Depuis que la théologie chrétienne a été frappée d'une manière de mort philosophique, tout se passe comme si de nombreux esprits en éprouvaient un désarroi profond, qui les pousse à chercher quelque clé universelle du savoir. On sait que, parmi ces «Sésame-ouvre-toi», le mythe d'un «meurtre fondateur» figure en bonne place, comme s'il s'agissait de substituer une autre immolation signifiante à celle de la croix. Un autre exemple, non moins frappant; est celui de la quête du Graal qui a donné à quelques-uns l'idée de fonder un «collège de philosophie». C'est ainsi qu'on a pu lire sous la plume de Jean-Pierre Faye (1): «Jacques Roubaud, poète et mathématicien, découvre un jour que la généalogie des rois pêcheurs du Graal et les structures d'inceste qui s'y trouvent voilées dessinent la double hélice du code génétique en projection plane.» Se demandant «ce que cela dit à la pensée», Faye suggérait vaillamment que «les rythmes du monde entier pourraient être accordés au corps poétique des langues et que celles-ci informeront peut-être un jour les chercheurs en biologie nucléaire, en cancérologie ou en physique des particules».
Or la «double hélice» du code génétique de Watson est une simple figure de rhétorique, une image frappante à l'aide de laquelle ce grand savant a essayé de représenter sa découverte d'une manière à la fois visuelle et poétique. Prendre avec intrépidité cette «double hélice» à la lettre et, de surcroît, la dessiner en «projection plane», afin de la mettre en rapport avec de prétendus rythmes parlants du monde, ressortit à une philosophie visiblement construite sur le mythe même du Graal qui lui a servi d'impulsion fondatrice.
Que penser de ces sortes de songes
philosophiques? Les antécédents en sont bien connus des historiens
: ils s'inscrivent dans la tradition trimillénaire d'une alliance
des mathématiques avec la poésie et avec quelque «musique
des sphères» chère au pythagoriciens. M. Roubaud n'est-il
pas «poète et mathématicien»? Il s'agit, de surcroît,
de philosophies du salut dans lesquelles des analogies hallucinogènes
jouent un rôle rédempteur assurément plus propre à
calmer les angoisses dont souffre l'esprit humain qu'à poser clairement
quelque problème que ce soit.
Oecuménismes mous
Allons-nous vers de nouvelles cosmologies magiques, à la manière de Platon, puis des néo-platoniciens? Sommes-nous en quête de quelque mystérieuse harmonie universelle dont la vertu fascinatoire a toujours exprimé une ambition aussi vieille que la pensée - celle de rendre loquace l'univers afin de compenser le silence des dieux? Faire parler les choses mêmes, cela s'appelait autrefois l'idolâtrie. Que signifie un tel déplacement de l'esprit religieux? S'agit-il d'un panthéisme comparable à celui de la fin du monde antique, et fondé sur l'informatique? Car si les «chercheurs» seront «informés» par les «rythmes du monde entier», cela ne signifie pas, dans ce contexte, qu'ils recevront des informations, mais qu'ils seront eux-mêmes formés, modelés et informatisés par ces rythmes. On se résigne mal, après la mort de Dieu, au «silence des espaces infinis» et l'on se tapit dans un nouvel immanentisme protecteur.
Le Collège de philosophie réunit des maîtres dans leur spécialité, mais souvent étrangers à la discipline rigoureuse de l'intelligence qu'est la philosophie. Ils y sont mêlés à des philosophes attirés par des formes oraculaires de la pensée. L'expérience a malheureusement démontré que ce genre de rencontres conduit à des oecuménismes mous, chacun s'efforçant de justifier une finalité éloquente de l'institution par des vues aussi auto-roboratives que pastorales, au nom d'une pluridisciplinarité indisciplinée et incapable d'une critique drastique de ses présupposés méthodologiques.
La question n'est pas sans intérêt politique. L'État laïc, donc «cartésien» en principe, gardera-t-il la tête froide ou bien, par l'orientation mythologique qu'il donnera à son soutien à la pensée, apparaîtra-t-il, aux yeux de la postérité, et même, à plus ou moins bref délai, aux yeux de ses contemporains, comme ayant cédé aux vaines rêveries d'un nouveau gnosticisme?
(*) Écrivain et philosophe.
(1) Le Monde du 6 août 1983.