L’ARGENTINE, DE
LA PAUPERISATION A LA REVOLTE Une avancée vers
l’autonomie |
||||||||||||||||||
Introduction «On a dit que j’étais un ennemi du capital... vous verrez qu’il n’y a
pas de meilleur défenseur que moi des hommes d’affaires... Les ouvriers, pour
qu’ils travaillent, doivent être menés avec le coeur... Il faut que les
hommes qui ont des ouvriers sous leurs ordres parviennent jusqu’à eux par ces
voies pour les dominer... « (Juan Perón, 1944.) Ces propos auraient pu être tenus, à cette époque, dans nombre de
pays en voie d’industrialisation où des régimes plus ou moins dictatoriaux
assumaient l’accumulation primitive en jouant l’autarcie économique. Elles
accompagnaient la mutation d’un prolétariat agricole tenu dans une sujétion
misérable en un prolétariat industriel dont la condition, quelle qu’en soit
les servitudes, constituait néanmoins, le plus souvent, un progrès par
rapport à leur condition antérieure. Elles accompagnaient aussi,
inévitablement, la formation concomitante d’une bourgeoisie industrielle
disputant le pouvoir aux propriétaires fonciers. Dans la Russie soviétique, dans la Chine populaire, on trouvait la
même apologie de l’exploitation du travail dans la glorification du
prolétaire. A cette glorification n’était pas seulement un discours, mais se
traduisait dans la réalité par un ensemble de garanties sociales signifiant,
pour ces nouveaux prolétaires industriels, une élévation du niveau de vie, un
changement de condition. On pourrait étendre ces considérations aux pays
industrialisés, où, dans un contexte différent, les capitalismes nationaux
développèrent après la grande crise des années 1930 et la guerre mondiale qui
s’ensuivit, avec les théories économiques du keynésianisme, tout un arsenal
de mesures sociales permettant au capital de reprendre souffle. Ces temps, aussi bien dans les pays en développement que dans les
pays industrialisés, sont révolus. Pris dans la course inexorable pour
endiguer la baisse du taux de profit qui se traduit par une concurrence
impitoyable, ces mêmes « avantages « conçus pour le développement ou le
sauvetage du système, forme de contre-révolution emportant un certain
consensus des travailleurs, deviennent des obstacles au cours actuel du
capital. La dynamique de « modernisation « technique et structurelle implique
de restreindre d’une manière ou d’une autre la part de plus-value concédée
aux travailleurs. Dans le monde entier, le capital balaie toutes les
protections sociales qu’il avait lui-même érigées pour sa survie, le plus
souvent dans des cadres nationaux et sous la pression de la lutte de classe. De ce point de vue, l’effondrement dans les dernières décennies de la
tentative péroniste de hisser l’Argentine au niveau des autres puissances
capitalistes rejoint ce qui est apparu récemment, sous d’autres formes dans
le Sud-est asiatique, sous une forme presque semblable en Russie soviétique
et bientôt en Chine populaire. L’Europe semble mieux résister, au prix de la
concentration économique, monétaire et politique en cours, s’accompagnant de
tentatives d’élimination des obstacles nationaux à ce développement
capitaliste « moderne «. D’après un chef économiste de la Banque mondiale, J. Stiglitz,
l’Argentine est le sixième échec du FMI en moins de dix ans après la
Thaïlande, la Corée du Sud, l’Indonésie, le Brésil et la Russie. Le système
capitaliste se détruirait-il lui-même de l’intérieur par le jeu même de ses
mécanismes économiques ? Ce ne sont pas tant les conséquences de l’économie
dite libérale et des forces du marché qui sont en cause que l’affrontement de
l’ensemble des forces agissant au cœur même du système : l’affrontement
capital-travail. Cela replace la lutte de classe à sa juste place dans cette
ou ces crises. C’est en ce sens que les résistances de classe en Argentine prennent
pour nous toute leur signification, et que les formes de ces résistances,
pour spécifiques et imparfaites qu’elles soient, doivent être analysées et
discutées, en tant que créations d’un mouvement autonome de lutte pour une
émancipation. Nous voulons dire que l’ensemble des textes qui suivent, un travail
collectif de camarades d’Echanges, est imparfait et incomplet : les
informations que nous pouvons avoir sur les luttes en Argentine sont très
parcellaires (1) et, comme d’habitude, ce qui nous intéresse le plus est ce
qui nous parvient le moins ; d’autre part, on se trouve en présence d’une
situation en constante évolution dont on voit mal actuellement comment elle
pourrait se résoudre, soit en termes capitalistes, soit en termes
révolutionnaires. La revue Echanges ou une nouvelle brochure feront état des
développements ultérieurs. (1) Une des sources directes d’informations est donnée par le site Internet : http ://argentina.indymedia.org/news.
Ce site en espagnol donne des traductions (très mauvaises) dans différentes
langues (pas en français). La
lutte de classe en Argentine dans la période récente La révolte sociale actuelle en Argentine n’est pas tombée du ciel. L’attaque
globale du capital international, que nous analysons par ailleurs, remonte à
la chute du péronisme, à l’élimination physique par la dictature militaire de
toute résistance, clandestine ou non, à la soumission aux impératifs de la
libéralisation monétariste. Celle-ci a été poursuivie après que cette
dictature eut sombré, dans un désastre autant économique que militaire, par
des gouvernements successifs soucieux avant tout de satisfaire à la fois
leurs intérêts personnels et les impératifs du FMI, sans se soucier le moins
du monde ni des intérêts du capital national ni de la condition des
travailleurs argentins. C’est quand même une vague de fond populaire (sur la
lancée de la résistance héroïque des Mères de la place de Mai pendant la
dictature) qui contraignit les militaires à abandonner le pouvoir dans une
relative ignominie. Elle se vit en quelque sorte confisquer sa victoire
(jusqu’à l’impossibilité de poursuivre les tortionnaires auxquels fut
rapidement garantie une quasi-impunité) par les lambeaux d’une survivance du
péronisme divisé en clans rivaux se disputant le pouvoir. Le résultat en fut
le démantèlement de l’organisation économique fortement empreinte de
capitalisme d’Etat héritée du péronisme, ainsi que de toute l’organisation
sociale qui en garantissait l’acceptation. Pour les salariés, ce fut une
lente dégradation de l’ensemble des conditions d’exploitation, pour parvenir
à la situation d’aujourd’hui où plus de 25 % de chômeurs partagent une misère
croissante avec une masse de travailleurs et de retraités subissant des
réductions de salaires et de retraites, une inflation qui parfois atteignit
des sommets, et la quasi-disparition d’un système de santé et d’éducation qui
avaient fait l’envie de tous les pays d’Amérique latine. Bien sûr, cette
descente aux enfers ne se fit pas sans luttes ; mais faute de se coordonner
pour s’étendre au-delà des disparités provinciales et/ou professionnelles, de
dépasser les conditionnements politiques et/ou syndicaux englués dans leurs
relations claniques autour du pouvoir, ces luttes ne dépassèrent jamais cette
forme de globalisation que l’on voit surgir aujourd’hui à travers une sorte
d’uniformisation croissante de la pauvreté. Avant de passer aux événements qui marquent cette globalisation, il
nous paraît utile de rappeler que dans les dernières années seulement, des
mouvements de grande ampleur et souvent violents, la répression se soldant
par des tués et des blessés, apparurent de façon récurrente, et plus souvent
dans les provinces reculées, plus touchées par le marasme économique et
social. Il ne nous a pas paru nécessaire de remonter jusqu’au péronisme
explicité par ailleurs (voir pages 58-59), à sa chute en 1955 suite à un
complot militaire, à son retour en 1972 pour tenter de résoudre une situation
sociale explosive qui combinait à la fois les résistances ouvrières (une des
plus significatives eut pour théâtre la région de Córdoba, en mai 1969), les
luttes entre différentes factions du péronisme et la montée des groupes
clandestins (les plus connus seront les Monteneros qui multiplieront
enlèvements et exécution de dirigeants y compris militaires). Ce retour de
Perón, pas plus que sa mort ou que les tentatives de capitaliser son
héritage, ne réglera rien. Il ne sera nullement un retour à la belle époque du
péronisme, la situation qui avait entra”né ce retour se perpétuant.
