Spirituel et temporel

La déclaration «sociale» de l'épiscopat français a choqué deux intellectuels catholiques, qui exercent ici leur droit de remontrance. Philippe Nemo lui reproche d'avoir intériorisé une analyse marxisante et de se vouer ainsi à n'être plus qu'une secte s'adressant à un milieu social déterminé. Pierre de Boisdeffre de ne pas voir que le déclin de l'Église
s'explique avant tout parce qu'elle ne répond pas à la soif de divin qui anime tant d'êtres humains. Quant à Manuel de Diéguez,
il croit que l'homme est voué aux prestiges de l'imaginaire et qu'il serait bien imprudent de ne pas laisser la précieuse espérance
subsister au fond de la boîte de Pandore.
 

Le pacte avec le rêve

par MANUEL DE DIÉGUEZ

À l'extrême gauche, un parti de la sainteté politique, locomotive de l'intransigeance doctrinale, conduit infailliblement au goulag, comme le catholicisme, pris en charge par les docteurs de l'absolu, conduit tout droit au bain de sang des croisades et aux bûchers de l'Inquisition. À ses côtés, le disciple socialiste est condamné à aller au charbon et à faire rouler le mythe sur les amortisseurs de la casuistique.

C'est que tout rêve politique est un dieu biface - un Quichotte et un Sancho. Trônant dans l'empyrée de ses Écritures, le Quichotte marxiste insuffle son orthodoxie à son écuyer poussif. Son rôle est de recharger les accumulateurs de la pureté dogmatique - celle des chevaliers de l'Idée - chaque fois que le Toboso idéologique a perdu sa charge insurrectionnelle dans l'épreuve du labeur quotidien, - c'est-à-dire par la méchanceté de Merlin l'Enchanteur. Aussi, un stage purificateur dans les séminaires marxistes s'impose-t-il, aux socialistes à chaque génération. Bienheureuse recharge mystique, celle qui marque de ses haltes régénératrices l'histoire sainte de l'espérance laïque, de ses pâques périodiquement rajeunies et de ses purges ressuscitatives!

De son côté, le mythe chrétien est également un Janus politique, puisque le sacrifice du Golgotha exalte tour à tour la liberté et l'obéissance. Signe, d'une part, de la toute-puissance de l'Esprit, qui a fait non seulement d'une décision de justice légalement prononcée par un pouvoir d'État légitime une erreur judiciaire monstrueuse, mais le meurtre de Dieu, et signe, d'autre part, de la toute-puissance de César, puisque la victime rédemptrice appelle les catholiques à respecter les pouvoirs établis - et notamment à vénérer la volonté de son Père de l'offrir en expiation pour les péchés du genre humain - la croix se recharge, comme le mythe socialiste, par l'appel alterné à l'insurrection et à la soumission.

Mais cette loi de l'auto-fécondation cyclique des mythes par le recours à un exorcisme sacrificiel bivalent engendre-t-elle réellement la compréhension de l'histoire de l'Occident, ou bien convient-il de remonter jusqu'aux sources du Nil géniteur et nourricier de nos dieux? Dans huit ans, toutes les patries fêteront le deux centième anniversaire d'une formidable révolution du sacré : celle au cours de laquelle l'intendant du ciel pour la France eut la tête tranchée par le bourreau de la République, afin que les promesses de l'égalité évangélique pussent enfin s'accomplir ici-bas. Alors, de l'autel de l'échafaud libérateur sur lequel périt la monarchie de droit divin, l'espérance des nations, fécondée par cette immolation, se déversa dans les sillons de la gloire républicaine. Les nations ne s'abreuvèrent plus du sang d'un Golgotha lointain, mais des moissons rédemptrices de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité.

Deux espèces de maîtres

Deux espèces de maîtres en naquirent : les «spirituels», qui s'incarnèrent dans un discours demeuré profondément ecclésial et une nouvelle race de «réalistes», rejetons d'une bourgeoisie demeurée aussi experte à serrer les cordons de la bourse que sous les rois. Un combat à la fois onctueux et acharné pour la conquête du pouvoir administratif moderne s'ouvrit entre ces deux styles des nouvelles classes dirigeantes. Le peuple, tout ensemble flatté et méprisé par ces élites nouvelles, servit à la fois d'enjeu et d'arbitre à cette seule authentique «lutte des classes».

La bourgeoisie se révéla incapable de mobiliser l'espérance chrétienne en la renouvelant. Elle en perdit littéralement la parole. N'ayant plus que la caisse à brandir à défaut de l'au-delà, elle découvrit, mais un peu tard, que toute politique durable scelle un pacte avec le rêve.

Aujourd'hui, l'Église de France prête son concours au rêve de justice du socialisme en exaltant la dimension libératrice et insurrectionnelle de la croix : naturellement, l'alliance de l'espérance socialiste et de l'espérance chrétienne aboutirait, si elle durait, à un nouveau type de «nomenklatura». Mais que la roue tourne et l'Église retirera son appui au socialisme pour exalter derechef l'autre face - l'obédientielle - de ce sacré bisauté qu'est le Calvaire. Comme disait benoîtement et prophétiquement Lech Walesa, «l'Église a d'abord des problèmes d'Église».

Peut-être serait-il temps de comprendre qu'en son fondement même, à la fois clérical et bourgeois, la politique occidentale est l'héritière de vingt siècles de théologie chrétienne et de son Dieu bifrons. Elle enfante donc sans cesse à nouveaux frais ses Alceste de l'Idée de Justice et ses Tartufe habiles à marier l'esprit de Liberté avec tout pouvoir établi. Seule l'étude du songe religieux de l'Occident fournit la clé de l'ambiguïté des politiques de l'espérance, et donc de l'âme même de nos démocraties, condamnées à sanctifier tantôt le songe et tantôt le servage du travail alimentaire.

Reste la question essentielle : si l'homme est décidément un animal voué aux prestiges de l'imaginaire, comment empêcher à la fois qu'il se dessèche dans le réalisme plat et qu'il s'égare dans les cosmologies religieuses et dans leurs faux paradis? Ah! la fichue boîte de Pandore que Zeus avait offerte à Prométhée, et dans laquelle il avait enfermé par ruse tous les maux de l'humanité, sachant qu'à peine la boîte imprudemment ouverte ils s'en échapperaient pour ravager la Terre!

Qu'on se souvienne pourtant de la sagesse politique du mythe grec. Il enseigne que la boîte fut refermée juste à temps et que, par bonheur, la précieuse espérance resta au fond.