Depuis Galilée, la physique se propose, comme toute science de la nature, deux axes généraux de la recherche. Le premier «consiste à continuer d'étudier et de classer les phénomènes», comme l'écrivait Bernard d'Espagnat (1). Cette activité constituerait même «la science proprement dite». Le second axe est «l'élimination, par la science même, des métaphysiques élémentaires et péremptoires qui se révèlent inacceptables au vu de l'ensemble des données de fait».
Mais une telle interprétation n'est-elle pas bien révélatrice de l'histoire de la physique - et de la manière dont elle demeure tributaire de son passé ? En effet, pendant des siècles, il s'agissait de savoir qui exercerait l'hégémonie dans la recherche de la vérité scientifique : l'expérimentateur ou le théoricien. Comme la théorie était le plus souvent saturée de théologie, et comme la théologie, de son côté, était compénétrée par une conception éminemment juridique du réel, héritée de la philosophie gréco-romaine, le conflit entre les deux candidats à la suprématie dans la connaissance se réduisait nécessairement à la question fort simple de savoir si la certitude savante serait dépendante, au premier chef, des constats que dressaient d'honnêtes huissiers de la nature, ou soumise avant tout aux verdicts des législateurs transcendantaux de l'univers. Si la nature paraissait «désobéir» aux lois décrétées par des textes révélés, fallait-il nier les faits, afin que la vérité sacrée demeurât intacte, ou faire plier la doctrine devant des faits sacrilèges? Ce conflit se retrouve diffus dans toute société.
Le débat n'est-il pas dépassé et ne paralyse-t-il pas toute réflexion philosophique d'avant-garde? Car observer patiemment des faits et les classer - selon quels principes? restera toujours, comme Aristote le soulignait déjà, de l'ordre de l'artisanat, donc du savoir seulement pratique, non de l'ordre de la science proprement dite. Par nature, celle-là vise à l'universel, condition de sa puissance. Or, seule une interprétation du réel, créant la croyance à l'intelligibilité, au moins globale, du matériel observé, atteint à l'universel ; et le «théorique» est la voix de cet «universel»-là.
Dans cette optique, la questions n'est-elle pas de savoir ce qu'est le théorique au plus profond, en tant que croyance à un «Sésame-ouvre-toi» de la nature? Si le théorique est anthropomorphique, comment faut-il entendre l'adjectif «théorique» aujourd'hui, après le passage des Nietzsche et des Freud? Le théorique est-il à l'abri de l'exploitation drastique de son inconscient? Car son fondement est visiblement de l'ordre de la croyance selon laquelle il existerait une légalité ou une rationalité de la nature. Cette foi persiste jusque dans le débat contemporain sur la «raison» dans la physique.
Certes, la science est désormais soumise aux verdicts absolus de l'expérience et chacun s'en félicite! Mais elle croit toujours qu'elle expérimente du légal ; elle s'imagine toujours que le «rationnel» est le «langage naturel» des choses. Simplement, le réel s'étant révélé infiniment plus complexe que ne le croyaient les juristes naïfs et les canonistes péremptoires de la science, il s'agit désormais, pense-t-on, de rendre le théorique spongieux, de l'adapter au terrain comme une pieuvre aux suçoirs ultra-sensibles, afin de lui donner la souplesse d'un myriapode capable de détecter toutes les finesses de la nature et de s'infiltrer dans toutes les anfractuosités du cosmos. Pas question de soupeser la subjectivité des notions mêmes de loi, de règle, de rationalité, de logique, et de se demander à quelle transmutation proprement sacrificielle procède le théoricien pour métamorphoser les monotonies muettes d'une nature constante ou capricieuse en un discours de la légalité des choses - langage politique et sacerdotal avant tout, et bien révélateur de l'anthropomorphisme fondamental du théorique. Car celui-ci projette un rationnel connoté civiquement, donc mythique, sur les comportements non signifiants de l'univers.
On ne se résout pas à ce que la matière n'entende pas raison. On veut qu'à se rendre prophétisable, donc exploitable, elle nous adresse, du même coup, un certain discours explicatif. On préfère immoler les routines et ritournelles de la matière à un verbe : le théorique, le logique, le légal, oracles devenus dociles, mais oracles tout de même. On ne veut plus d'un vêtement rigide de la nature, mais on répugne à la voir toute nue.
Le physicien ressemble aux théologiens grecs qui se demandaient si le chasseur Actéon avait bien rapporté les paroles d'Artémis, qu'il avait surprise au bain. Le philosophe sait qu'Artémis n'a jamais trôné davantage sur l'Olympe que la théorie dans la nature, quelle n'est jamais apparue à âme qui vive et n'a jamais parlé à personne.
C'est ici que les technico-philosophes et les para-philosophes - tailleurs sur mesure de la nature, infiniment supérieurs aux catéchistes, devins, théologiens et thaumaturges d'autrefois - font cependant le plus grand tort à la philosophie. Car le physicien a pour mission d'explorer le réel. Sa tournure d'esprit ne le porte pas à se poser spontanément la question de la subjectivité du mythe qui lui fait croire que la matière discourrait de la rationalité de sa propre exactitude.
L'ascèse philosophique, elle, sachant qu'il est idolâtre de rendre l'inerte loquace, soit par le relais théologique, soit par celui des déités idéales du langage, s'applique à démontrer que la nature n'est pas plus ou moins bavarde selon le degré d'habileté du théoricien à mimer dans le détail ses remuements par l'équation, mais muette de naissance, et qu'elle le restera éternellement. Il n'y a pas de sens de ce que n'anime aucune motivation ni finalité. Il observe donc comment l'homme se forge des dieux parlants et ce que signifie une telle croyance - ce qui la conduit à une critique radicale des mythologies dans la science comme dans la religion.
Socrate demandait déjà dans le Gorgias : «Y a-t-il de la croyance dans la science?» Il n'y a pas de voyage plus profond dans l'intériorité humaine, aujourd'hui, que l'exploration de cette croyance-là.
(*) Écrivain et philosophe.
(1) Le Monde, 19 mai 1982.