L’impuissance des politiques à mettre un terme au chaos économique causé,
pour une bonne part, par ces résistances sociales (grèves et actions
clandestines) entraînera le coup d’Etat militaire du 24 mars 1976 et une
répression sanglante dont on sait maintenant qu’elle a causé bien plus de 30
000 victimes et près de 100 000 arrestations. Au printemps de 1989, après que le président en exercice Raùl
Alfonsin (né en 1927) eut annoncé une série de mesures économiques entra”nant
une importante hausse des prix (couronnant une inflation déjà de 70 %) des
émeutes de la faim secouent une bonne partie des villes d’Argentine. Elles
sont particulièrement violentes, à la fin de mai 1989, à Rosario, la troisième
ville du pays, où l’on dénombre de nombreuses attaques contre les
supermarchés (sur cent, seuls deux ont été épargnés) et autres épiceries. La
répression par la police provoque 5 morts et plus de 800 arrestations dans
tout le pays ; l’état de siège est proclamé pour un mois, alors que les
émeutes et pillages se sont répandus à Buenos Aires, où plus de 100 boutiques
et magasins sont pillés. Cette situation se prolonge jusqu’en 1991, alors que
l’inflation atteint des sommets A jusqu’à 5 000 % A, lorsque Domingo Cavallo
instaure la parité peso-dollar, lance la vente à l’encan des sociétés
nationales, ce qui assure quelques années de répit à l’économie en raison de
l’afflux de capitaux étrangers, mais en même temps entra”ne une explosion
exponentielle de la corruption et un essor trompeur de l’activité économique.
L’embellie ne dure que quelques années, avec le contrecoup de la crise
mondiale qui frappe particulièrement l’Asie mais se répercute dans ce qu’on
dénomme les économies « en développement «, auxquelles on peut assimiler
l’Argentine. En décembre 1993, à Santiago del Estero (province du nord-ouest), les
restrictions budgétaires imposées par le ministre Domingo Cavallo (déjà en
activité sous la dictature militaire), apôtre du monétarisme, entraîne des
manifestations des fonctionnaires locaux, qui tournent à l’émeute pendant
plusieurs jours ; les bâtiments administratifs et les demeures des
politiciens sont incendiés. A cette époque, une répression cachée essayait de
maintenir la domination de tous ceux qui avaient soutenu le régime militaire.
Le numéro de décembre 1993 du journal Madres de Plaza de Mayo (« Mères de la
place de Mai «) publiait une liste de « disparus « non de la dictature mais
de la « démocratie ». En août 1994, après une manifestation de plus de 100 000 personnes à
Buenos Aires, des grèves syndicales (sur fond néanmoins de rivalités
intersyndicales) et manifestations essaient de freiner les conséquences déjà
désastreuses des restrictions imposées par le FMI par l’intermédiaire du gouvernement
de Carlos Menem ; la grève est particulièrement forte dans les villes
industrielles de Rosario et Córdoba. Menem déclare ces grèves illégales et
autorise les firmes à licencier les grévistes. Fin 1994, l’hebdomadaire britannique The Economist pouvait écrire : « Pourtant le changement social le plus dérangeant n’a pas touché les
pauvres mais plutôt les classes moyennes argentines, alors encore le pays le
plus grand et le mieux nanti de toute l’Amérique latine. Bien que leur niveau
de vie ait chuté pendant des décennies, en comparaison avec d’autres pays,
les classes moyennes ont bénéficié en Argentine d’une certaine solidarité de
la part de la bourgeoisie. C’était alors un monde où l’on avait un emploi
pour la vie. Pour toutes sortes de travaux, jusqu’à l’école ou l’Eglise. Les
réformes de Menem ont fait voler cela en éclats. Les privatisations ont
chassé les cadres moyens de leur emploi ; les boutiquiers ont été mis à la
rue par les hypermarchés ; les professeurs de collèges ont dû chercher ailleurs
; les psychanalystes conduisent des taxis et les mères de famille
respectables vendent de l’assurance... Un sociologue souligne que les femmes
ont été particulièrement touchées et doivent souvent accepter des emplois mal
payés pour pouvoir joindre les deux bouts. Le nombre de foyers qui ne vit que
des revenus des femmes s’accro”t rapidement, ainsi que le nombre des familles
qui doivent prendre en charge les vieux parents... Il est clair que les
professionnels des classes moyennes sont ébranlés par ces changements et que
la plupart d’entre eux ne décolèrent pas contre l’état des services
publics... » En avril 1995, tous les maux dont souffrent les Argentins et les
réactions des exploités sont déjà récurrents : presque tout découle des
conséquences sociales de l’ouverture des frontières à la concurrence
étrangère ; les troubles divers dans les provinces, notamment dans les plus
reculées, découlent de cette même ruine des entreprises d’Etat qui rend plus
aigus les problèmes de favoritisme et de corruption qui y étaient liés. Du
nord-ouest à l’extrême sud, des mouvements souvent violents et violemment
réprimés troublent cette période où le président péroniste Menem cherche à
être réélu. Dans la province de Salta (jouxtant le Chili et la Bolivie), les
travailleurs de la province mènent des grèves répétées pour le paiement de
salaires arriérés ; dans la province proche de Jujuy, un leader syndical
charismatique obtient après une grève de la faim des concessions pour les
travailleurs des services publics ; dans la province proche du Chaco, les
travailleurs des services publics et les retraités mènent des grèves de 24 ou
48 heures pour protester contre des mois de retard dans le paiement
d’allocations ; c’est la même situation dans l’Etat de La Rioja et dans celui
de San Juan, plus au sud, à la frontière chilienne, où les enseignants font
grève plus de trois semaines ; dans la province Entre R’os, juste au nord de
Buenos Aires, une journée de grève générale paralyse tout ; dans la province
de R’o Negro, les travailleurs du secteur public agissent aussi avec grèves
et manifestations violentes, à la fin de septembre 1995, pour le paiement de
leurs salaires ; dans la Terre de Feu, à l’extrême sud, à Ushuaia, plusieurs
centaines de travailleurs occupent pendant dix jours une usine de montage de
télévisions menacée de fermeture, réclamant eux aussi le paiement de leurs
salaires, et en sont chassés par une police particulièrement violente : 1
mort et 25 blessés. En décembre 1995, les réformes fiscales et
administratives de Menem, appuyant son ministre des finances Cavallo,
accentuent encore la récession économique : partout on annonce des
licenciements de fonctionnaires et, dans la plupart des provinces, les
arriérés de salaires s’accumulent ; dans certaines provinces, même les plus
riches et les plus développées économiquement comme celle de Córdoba, les
manifestations violentes sont fréquentes. Déjà, on constate que la classe
moyenne s’appauvrit de plus en plus. Si 2 % des Argentins gagnent alors
l’équivalent de plus de 60 000 francs par mois, 44 % des foyers vivent avec
moins de 4 000 francs, alors que le coût de la vie est égal à celui de
l’Europe. Les organisations de chômeurs, les « piqueteros «, deviennent de plus en plus actives à partir de
cette période, développant des tactiques bien spécifiques dictées par les
besoins élémentaires de survie : en juin 1996, à Cutral Co, dans la province
de Neuquén (extrême ouest, près du Chili), et dans la ville voisine de Plaza
Huincul, la principale route desservant la région est coupée pendant une
semaine ; après des affrontements avec la gendarmerie locale, le gouverneur
fait procéder à des distributions de vivres. De mai à juillet 1997, plusieurs
provinces sont touchées par l’action des piqueteros,
de nouveau à Central Co, à Tartagal (dans la province de Salta, à l’extrême
nord-ouest, à la frontière bolivienne), à San Salvador de Jujuy (dans la
province de Jujuy, proche de la précédente, vers le Chili), à Cruz del Eje
(dans la province de Córdoba, près de l’importante ville de Córdoba au
nord-ouest de Buenos Aires), des milliers de piqueteros bloquent les routes pendant près de quarante-cinq
jours pour de la nourriture et la levée des coupures d’eau et de courant. Partout,
les chômeurs s’affrontent avec les forces de répression. En 1998, à
Corrientes, dans la province du même nom, au nord du pays, les travailleurs
municipaux bloquent, sur le fleuve Parani, les ponts qui assurent la liaison
avec la province voisine du Chaco Central ; les piqueteros viennent les appuyer. Fernando de la Rœa, successeur
de Menem, fait tirer sur les manifestants et le bilan de 10 morts et de
nombreux blessés ne calme pas une révolte qui se prolonge plus d’une semaine.
