Pourquoi tendraient-ils la sébile, eux dont l'empire contient des richesses immenses, eux dont la joie au long des siècles est le trésor de la nation?
Que demandent donc ces rois du langage et du ciel? Ils demandent seulement que les chicanous d'État cessent d'exiger d'eux qu'ils présentent obligatoirement une demande humiliante d'affiliation à la Sécurité sociale à seule fin de donner à l'administration le moyen de prélever ensuite sur leurs maigres droits d'auteur le montant de cotisations qui ne leur donneront droit à aucune prestation.
Ici encore, ne nous laissons pas égarer par ceux qui diront que beaucoup de poètes ne se soumettent pas à cette démarche, malgré l'obligation légale qui leur est faite de se présenter, l'oreille basse, aux guichets de l'État. Car les auteurs des décrets d'application, ayant prévu leur fuite éperdue, ont trouvé un autre moyen de «faire suer de l'or d'un mur» comme disait Rabelais ; ils ont fait percevoir en tapinois 1,20% des droits d'auteur des exclus de la Sécurité sociale par l'intermédiaire de l'éditeur, transformé, à son corps défendant, le pauvre, en collecteur de cotisations abusives ; puis ils ont augmenté chaque année ce pourcentage par décret, de sorte que, pour 1979, l'éditeur prélèvera 3,80 % comme agent d'exécution involontaire d'une Sécurité sociale entièrement bidon en l'espèce.
Voyez - vous, ce ne sont pas ces petits larcins qui sont au fond du débat. Mais les poètes sont des dieux que détruit l'exil intérieur dont les frappe l'injustice d'une certaine France, dont des bachi-bouzouks et des rats calamistrés sont les représentants légaux. Si ces minuscules bonshommes vont jusqu'à plonger leurs doigts de fer dans les poches des rapins, alors je le dis gravement, les poètes de France se sentent jetés sur une terre barbare et ils meurent d'amour blessé.
Ce n'est pas, je le redis, qu'on leur prenne beaucoup - il y a si peu à prendre! Mais un État qui vole symboliquement trois sous au poète pour mieux lui faire comprendre qu'il est mis au ban de la nation, c'est un spectacle à soulever le coeur.
MANUEL DE DIÉGUEZ.