TRENTE-CINQ HEURES ET LUTTE DE CLASSES

 

La lutte de classes est permanente et ne se déroule pas toujours devant les caméras des journaux télévisés. Le patronat vient de remporter de haute main une bataille avec l'application des trente-cinq heures aux petites entreprises depuis le 1er janvier de cette année 2002. Non seulement parce que les petites et moyennes entreprises ont obtenu toutes dérogations légales à une stricte application de la loi, mais surtout parce qu'ainsi l'annualisation du temps de travail concerne désormais l'ensemble des producteurs (1).

Au lieu d'apporter moins de travail, revendication traditionnelle de la classe ouvrière, l'introduction des trente-cinq heures intensifie le travail effectif. En voici un exemple, celui d'une employée dans un laboratoire de développement photographique, qui n'est certainement pas extraordinaire :

Je travaille depuis plus de vingt ans dans un laboratoire photographique qui emploie une dizaine de personnes, régi par la convention collective de la chimie. En décembre 2001, le patron nous a imposé, en prévision du passage aux trente-cinq heures prévu pour le 1er janvier 2002, de signer de nouveaux contrats de travail régularisant l'annualisation du temps de travail.

Dans mon cas, il m'a clairement menacée de licenciement si je ne signais pas, car je perds beaucoup de ma liberté avec le nouveau contrat, et ne voulais pas le signer. En effet, j'avais depuis 1983 tous mes vendredis après-midi et week-ends libres ; depuis le 1er janvier, je commence un peu plus tard qu'autrefois tous les matins de la semaine, mais je dois travailler le vendredi après-midi, sans avoir obtenu de jours de congés supplémentaires ni que notre employeur ait embauché de nouveau personnel. Avant d'accepter de signer tout nouveau contrat, j'ai envoyé un courriel au syndicat CGT-chimie, pour savoir si mon patron respectait bien dans cette affaire le code du travail, demandant évidemment qu'on me réponde d'autant plus rapidement que le nouveau contrat devait être signé avant le 1er janvier 2002. Le fonctionnaire syndical concerné, relancé par téléphone plusieurs fois mais toujours aux abonnés absents, se décida finalement à répondre oralement quelques banalités sans conséquences le 31 décembre 2001, c'est-à-dire alors que personne ne lui demandait plus rien.

On aura remarqué qu'une société corrompue a un nombre infini de lois, inconnues du plus grand nombre. Dans les entreprises, seuls les patrons, inspecteurs du travail et bonzes syndicalistes, tous membres aux yeux des travailleurs du même système qui les exploite, ont une connaissance plus ou moins adéquate du code du travail. Et lorsqu'un fonctionnaire syndical se met si évidemment du côté du patronat, nous sommes fondés à ne pas désespérer de la lutte de classes.

La domestication de l'être humain se poursuit cahin-caha dans les entreprises et à l'école, et je ne dois pas être le seul à avoir noté la convergence d'une généralisation du statut de producteur-consommateur grâce à l'annualisation du temps de travail, avec des loisirs devenus tout aussi aliénants que le travail, et les projets actuels du ministère de l'Education nationale d'habituer les écoliers à une semaine travaillée de cinq jours consécutifs. Les agences de tourisme, parcs de loisirs, etc., se réjouissent de ce nouveau découpage du temps qui est octroyé aux consommateurs de loisirs tarifés. Selon plusieurs articles de journaux, les départs en week-end prolongé ont littéralement explosé ; et n'oublions pas que le temps scolaire prend plus en compte les besoins du commerce dans son ensemble que ceux des enfants.

Mais il est absurde de prétendre que les capitalistes ont une conscience claire de ce qu'ils doivent faire pour pérenniser leur pouvoir ; ils réagissent au coup par coup ainsi que l'article sur les sauvageons dans ce même numéro d'Echanges le montre précisément ; leurs actes ne sont pas dus à ce qu'ils pensent, mais à une inflexible nécessité. Celle-là même qui fait aussi agir les ouvriers. Ni les uns ni les autres n'ont besoin d'un vote pour exprimer leur volonté collective.

Comme le dit l'employée déjà citée : Maintenant, je fais le minimum de ce qui m'est demandé.

J.-P. V.