De nouveau dans la province de Salta (extrême nord-ouest), Tartagal, déjà le
théâtre d’émeutes en 1997, connaît en décembre 1999, puis en mai 2000, des
mouvements beaucoup plus importants : cette ville et Mosconi, dans la même
province, sont occupées pendant plusieurs jours, forces de l’ordre
pratiquement expulsées. En mai 2000, l’annonce par de la Ria de nouvelles
coupes dans les dépenses de l’Etat jette plus de 20 000 manifestants dans les
rues. Le 6 octobre, le vice-président, Carlos Alvarez, leader du Front pour
un pays solidaire (Frepaso), démissionne pour protester contre l’étouffement
d’une affaire de corruption par le Sénat. De nouveau à Tartagal, en novembre
2000, la mort d’un manifestant lors d’une action pour avoir le paiement
d’arriérés de salaires provoque une émeute : des bâtiments officiels sont
incendiés et des policiers pris en otage. Toute une économie parallèle de
survie se développe, tissant des liens hors de toute intervention étatique ;
nous reviendrons sur ce point, soulignant seulement ici que, tout comme le
mouvement des chômeurs, ces liens reconstituaient une solidarité et des
contacts de base qui formeront les structures autour desquelles les
résistances vont se développer lorsque la coupe sera pleine. C’est précisément ce qui survient dans le dernier trimestre de 2001.
Ce qui s’est déroulé au cours de ces années et ce qui va suivre ne sont qu’un
seul et même mouvement, de plus en plus exaspéré contre un chômage
grandissant et le sous-emploi (l’ensemble atteint plus de 40 % de la
population), l’enlisement de l’économie dans des mesures qui ne font
qu’accentuer ce qu’elles sont censées combattre, dans une atmosphère de
corruption et de répression. Les dernières mesures d’une classe politique aux
abois : l’amputation des salaires et des retraites, le blocage des comptes
bancaires, les manipulations des diverses monnaies de substitution, la fuite
des capitaux, font qu’une unité de lutte se constitue. Toutes les classes de
la société, à l’exclusion des classes dirigeantes de l’économie, de la
politique et de l’appareil répressif, vont s’engager dans la lutte, estompant
les divergences qui avaient pu se faire jour auparavant (par exemple,
l’hostilité des classes moyennes au mouvement des piqueteros). Alors que la classe possédante et ses valets
politiques déploient une richesse insolente, venant principalement du pillage
de l’économie et du détournement des prêts du FMI, 20 % des habitants vivent
avec moins de 2 pesos par jour et 84 % d’entre eux touchent chaque mois moins
de 1 000 pesos (environ 1 000 euros au cours d’alors). Le salaire minimum,
pas toujours appliqué, est fixé à 250 pesos par mois (250 euros), et le
revenu moyen est estimé à 500 pesos. On peut mesurer ce que signifient dans
ces conditions le « corralito « (restriction des retraits et mouvements bancaires),
la réduction des pensions et salaires de 13 %, et les mesures d’austérité
exigées par le FMI. Reprenons ici la chronologie des événements en reportant plus loin
les tentatives d’analyse : 1999 - 24 octobre : le chef de l’opposition aux péronistes, Fernando de la
Rœa (64 ans), est élu président. - Décembre : hausse des impôts qui frappe uniquement les classes
moyennes. 2000 - 29 mai : le gouvernement de la Rœa annonce une réduction importante
des dépenses de l’Etat, avec une baisse des salaires de 12 % à 15 % pour 140
000 fonctionnaires, ainsi qu’un projet de mise à l’écart des syndicats de la
gestion des oeuvres sociales : 20 000 personnes protestent dans les rues de
Buenos Aires. - 6 octobre : le vice-président Carlos Alvarez, leader du Front pour
un pays solidaire (Frepaso) démissionne pour protester contre l’étouffement
par le Sénat du scandale de pots de vin versés à l’occasion du vote de la
réforme du droit du travail, en avril 2000. - 28 décembre : le FMI alloue à l’Argentine un ballon d’oxygène de 40
milliards de dollars (45 milliards d’euros). 2001 - 16 mars : de la Rœa, président d’une alliance politique fragile
entre le Frepaso, un amalgame de péronistes dissidents de sociaux démocrates
et de centre gauche, et le centre droit (Union civique radicale), lance un
nouveau « plan d’austérité « approuvé par le FMI. - 19 mars : Domingo Cavallo, le revenant monétariste qui a oeuvré
sous la dictature militaire et auteur de la parité catastrophique
peso-dollar, ministre de l’économie, obtient des pouvoirs spéciaux pour «
résoudre « la crise. De nombreuses manifestations à Buenos Aires et dans ses
banlieues contre les mesures proposées. - 27 avril : un troisième plan d’austérité qui prévoit de « réorganiser
« les services publics. - Mai : des centaines d’enfants de chômeurs manifestent à Buenos
Aires après avoir marché pensant deux semaines depuis la province lointaine
du nord-ouest de Jujuy. - 11 juillet : onzième plan de stabilisation qui prévoit une baisse
des salaires et des pensions de 13% ce qui déclenche diverses manifestations
et journées de grèves syndicales. - 19 juillet : le pays est paralysé par une grève générale des
syndicats. Elle prélude à d’autres manifestations dans tout le pays contre le
plan d’austérité, le 29 août. - 14 octobre : élections parlementaires. Alors que le vote est
obligatoire et l’abstention passible d’amende, il y a plus de 40 % de votes
blancs ou nuls et environ 20 % d’abstentions. Défaite de l’Alliance de
gouvernement et « succès « de l’opposition péroniste - 1er décembre : le gouvernement avec Cavallo décide de limiter les
retraits en espèces à 1 000 dollars par mois (pesos) et de’interdire les
transferts à l’étranger. Depuis des mois, le gouvernement présidé depuis
décembre 1999 par de la Rœa ne parvient pas à endiguer manifestations et
émeutes récurrentes dans les villes de province, barrages routiers et
pillages des chômeurs organisés, les piqueteros,
actes collectifs ou individuels comme la mise à sac des distributeurs de
billets. Parallèlement, les plus riches retirent leur argent des banques pour
le transférer à l’étranger ou le planquer : 1 milliard 300 millions de
dollars s’envolent ainsi. - 3 décembre : pour se plier aux impératifs du FMI dont une mission
vient à Buenos Aires dicter ses conditions, des mesures strictes de contrôle
des banques sont prises qui limitent les sorties d’argent vers l’étranger (le
plus gros est déjà sorti) et les retraits en liquide des comptes bancaires.
Cette dernière mesure est particulièrement contraignante, particulièrement
pour les plus pauvres, car la plupart des transactions se font en liquide
(notamment tout ce qui se rapporte à l’économie clandestine, qui couvrirait
près de 50% de l’économie réelle), ce qui entra”ne la polarisation d’une
hostilité contre les banques. La plupart des transactions doivent recourir à
des monnaies de circonstance, émises par les organisations de troc mais aussi
par les provinces, puis par l’Etat lui-même (qui a même confisqué les avoirs
des caisses de retraite convertis en bons-papier échangeables) : si le dollar
reste roi, il est plus thésaurisé et laisse place non seulement au peso mais
à des patacones, argentino, lecops et autres « bons « de toutes les couleurs.
- 5 décembre : le FMI refuse tout nouveau crédit à l’Argentine pour
ne pas avoir accompli les réformes de tout le système étatique, réforme
rendue impossible par l’opposition à la fois des gouverneurs de province tout
puissants et la montée des résistances populaires contre toutes les mesures
déjà prises mais jugées insuffisantes par le FMI. - Jeudi 13 décembre : les trois syndicats organisent une grève
générale de 48 heures (la douzième en deux années) contre la baisse des
salaires et des pensions et le cantonnement des retraits bancaires. Grève
tout autant inefficace que les précédentes, bien que massivement suivie (des
milliers de personnes dans les rues et des barrages routiers paralysants).
