Le christianisme et l'avenir de la raison européenne

Par Manuel de Diéguez
 
Le christianisme semble être devenu le théâtre d'un phénomène psychique pour le moins singulier: des fidèles parfaitement informés des fondements de leur religion en présentent un contenu qu'ils savent pertinemment n'être pas le sien. C'est ainsi que le cardinal Ratzinger (Le Monde du 3 décembre) fonde la croyance sur une raison qu'il voudrait rendre théologique en la déclarant consolante et compatissante, alors que la foi revendique le bénéfice d'une révélation et que la raison ne console ni ne compatit: depuis Eschyle, elle dit le tragique de la vérité. Un cardinal n'a évidemment pas oublié que, selon les dires de tous les docteurs de sa religion depuis deux mille ans, l'humanité devait acquitter une dette tellement titanesque - celle du péché originel - qu'elle ne pouvait offrir sur son propre fonds le tribut d'un sang suffisamment précieux pour apaiser la fureur de l'idole: la rédemption, ou «rachat», réclamait un péage d'un montant fabuleux. Quant à René Girard, il fait de l'innocence de la victime sacrificielle l'assise du christianisme, alors qu'il n'ignore en rien que les victimes immolées sur l'autel sont innocentes dans toutes les religions connues, comme il l'a lui-même rappelé dans ses précédents ouvrages, parce qu'il faut qu'elles soient pures et qu'elles sont d'un plus grand prix quand elles sont offertes immaculées sur l'autel.

Comment expliquer qu'une religion divorce tout subitement d'avec la doctrine qu'elle enseignait depuis vingt siècles, alors qu'aucun connaisseur d'Osiris n'oserait présenter ce dieu sous des traits en radicale contradiction avec son message tel que l'histoire des croyances l'a enregistré et que ses prêtres en ont explicité la signification et les rites ?

C'est que la coulée du temps déconnecte tellement une religion des forces politiques et culturelles qui régnaient à l'époque de sa naissance que les croyants tardifs tentent désespérément de la réactualiser en la rendant intelligible aux contemporains sur des bases plus civilisées. Cette édulcoration systématique n'est pas nouvelle : au Ve siècle, Macrobe présentait Athéna comme un personnage ésotérique, dont le sens réel était de permettre un décryptage définitif des mystères du nombre sept.

La question est alors de savoir si la doctrine sublimée demeure branchée sur l'Histoire réelle. La chute dans l'anachronisme de la désobéissance pécheresse présenterait-elle un tout autre danger que celui dont les dieux du monde antique étaient menacés, et cela précisément pour le motif que le christianisme résolvait l'énigme de l'Histoire, dont la clé était la soumission à un souverain de l'univers ? C'est pour cette raison que la science psychologique d'avant-garde rôde autour des secrets de l'imaginaire de l'humanité, sachant non seulement que le déchiffrage de ces terres inconnues permettra de progresser dans la connaissance en profondeur de l'homme, mais encore que tout progrès réel du «Connais-toi» serait interdit aux sciences humaines si cet empire immense devait demeurer fermé à la recherche.

Certes, la dogmatique d'assujettissement se trouve aussi déconnectée de la culture de notre temps que les dieux grecs et romains de l'époque de Tertullien juraient avec le ciel d'Homère. Mais, du coup, la doctrine se montre piégée par la profondeur même de son décodage des apories d'une Histoire cruelle ; car, de même que les États et les idéologies font descendre des cintres la musique de leurs idéalités séraphiques, tandis qu'un enfer bouillonnant gronde sous leurs pieds, le christianisme se présente la tête couronnée d'un paradis des félicités éternelles tandis qu'un camp de concentration inlassable dans l'atrocité illustre la sainteté des vengeances souterraines de la divinité. Si la société civile, lourde de la masse famélique de ses damnés, reproduit symboliquement le schéma du rachat des péchés de la démocratie par la pureté du sang du malheur angéliquement répandu sur l'autel de ses principes libérateurs et si, par le moyen du meurtre rituel de la messe, à la fois déploré et fermement réclamé par la divinité, la foi se révèle un décalque de la meule sacrificielle de l'Histoire - et jusqu'à exiger la substantification de la victime -, on comprend que le «créateur» démasqué soit désormais subrepticement éliminé du discours théologique.

Les décrypteurs de l'imaginaire politique du sacré découvrent que les arbres cachaient la forêt et que les théologies sont des miroirs tellement parlants qu'ils rendent suspect un souverain du ciel condamné à rendre des comptes à une créature dont les droits prévalent maintenant sur les siens. Ou bien Dieu se voit discrètement culpabilisé, ou bien ses contradictions internes se révèlent aussi insolubles que celles de l'humanité et la créature doit se montrer compatissante à l'égard d'un si fidèle représentant de ses propres responsabilités. D'où un déchirement interne de la conscience chrétienne qui rend prodigieusement significatif que ce soit le défenseur officiel de l'infaillibilité doctrinale lui-même qui occulte dans Le Monde la structure fondamentalement sacrificielle de la religion du Golgotha et de toute Histoire.

Mais les sciences humaines ne sont pas moins embarrassées par les cruautés du vrai. Un siècle après Freud et un siècle et demi après Darwin, il leur est impossible, malgré la timidité de leurs méthodes, de ne pas emprunter la seule voie qui conduise à un approfondissement dangereux, mais réel de la connaissance de l'homme et des sociétés, parce que l'agonie du christianisme transforme cette religion en une bombe politique à retardement : sa structure concentrationnaire reproduit celle de toutes les sociétés connues, qu'on voit auréolées d'un imaginaire «consolant» et «compatissant» tandis qu'une géhenne bouillonne sous les fleurs.

Les naufrages de l'intelligence empruntent une voie bien connue: on ne sait plus que le vrai sceptre de l'hégémonie politique est celui de l'universalité de l'esprit critique. Aussi le blocage de la recherche rationnelle mettrait-il un terme à la vocation d'une civilisation de la pensée née à Athènes il y a vingt-cinq siècles. Peut-être le dernier service que la théologie chrétienne rendra à l'Occident philosophique sera-t-il de révéler la face la plus cachée de l'homme et de l'Histoire.

Manuel de Diéguez est philosophe