Des discussions se poursuivent au niveau des dirigeants pour tenter de voir
quelles restrictions faire supporter aux classes moyenne et ouvrière afin que
les classes possédantes sortent du marasme économique, générateur d’une
misère sociale grandissante qui d’un moment à l’autre peut éclater en
mouvement dangereux pour l’ordre social capitaliste. On évalue qu’en six
mois, plus de 500 000 personnes ont descendu d’un degré dans la misère
sociale pour peupler les « villas miserỉas « où sont apparues des banderoles
soulignant ironiquement « Bienvenue aux classes moyennes «, faisant ressortir
une paupérisation générale de la quasi-totalité de la population (sauf la
frange limitée de la classe dominante et de ses plus zélés serviteurs). On
évaluera dans cette période que chaque jour 2 000 « classes moyennes «
descendent d’un cran dans l’échelle sociale. Un économiste argentin peut
souligner que « la classe moyenne voit qu’elle est au bout de la route. C’est
maintenant un jeu totalement nouveau «. Une autre manifestation syndicale est
prévue pour le 21, mais les dirigeants syndicaux seront pris de vitesse par
une explosion sociale qu’incidents et violences, limités mais récurrents,
pouvaient pourtant laisser prévoir : les promenades syndicales ne visaient
qu’à tenter de les neutraliser tout en donnant plus de poids aux
bureaucraties dans leurs intrigues autour du pouvoir. - Le 14 : nouvelles manifestations. - Samedi 15 décembre : des pillages alimentaires de magasins prennent
une grande ampleur dans les villes des provinces les plus touchées par la
misère. De telles actions ne sont pas nouvelles, même si dans un passé récent
elles furent plus sporadiques. Souvent elles sont le fait d’organisations de
chômeurs (taux de chômage avoué moyen 25 %, beaucoup plus dans certaines
régions ou quartiers du grand Buenos Aires), les piqueteros organisant ainsi depuis des mois des barrages
routiers, pas seulement pour plus d’efficacité dans la paralysie du système
économique, mais pour piller les camions de ravitaillement, corrélatif des
pillages de supermarchés ou autres centres de distribution. Comme toujours
devant cette extension des troubles, des voix se sont élevées pour insinuer
que ce développement de la violence sociale pouvait être en partie due aux
conflits de pouvoir au sein du péronisme. Certaines factions tentant soit de
prendre le pouvoir à la faveur des troubles existants, soit de consolider ce
pouvoir par une répression violente en envoyant des troupes de choc pour
créer des foyers de violence. Une campagne d’intoxication essaie même de
dresser les classes moyennes contre les « pillards « en faisant courir le bruit
que des « bandes « attaquent les maisons des quartiers classes moyennes ; ce
qui fera d’ailleurs long feu après que des groupes d’autodéfense aient
attendu en vain ces pillards inexistants. - 17 décembre : c’est dans ces conditions que le gouvernement annonce
que le nouveau budget va prévoir des réductions de dépenses de 20 %, ce qui
implique une nouvelle baisse globale du niveau des services, salaires et
pensions. Une consultation populaire, lancée par le Front national contre la
pauvreté pour le travail et la production (Frenapo, organisation réunissant
le syndicat CTA, l’Eglise et divers groupes humanitaires ou civiques) et
revendiquant notamment une assurance-chômage, a recueilli 2 700 000 votes en
faveur de la création d’un « salaire de citoyenneté « pour combattre le
chômage, la pauvreté et la récession. Ce vote organisé en dehors de toute
intervention gouvernementale ou politique semble avoir été une sorte de
contre-feu réformiste à un mouvement qui, initié par les piqueteros, leur échappe maintenant totalement dans un raz de
marée sauvage. * Dimanche 16, lundi17, mardi 18 : les pillages et émeutes gagnent la
région de Buenos Aires et la répression devient plus dure avec des meurtres
d’activistes. Il est impossible de tout recenser : ce sont des centaines, des
milliers, principalement des pauvres et des chômeurs, mais aussi des membres
déchus des classes moyennes qui se ruent sur tous les centres de distribution
(supermarchés, entrepôts, boutiques, etc.) et les bâtiments officiels Par
exemple, plus de 2 000 manifestants rassemblés devant un supermarché Auchan à
Quilmes, dans la région de Buenos Aires, ne se dispersent qu’après avoir reçu
la promesse d’une distribution de 3 000 sacs de 20 kilos de produits
alimentaires et du paiement des allocations qui auraient dû être versées au
titre des plans emploi. * Cette situation se prolonge dans la nuit du 18 au 19 décembre. Le
slogan est des plus simples : « Nous voulons à manger «. La libération de
l’ancien président Menem, emprisonné pour corruption, après une décision
d’une Cour suprême où il s’est auparavant assuré une majorité, n’est pas
faite pour calmer les ressentiment populaire. * La journée du mercredi 19 décembre et la nuit du 19 au 20 sont
particulièrement confuses. Le mouvement s’étend, quasi spontané, alors que le
gouvernement de la Rœa dénonce « l’anarchie » et menace de « rétablir
l’ordre » , ce qu’il fait d’ailleurs au cours de la journée du 19
en décrétant l’état de siège (toute réunion publique de plus de deux
personnes devient subversion, les médias sont censurés et les forces de
répression mobilisées au maximum). Les premiers « concerts de
casseroles » (cacerolazos) ne font que reprendre une pratique qui avait
amené la fin de la dictature militaire en 1976. Les manifestations, émeutes
et pillages affectent aussi tous les faubourgs de Buenos Aires et plus d’une
douzaine de villes dans tout le pays. Le président est molesté par la foule
alors qu’il sort d’une réunion avec les gouverneurs de province. Plusieurs
flics sont désarmés et certains sont lynchés. Dans la soirée du 19, une manifestation monstre d’au moins un million
de personnes converge spontanément vers la place de Mai (célèbre par les
manifestations sous la dictature militaire des mères de disparus,
manifestations qui se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui pour demander des
poursuites contre les responsables des massacres alors perpétrés), devant le
Palais présidentiel, et, aux cris de « démission ! », conspue les
dirigeants politiques et syndicaux. A une heure du matin, la police attaque
pour dégager la place : la foule disparate (vieux, femmes, enfantsÉ) se
disperse mais les éléments les plus combatifs se réorganisent et une bataille
mouvante s’engage dans les rues du centre de Buenos Aires. Des flics seront
fait prisonniers et désarmés ; d’autres seront lynchés. Sur plusieurs
kilomètres carrés, toutes les banques sont incendiées, de même que les MacDo. Voici comment un témoin décrit l’explosion du 19 décembre : « ...En
dépit de leur violence, les émeutes de la faim du mercredi 19 décembre qui
touchèrent divers faubourgs de Buenos Aires et une douzaine d’autres villes
dans tout le pays étaient largement prévisibles... Les contrôles bancaires
imposés ce mois-ci pour stopper la ruée vers les dépôts bancaires a également
asséché la circulation monétaire dans l’économie et frappé de plein fouet les
pauvres qui tiraient leur subsistance du secteur informel. La surprise vint
de ce qui arriva ensuite. Comme la nuit tombait, des familles entières des
quartiers classes moyennes comme Belgrano quittèrent leurs demeures en tapant
sur des gamelles et casseroles dans un mouvement de protestation bon enfant
contre le gouvernement et sa politique économique. Les voitures klaxonnaient
et tous ces gens chantèrent dans la rue jusqu’au petit matin comme si le pays
venait de gagner la coupe mondiale. Des milliers d’entre eux convergèrent
vers la place de Mai où se trouve le palais présidentiel, avec les enfants,
les chiens, toute la famille. La protestation spontanée était apparemment provoquée
par la répulsion qu’avait causée l’adresse à la nation par de la Ria le
mercredi soir... Dans la journée du jeudi 20, l’atmosphère avait
dramatiquement changé. Des barricades surgissent dans bien des rues de Buenos
Aires ; les jeunes sont les plus déterminés et les plus efficaces car ils ont
l’expérience des affrontements avec les flics dans les bagarres qui suivent
les concerts rock ou les matches. Des foules de jeunes hommes, le visage
dissimulé, enfoncent les barrières de protection, attaquent en jetant des
pierres la police des émeutes, qui riposte avec des gaz lacrymogènes et des
balles en caoutchouc. D’autres manifestants sont attaqués par la police
montée, certains traînés dans les cars de police ». Un autre témoignage d’un étudiant montre comment un tel mouvement
surgit spontanément ; il décrit d’abord son trajet dans l’après-midi du 19
décembre, dans une ville quasi déserte où les magasins sont fermés par peur
du pillage alors que certains ont déjà été pillés ; revenu chez lui, il
entend le discours de de la Rœa à la télévision : « ...Quelque chose que je ne peux expliquer me pousse à mettre mes
chaussures et un short ; j’attrape une grande marmite et, torse nu, je marche
jusqu’au coin de la rue et commence à frapper la vieille casserole avec une
cuillère en bois... Nous nous rendons compte que nous ne sommes pas quelques
fous isolés. En quelques minutes, au coin de la rue, nous sommes déjà des
dizaines avec nos casseroles. Le mouvement de protestation se généralise,
même si nous ne savons pas où aller. Jusqu’au moment où un groupe à l’allure
de musiciens ambulants nous entra”ne. Quelques minutes plus tard, on nous
emmène à la place de Mai. Sans nous changer, nous y allons sans papiers, sans
argent, avec seulement nos portables pour rester en contact. Nous ne savons
toujours pas pourquoi nous y allons mais quelque chose nous dit que nous
devons être « sur la Place »... Nous voyons la marée humaine qui
s’y dirige ; nous nous rendons compte que quelque chose de nouveau se
prépare... des milliers de personnes sont déjà en train de chanter « ces
connards, ces connards, l’état de siège ils peuvent se le mettre au
cul » ou « Le peuple ne sera jamais vaincu »... Personne ne
mène la marche, personne ne dirige mais nous nous déplaçons tous... » - Décrivant les événements de ces jours et des jours suivants, le
quotidien britannique Financial Times pouvait écrire : « Une fois que la
mèche a été allumée, il semblait n’y avoir aucun moyen pour stopper
l’incendie. Ce qui avait commencé par quelques incidents isolés de pillage de
supermarchés dans de lointaines provinces se répandit comme un feu de brousse
dans tout le pays pendant le week-end. « Les images de la répression
diffusées par la télévision tout comme le retour des manifestants dans les
quartiers amplifient la révolte. - Dans les provinces, la situation n’est pas plus calme. A Córdoba,
seconde ville d’Argentine, siège de l’industrie automobile, la rupture de
négociations avec la mairie pour les salaires des employés municipaux
entra”ne le 19 une occupation de la mairie pour la tenue d’une assemblée.
Expulsés par la police, ils tentent de l’incendier et dressent des barricades
dans les rues, rejoints par la population et par les ouvriers de plusieurs
usines qui se mettent en grève. Ce jour et les jours suivants, manifestations
et attaques diverses (pillages de supermarchés) reproduisent la même montée
dans une unité de tous les exploités d’actions diverses similaires à ce qui
se déroule dans la capitale. Mais là aussi la répression sévit avec les tirs
à balles réelles. - Le jeudi 20, dès le matin, des milliers de manifestants se joignent
à la manifestation habituelle hebdomadaire des Mères de la place de Mai et
que le ministre des finances Cavallo, apôtre du monétarisme et du libre
marché, démissionne. Un témoin décrira ainsi cette vague entièrement
spontanée : « Les gens allaient, venaient, les cortèges se recyclaient, les
avenues se vidaient puis se remplissaient à nouveau d’hommes, de femmes, de
familles avec leurs chiens... C’était quelque chose d’impressionnant parce
que totalement spontané... « Les manifestants se rassemblent de nouveau
devant le Parlement, devant la résidence du premier ministre, devant le
ministère des finances. La maison de Cavallo est assiégée alors que celui-ci
pense se mettre à l’abri avec sa famille à l’étranger. Les interdictions
découlant de la proclamation de l’état de siège restent lettre morte et c’est
sur le terrain que « l’ordre doit se faire respecter «. Des grèves surprises
se déroulent dans les transports locaux. Des groupes tentent de pénétrer dans
le palais présidentiel, le ministère de l’économie est incendié. Les forces
de répression entrent en action, tirant à balles réelles. Les combats de rue
dureront plus de neuf heures. Dans les districts ouvriers de la banlieue de
Buenos Aires, des bandes de jeunes attaquent les épiceries, les restaurants,
les supermarchés, submergeant les flics qui essaient de les endiguer. Des
équipes de tueurs en civils se glissent parmi les manifestants et un certains
nombre de tués auront été abattus d’une balle dans la nuque. Ce même jeudi, les syndicats organisent une journée de grève générale
pour protester contre l’état de siège... pour une journée seulement,
ordonnant la reprise pour le lendemain, reprise d’ailleurs seulement suivie
très partiellement. - De ces journées d’affrontement, on dénombrera plus de 35 tués (24 à
Buenos Aires, 5 à Santa Fe, 1 à Córdoba, 1 à Tucumin, 1 à Corrientes, 1 à Rio
Negro), des centaines de blessés (185 à Buenos Aires) et des milliers
d’arrestations (chiffre officiel 3 273, dont 2 400 à Buenos Aires). La
démission du président du gouvernement de la Rœa dans la soirée du jeudi 20
décembre (il doit être évacué en hélicoptère pour regagner son domicile)
montre que les autorités ne savent pas trop comment endiguer le mouvement,
qui ne baisse pas les bras malgré cette brutale répression. Pourtant
celle-ci, conjuguée aux manœuvres politiques, para”t entraîner un répit pour
les dirigeants du système. Ce n’est que partie remise. - Le 23 décembre, pour tenter de dévier l’émeute, le nouveau
président, Adolfo Rodriguez Sai, annonce des mesures démagogiques : le
moratoire de la dette extérieure, 1 million d’emplois nouveaux, etc. Sans
effet. - Le 24, il promet aux Mères de la place de Mai l’annulation du
décret qui empêche l’extradition des tortionnaires de la dictature militaire.
- Mais le 25, l’ex-président Carlos Menem est libéré de la prison où
il était enfermé pour corruption, et annonce sa candidature pour 2003 :
mesures destinées à calmer une fraction du clan péroniste. u Dans la nuit du 28 au 29 décembre, suite à la carence des
politiques face aux revendications exprimées par les manifestants, et malgré
la démission de tout le gouvernement, de nouvelles manifestations se
rassemblent sur la place de Mai. Dans la matinée, les Mac Donald, des
banques, des bâtiments officiels sont attaquées, voire incendiés. Des
milliers de membres des classes moyennes convergent, dans un concert de
casseroles, vers la place, se joignant aux Mères de la place de Mai dans un
sit-in bientôt dispersé par les attaques de la police. La manifestation se
veut pacifique mais suite à l’action de la police, des groupes de jeunes
tentent de prendre d’assaut le palais gouvernemental. Dans un café, un
policier à la retraite abat, de sang-froid, trois jeunes qui manifestent trop
ouvertement leur soutien aux manifestants. 12 flics sont blessés, 33
arrestations. - Le 30 décembre, le président par intérim Sa‡, à peine nommé,
démissionne, pris à la fois par tout le mouvement de résistance et l’abandon
de ses pairs dans les affrontements de clans au sein du mouvement péroniste.
Il est remplacé dans la nuit du 1er au 2 janvier par un péroniste d’un autre
clan, Eduardo Duhalde (avocat de 60 ans au passé très douteux de corrompu
lorsqu’il était gouverneur de la province de Buenos Aires et même de
profiteur du trafic de la drogue, qui a laissé les caisses de la plus grande
province d’Argentine, celle de Buenos Aires, entièrement vides avec une dette
plus importante que celle des quatorze autres réunies). Il est sensé incarner
une sorte d’union politique nationale (alliance des péronistes, du Frepaso et
des radicaux, avec le soutien de l’Eglise catholique) y compris d’une partie
de ce qu’on appelle la gauche. Il déclare aux patrons rassemblés : « La
prochaine étape de notre décadence serait un bain de sang. « Des militants
péronistes manifestent devant l’assemblée pour soutenir ce candidat « d’union
nationale «. Duhalde annonce en même temps l’abandon de la parité peso-dollar
et la suspension du paiement de la dette. Nouvelles manifestations que ne
désamorce pas la valse des présidents. Un général peut déclarer : « C’est la
première fois que la société argentine dépose un président sans la
participation des forces armées. » 2002 - Tout au long de janvier, les manifestations se répètent mais on
peut penser que le mélange de promesses politiques, de renforcement de la
présence policière et militaire font que, tout en gardant une grande ampleur
à la fois par leur nombre et leur extension géographique, elles restent néanmoins
dans un certain cadre institutionnel. - 11 janvier : le concert de casseroles habituel dans une
manifestation pacifique se transforme de nouveau en émeutes dans le centre de
Buenos Aires, avec des attaques de banques et des sièges de sociétés étrangères.
- 14 janvier : nouvelles manifestations, notamment devant le palais
présidentiel, alors que dans les provinces de Santa Fe et de Jujuy, des
milliers de manifestants attaquent les banques. Dans le marché central de
Buenos Aires, 500 piqueteros qui exigent
des vivres sont chassés par les sbires des patrons et les travailleurs du
marché ; des banques sont attaquées. - 25 janvier : une nouvelle manifestation monstre dans le centre de
Buenos Aires, mobilisée par les comités de quartiers, se heurte à une mobilisation
policière sans précédent. En province, des manifestations semblables se
déroulent au même moment ; à Junin, 600 manifestants brûlent la maison d’un
député péroniste. - 28 janvier : plus de 15 000 piqueteros
soutenus par les assemblées populaires convergent sur la place de Mai,
presque accueillis comme des libérateurs auxquels on offre nourriture,
boissons, etc. Pour tenter de désamorcer ce mouvement des chômeurs, Duhalde
reçoit une délégation des piqueteros,
auxquels il annonce lui aussi un programme de création d’emplois payés 200
pesos par mois (116 euros). - Début février, la lassitude devant l’atermoiement des politiques
semble entraîner une nouvelle radicalité. Le 1er février, la Cour de Justice
déclare « inconstitutionnel « le « corralito « (restriction des retraits et
mouvements bancaires décidée au début de la crise et jamais rapportée) ; mais
cette mesure prise par un tribunal composé d’une majorité de juges favorables
à la tendance péroniste fidèle à Carlos Menem est plus une manoeuvre
politique destinée à embarrasser le président Duhalde, qui se trouve
contraint d’annuler le plan économique qu’il vient juste d’annoncer. La
Banque centrale décide la fermeture de tous les établissements bancaires et
marchés des changes pour éviter les évasions de capitaux. En réalité, les
capitaux et fortunes privées se sont déjà évadés depuis des mois (le montant
total des dépôts à l’étranger est égal aux trois quarts des 150 milliards de
la dette extérieure) et ces mesures touchent plus particulièrement, tout
comme les mesures antérieures, les petits déposants des classes moyennes. Les
manifestations se poursuivent et visent plus particulièrement les banques, y
compris la Banque centrale. Des dizaines de milliers de personnes se
rassemblent sur la place de Mai, convoquées par les assemblées de quartier,
et des manifestations semblables se déroulent dans plus de 100 villes du
pays. - Samedi 2 et dimanche 3 février : les raisons du blocage deviennent
claires avec l’abandon de la parité peso-dollar, le flottement du peso et une
conversion complexe des comptes bancaires qui lèsent tous ceux qui n’ont pu
faire des transferts à l’étranger ou conserver des dollars en espèces. Le
projet de budget annoncé n’accordent que la moitié de ce que revendiquaient
les chômeurs ; il n’est prévu aucune augmentation des salaires alors que
l’inflation qui résultera des mesures monétaires est évaluée à 15 %. Des
estimations laissent penser que le nombre des pauvres va passer de 15 à 17
millions. En même temps, le gouvernement annonce qu’il « faut reconstruire
l’appareil productif « (sous-entendu par des « sacrifices » imposés aux
travailleurs ou retraités) et ajoute que le pays étant « au bord de
l’anarchie », il importe de « maintenir la paix sociale » ; Duhalde
ajoute qu’il « n’est pas un président faible ». On sait ce que parler
veut dire. - 5 février : la réponse vient. Les piqueteros se rassemblent sur la place de Mai et les routes sont
coupées par des barrages un peu partout.Leur slogan est « Du pain et du
travail «. Les classes moyennes, autrefois hostiles, ne le sont plus du tout,
d’autant moins qu’une partie de leurs membres sont descendus dans l’échelle
sociale, souvent dans la condition de chômeur. Comme ils viennent des
quartiers périphériques, les manifestants sont accueillis avec des boissons
et de la nourriture. - 6 février : les émeutes se déplacent aux portes des banques. - 7 février : les concerts de casseroles reprennent de plus belle.
Des milliers de manifestants se rassemblent devant le Palais de justice de
Buenos Aires, demandant la démission des juges corrompus, et promettent de
revenir chaque jeudi tant qu’une procédure de destitution ne sera pas ouverte
(les juges sont soupçonnés notamment d’avoir couvert le trafic d’armes dont
est accusé Carlos Menem). Buenos Aires prend l’aspect d’une ville assiégée,
témoignant des escarmouches constantes avec les forces de répression : les
cabines téléphoniques et les abribus sont presque tous détruits. Les banques
et les bureaux de sociétés sont blindés de tôles. - C’est une situation qui se reproduit quasi quotidiennement avec les
mêmes objectifs : bâtiments judiciaires,ministériels, bancaires, etc. Les
hommes politiques les plus connus pour leur corruption sont particulièrement
visés : leurs méfaits sont diffusés sur Internet et même sur une cha”ne de
télévision, avec leurs adresses et coordonnées personnelles, leurs photos
sont placardées dans la ville avec les mêmes renseignements ; ils ne peuvent
pratiquement plus sortir car, reconnus, ils sont immédiatementt interpellés,
bousculés, parfois molestés. Les piqueteros
non seulement continuent leurs barrages mais tentent toujours par la
persuasion ou la violence de se faire délivrer de la nourriture ; les
pillages deviennent plus difficiles car entrepôts et supermarchés sont fermés
et blindés et/ou gardés par des milices ou des flics. Dans toute cette
période, depuis janvier, les comités de quartiers qui se fédèrent en
assemblées de quartier et en collectifs plus larges sont avec les piqueteros au centre des actions les
plus importantes, agissant comme des groupes de pression sur le pouvoir en
place. Au point qu’un des dirigeants politiques croit devoir rappeler que,
aux termes de la constitution, « le peuple ne délibère pas et ne gouverne que
par l’intermédiaire de ses représentants... Il faut arrêter la fantaisie des
gens dans la rue qui disposent de ce qui doit ou ne doit pas se faire...
Il... faut adresser des pétitions aux autorités... de façon ordonnée et
sensée au lieu de les livrer en pâture aux agitateurs habituels... « - Février. Pour soutenir le président Duhalde et un projet de budget
satisfaisant à la fois les impératifs du FMI, le financement des provinces
(les gouverneurs ont obtenu que 30 % des nouvelles recettes fiscales leur
soient attribuées contre un engagement de réduire de 60 % leur déficit) et
prévoyant de nouvelles taxes sur les exportations couplées avec une réduction
de 14 % des dépenses de l’Etat, une sorte de contre-manifestation péroniste
rassemble des milliers de militants brandissant des drapeaux argentins devant
le Parlement. Une émission de la chaîne de télévision America, « Derrière les
informations «, montre comment les cadres du parti peroniste recrutent des
manifestants pour 25 pesos ou une promesse d’emploi. Au moment où nous mettons la dernière main à cette brochure (15 mai
2002) la situation en Argentine est loin d’être éclaircie. Le Financial Times
du 14 mai 2002 peut titrer : « Plan de sauvetage, retour à la case départ «.
Pratiquement depuis le coup d’arrêt brutal de la répression sanglante des 19
et 20 décembre, les forces de résistance se sont en quelque sorte
reconverties et réorganisées hors des circuits économiques, sociaux et
politiques officiels mais évitent jusqu’à présent tout affrontement direct
global avec le système. Pourtant, derrière cet apparent immobilisme (en
partie dû au silence médiatique) qui pourrait faire penser à une impasse, ces
forces sont toujours aussi vigoureuses et des transformations, peut-être plus
radicales dans les pratiques de la vie quotidienne, s’esquissent. Du côté du capital, les événements récents n’apportent guère plus de
clarté. Sans doute le gouvernement Duhalde dispose-t-il toujours de sa «
légitimité constitutionnelle « mais, même garantie par un appareil policier
et militaire omniprésent, son autorité ne semble guère dépasser les portes du
palais présidentiel. La crainte d’une explosion sociale radicale fait qu’il
ne peut se plier directement aux exigences du FMI, qui tient les cordons de
la bourse. Une nouvelle aide financière, en fait, ne résoudrait pas
grand-chose tant l’économie argentine A en termes capitalistes A sombre de
plus en plus dans le marasme. Nous ne donnons ci-après que les derniers
développements d’avril et mai. - 16 avril : le ministre de l’économie Leninev, accusé d’être trop
accommodant avec le FMI, rétorque aux apôtres de l’économie libérale qui a
ruiné l’Argentine : « Ne nous demandez pas de faire en avril ce que nous
n’avons pu faire en sept années. « Le peso a perdu depuis décembre par rapport au dollar les deux tiers
de sa valeur, ruinant encore plus ceux qui avaient des pesos ou autres
monnaies parallèles et accroissant considérablement les risques d’inflation.
La pression du FMI vise uniquement à préserver les intérêts du capital,
notamment étranger. Concernant la réforme de l’Etat, les mesures prônées par
le FMI impliqueraient le licenciement de 500 000 employés des provinces et de
l’Etat ; ce qui, dans les circonstances actuelles, aurait des conséquences
dramatiques pour le système. Les provinces continuent d’imprimer des « bons «
qui servent à payer ces employés plus ou moins fictifs, bons qui circulent
comme monnaie parallèle. Une des conditions du FMI est l’arrêt de ces
émissions, ce qui équivaudrait au licenciement des employés concernés, les
provinces n’ayant guère de ressources en monnaies légales, peso ou dollar. - 24 avril : le ministre de l’économie, désavoué par le FMI,
démissionne (le cinquième en un an) alors que les détenteurs de comptes
bancaires dont le montant est converti en bons à remboursement différé
manifestent devant le Parlement protégé par d’impressionnantes forces de
police et militaires. Les manifestants réussissent à détruire les voitures
des parlementaires. Pour pallier les conséquences d’une décision de la Cour suprême
suspendant le blocage des comptes bancaires (décision qui entra”nerait la
faillite des banques car elles n’ont pas de liquidités) le gouvernement
décrète des « jours de congé illimités «, pendant lesquels les banques sont
fermées. Mais il doit revenir sur cette décision sous la pression de la rue
et d’une partie de l’appareil politique, pour rétablir le blocage par voie
législative. Partout, notamment dans les provinces, les travailleurs du secteur
public non payés manifestent violemment. A San Juan (nord-ouest), la police tire
sur les manifestants pour protéger les bâtiments officiels. La classe
politique cherche à tout prix à éviter des élections de peur d’une déroute
totale du système représentatif. La pauvreté atteint la moitié de la
population, soit 18 millions d’habitants, et s’accro”t quotidiennement avec
la dérive des prix. - 26 avril : discussions sur 14 points de mesures diverses imposées
par le FMI. Pour finalement ne pas pouvoir les accepter, les difficultés
quotidiennes empirant. Les hôpitaux n’ont pratiquement plus de médicaments ou
de parapharmacie, il faut faire d’interminables queues pour obtenir un
rendez-vous avec un médecin un ou deux mois plus tard. Un Argentin sur deux
n’a plus droit à une couverture sociale. - 9 mai : Annonce de l’échec total des pourparlers avec le FMI. Les
« piqueteros » : récupération et expropriation L’extension du chômage en 1996 a entra”né non seulement le
développement d’organisations spécifiques de chômeurs, mais aussi
l’apparition de méthodes de lutte nouvelles. Celles-ci tranchaient avec ce
que les organisations de chômeurs n’avaient pu réaliser dans d’autres pays,
où elles ne parvenaient qu’à de timides tentatives, pour des raisons chaque
fois spécifiques et aisément explicables. C’est presque un lieu commun que de constater qu’en général, les
chômeurs n’intéressent guère, sauf si leur proportion devient préoccupante
pour les pouvoirs publics, parce qu’elle menace le difficile équilibre entre
le financement garantissant la paix sociale et cette paix sociale elle-même,
et pour les actifs, dont la crainte du chômage peut modifier les
comportements à la fois dans les rapports de travail et dans les choix
politiques. Pendant plusieurs années les piqueteros,
chômeurs organisés sur une base essentiellement locale, avaient eu recours,
pour faire valoir ce qu’ils estimaient leurs droits, à des barrages routiers
paralysant momentanément le processus économique. Ils se référaient ainsi à
une tactique universellement connue (pratiquée ici même en Europe comme
tactique de lutte, ponctuellement ou à grande échelle, jusqu’en Russie), mais
laissaient les « actifs » et ceux que l’on range dans les « classes
moyennes « assez peu préoccupés de leur situation. Même si elles étaient
souvent violemment réprimées, leurs luttes restaient isolées, localisées et
n’avaient pas un effet d’entraînement pour d’autres couches de la population,
travailleurs ou pas, pourtant touchées par la montée des difficultés, ce qui
autorisait d’autant plus la répression et un certain ostracisme du pouvoir.
Les choses pourtant se transformaient, précisément à cause de la montée des
difficultés : le nombre des chômeurs s’accroissant et les couches sociales
jusqu’alors non concernées subissant le poids de la crise, la répression
devenait plus difficile, tant à cause de l’implication d’un plus grand nombre
de personnes dans ces actions que d’un certain soutien indirect, là où elles
ne trouvaient auparavant qu’indifférence voire hostilité. Cette tactique était celle d’un groupe social qui n’avait pas d’autre
moyen de pression sur le pouvoir politique, car totalement coupé du recours à
la grève. Pratiquement, les chômeurs argentins n’étaient pas indemnisés et se
devaient de s’organiser pour leur survie, prolongement sans aucun doute de
leur démarche individuelle. Celle-ci devenant plus difficile avec la montée
du chômage, les association de chômeurs devenaient plus radicales. Dans une
première période, les barrages routiers, indépendamment ou non des journées
de grève et manifestations récurrentes organisées par les syndicats, visaient
essentiellement à faire pression sur le gouvernement pour obtenir d’abord de
la nourriture (sous forme de colis), des soins médicaux et, éventuellement,
du travail. Il semble que ces barrages routiers doivent, dans cette première
période d’action des chômeurs, être dissociés de situations également
récurrentes dans les provinces pauvres reculées du Nord-Ouest de l’Argentine,
frappées en priorité par la crise économique. Il est devenu là impossible de
maintenir un système de clientélisme ayant multiplié les emplois locaux créés
pour résorber une pauvreté endémique. Les révoltes locales et les attaques de
bâtiments officiels y étaient devenues fréquentes. On ne peut exclure que ces
révoltes à la fois aient fourni un modèle et aient contribué à modifier un rapport
de forces dans les provinces urbaines lorsque l’extension du chômage et de la
pauvreté conséquente eurent créé des situations similaires. Les organisations
de chômeurs virent ainsi se former des coordinations provinciales puis
nationales. Les méthodes de lutte peuvent avoir été modifiées aussi par la
diversification de l’origine des chômeurs : de plus en plus ceux-ci étaient
des ouvriers d’industries touchées par l’entrée en masse des capitaux et des
produits étrangers, résultat de la politique de libre-échange des
gouvernements militaire comme des suivants, après la brève embellie provoquée
par l’afflux de capitaux étrangers profitant du bradage des industries
nationalisées et du secteur public. Le mouvement pouvait ainsi s’élargir dans
sa composition sur une base locale active, non seulement avec ces ouvriers
d’industries, mais aussi avec des familles (notamment des femmes, peut-être
influencées par le rôle joué par les Mères de la place de Mai dans la
persistance de leur revendication de justice) et avec des jeunes qui
n’avaient jamais eu un emploi (alors que l’industrie ne tourne qu’à 40% de sa
capacité, la majorité de la moyenne de 20% de chômeurs avoués sont des
ouvriers d’industrie récemment licenciés). Les pratiques « illégales « prenaient une grande dimension avec la
multiplication des pratiques individuelles de récupération, par exemple le «
vol « d’électricité. Si, à l’origine, ces mouvements venaient surtout des
banlieues misérables des villes, des bidonvilles, le déclassement progressif
d’abord puis accéléré des mutations sociales faisait que d’autres couches s’y
agrégeaient par un double phénomène : social, des déclassés venant
s’installer dans ces quartiers pauvres, et géographique, par la paupérisation
des quartiers ouvriers et même classes moyennes traditionnels. Cette
situation entraînait un changement d’attitude à l’égard des piqueteros, vus autrefois comme des «
marginaux dangereux « mais de plus en plus admis de même que leurs actions
plus radicales. On verra que lors des événements de décembre, cette situation
servira en quelque sorte de détonateur dans un mouvement où les piqueteros pourront paraître comme une
avant-garde suivie et associée et non plus isolée. Le mouvement piquetero a vu le jour dans la province de Jujuy, dans
l’extrême nord-ouest de l’Argentine. La période péroniste y avait apporté une
relative prospérité de 1946 à 1955, avec le développement d’une agriculture
industrielle (tabac et sucre) et l’installation sur les mines locales d’une
industrie sidérurgique (Aceros Zapla), la plupart de ces industries étant des
entreprises nationalisées. En 1980, la privatisation et l’abaissement des
tarifs douaniers au nom de la liberté du marché ruinèrent toutes ces
industries. Aceros Zapla, rachetée par un trust américain, réduisit ses
effectifs de 5 000 à 700 personnes pour ne se consacrer qu’à des fabrications
très spécialisées. Dans une province de 600 000 habitants, le chômage
proliféra et, dans la période récente, s’aggrava, passant de 35 % en 1991 à
55 % en 1999. Les organisations locales de défense des chômeurs épuisèrent
les voies légales et pacifiques pour tenter de faire cesser cette situattion
et obtenir au moins des subsides. C’est alors que, de guerre lasse, ils
imaginèrent de bloquer le 7 mai 1997 le pont qui commande le trafic vers la
Bolivie proche. Ils firent école et, spontanément, en quatre jours, leur
mouvement s’étendit à toute la province. Le gouvernement envoya la troupe le
20 mai pour rétablir l’ordre : deux tués et des centaines de blessés. 12 500
emplois d’Etat furent créés et des aides concédées aux chômeurs. L’exemple était donné et le mouvement s’étendit peu à peu dans toutes
les régions où l’industrie était en chute libre, notamment à Córdoba,
Rosario, Neuquén et Buenos Aires ; des organisations autonomes se créèrent
qui finirent par se coordonner ; ainsi était né le mouvement piqueteros avec sa composition de
classe sans équivoque et son radicalisme. Ils se définissaient par l’absence
de toute hiérarchie. Toutes les décisions émanaient des assemblées et tout
était décidé en commun. D’autres régions semblent revendiquer la naissance du
mouvement piqueteros, comme Central
Co, une localité pétrolière du sud où la privatisation entraîna une situation
telle que le blocage de la principale route conduisant vers le sud du pays
était inévitable. En réalité, on peut considérer que le mouvement a dû naître
en différents points du pays à partir des mêmes causes et dans des situations
identiques. L’année 2000 témoigne de l’importance prise par ce mouvement : c’est
l’amplification des barrages routiers, qui deviennent massifs. Le barrage de
La Matanza dans la province de Buenos Aires (2 millions d’habitants dans ce
district qui fut industriel, voir annexe page 67) ou un autre à La Plata
rassemblent plusieurs milliers de piqueteros
et ne sont levés qu’au bout de dix jours. Au départ, les revendications
étaient de l’immédiat très concret : libération de militants emprisonnés,
retrait de la police, distribution de nourriture, création d’emplois,
indemnités de chômage, réparations des routes, prise en charge des dépenses
de santé, etc. Une stratégie s’élabore : une fois le point de barrage choisi
par les piqueteros locaux, des
contacts sont pris avec tout le voisinage et des assemblées se tiennent sur
les lieux du barrage. Des tentes et des cantines asurent la permanence et si
la police intervient, une prompte mobilisation décuple les occupants. Parfois
les choses vont plus loin. Dans la ville de General Mosconi, dans la province
de Salta, dans le nord-ouest du pays, les piqueteros
établirent 300 projets d’une économie parallèle dont certains fonctionnent
actuellement. Mais l’accélération de la descente économique aux enfers et les
difficultés de plus en plus grandes entraînent une extension du mouvement
dans deux directions. D’un côté une structuration : en septembre, une
assemblée de la région de Buenos Aires voit la participation de plus de 2 000
délégués à une assemblée régionale ; le 3 décembre 2000, les piqueteros de Tartagal convoquent des
assemblées locales, puis une assemblée nationale provisoire. De l’autre, les
objectifs changent : on n’adresse plus des revendications à un pouvoir qui ne
veut plus rien accorder mais on prend, on « récupère » : les camions ne
sont plus bloqués mais pillés, de même que les entrepôts, les supermarchés et
la colère conduit à l’attaque des bâtiments publics. Le 17 juin 2000, des
émeutes dans la ville de General Mosconi est violemment réprimée, faisant
deux tués et plus de 40 blessés. Ce qui entra”ne un mouvement de protestation
des piqueteros dans toutes
l’Argentine avec plus de 300 barrages. C’est en quelque sorte une répétition
générale de ce que l’on verra éclater à bien plus grande échelle en décembre
2002. Mais, jusqu’alors, les actions ne déborderont pas, même dans leur
violence, le cadre d’une revendication négociée avec les autorités. Pourtant,
un élément nouveau s’est déjà glissé systématiquement dans la politique des piqueteros : les barrages routiers
voient face à face chômeurs déterminés et police, que le pouvoir utilise
plutôt pour contenir que pour réprimer (il y aura quand même plus de six
morts dans la période récente dans les bagarres avec la police sur des
barrages routiers). La méthode utilisée présente tous les caractères d’une
action ouvrière ; la tactique évidente est de paralyser l’économie en
bloquant les transports, essentiellement la circulation des marchandises La
levée des barrages routiers dépend de négociations sur les revendications
immédiates, presque toujours des secours en espèces ou en marchandises. Ce
n’est pas nouveau, bien sûr, et n’a rien de « révolutionnaire «, mais ce qui
est nouveau, ce qui est en quelque sorte l’expression de ce défi à la classe
politique et à toute forme de représentation qui éclatera plus tard, c’est le
refus de la délégation, d’envoyer quelques-uns (méfiance envers les
porte-parole politiques et/ou syndicaux qui ont pu s’infiltrer dans le
mouvement). Une sorte de démocratie directe s’installe : les représentants de
l’autorité doivent venir sur place discuter avec l’ensemble des participants
à l’action considérée, et un accord doit être atteint pour que le barrage
soit levé (nous ignorons si cet accord doit être entériné par tous unanimes
ou par une simple majorité et sous quelle forme c’est acquis). Ainsi, bien avant les assemblées qui surgiront dans les quartiers des
classes moyennes après le 19 décembre, la pratique des assemblées locales et
leur fédération au plan national sont déjà en place A de même que les
tentatives de récupération. D’autres caractères apparaissent selon les situations découlant de la
lutte pour le logement et pour la terre. Les « locaux « semblent avoir
organisé la récupération des terres (pour construire ou pour cultiver, on ne
sait), installé des logements de fortune et mis en place la « récupération «
et la distribution de l’électricité, de l’eau potable, construit les égouts,
c’est-à-dire tout un processus d’auto-organisation de la survie. Tout comme les réseaux de troc subissent dans leur extension des
tentatives d’intégration, pour en faire des auxiliaires de gestion de la
pénurie dans un système qui garde toutes ses capacités d’exploitation et de
nuisance, les piqueteros,
inquiétants d’abord par leur origine sociale, le deviennent encore plus par
leur structuration, leur élargissement et leur radicalisation. Ce ne sont pas
les administrations provinciales, mais les syndicats et les partis
politiques, notamment péronistes, qui tenteront de se charger de cette
intégration (les groupes gauchistes aussi, mais leur poids est
particulièrement faible). Il semble que ces tentatives n’aient pas eu l’effet
d’encadrement et de détournement espéré, bien qu’il ne soit pas exclu,
d’après différents témoignages, que différents clans péronistes politiques
et/ou syndicaux aient tenté de manipuler l’action des piqueteros dans les manifestations qui ont conduit aux chutes
successives des présidents. Ce qui semble s’affirmer, dans toutes ces
tentatives de récupération, c’est l’existence d’une base active qui, poussée
par les nécessités de survie, va pousser et agir vers des solutions plus
radicales qui déferleront les 19 et 20 décembre 2001. En septembre 2001 se
tiennent deux rencontres nationales, et un comité de coordination de l’action
des chômeurs dans les villes et les régions est mis en place. Il est, là
encore, difficile de dire quelle part tiennent syndicats et partis dans cette
tentative de structuration d’un mouvement qui effectivement est resté
jusqu’alors parcellaire et localisé, et dont l’organisation à une autre
échelle peut renforcer l’efficacité tout en favorisant une distanciation de
la base active et l’intervention de diverses manipulations. C’est ainsi que
certains distinguent trois tendances qui essaient de capitaliser à leur
profit ce mouvement : le syndicat Centrale des travailleurs argentins (CTA),
qui se bat avec le Frente national contra la povreza (Frenapo), notamment
dans la banlieue de Buenos Aires ; le CCC (Corriente clasista combativa) où
l’on retrouve l’influence du PCR(ml), organisation maooeste qui prône l’unité
populaire, une sorte de front interclassiste ; la coordination Anibal Veron,
un cartel de mouvements divers, qui affiche des positions plus radicales. Quelqu’un a pu souligner que le principal agent d’organisation des
chômeurs argentins a été et est encore la famine. C’est ce qui déterminera,
sans plan préétabli, la déferlante de décembre. On montre ailleurs dans cette
brochure, dans l’exposé des faits (pages 12-24), comment le mouvement s’est
encore plus radicalisé avec l’extension de la crise et l’impossibilité de
trouver une solution immédiate aux besoins les plus élémentaires, tant par
les méthodes antérieures que par l’incapacité des autorités à apporter quoi
que ce soit dans des négociations. C’est la systématisation de la «
récupération «, de la prise sur le tas, là où l’on trouve ce qui est
nécessaire qui, partie des provinces les plus touchées par la misère,
descendra vers les centres urbains et vers la capitale, Buenos Aires. Autour
du 3 décembre, le mouvement, d’abord contrôle de « récupération «, échappe
totalement à ses initiateurs. Les piqueteros
vont devenir, par le simple effet de l’extension incontrôlée d’une pratique
illégale mais irrépressible - le vol de survie - dont on peut mesurer les
répercussions idéologiques, non seulement ses initiateurs, mais aussi
l’avant-garde d’un mouvement de masse. Et celui-ci va s’exprimer dans des
manifestations allant jusqu’à des assauts contre les immeubles du pouvoir
politique, jusqu’à la rupture avec la classe politique, voire avec tous les
agents d’un système qui a engendré leur misère. Il en résultera une alliance de fait des chômeurs avec les autres
travailleurs, avec les éléments divers de ce qu’on appelle communément une «
classe moyenne « aux contours flous et mal définis, mais qui se trouve touchée
de plein fouet par les dernières mesures économiques après un lent
glissement, au cours des années, vers la prolétarisation et la précarisation.
Nous développerons ce qui peut apparaître comme une formalisation de cette
alliance de fait dans les assemblées de quartiers et leur fédération, dans
lesquelles on retrouvera (sans qu’on puisse préciser, faute d’informations, à
la fois le nombre et la qualité des participants, ni l’origine des
initiateurs) des membres des différentes couches sociales. Sans doute les piqueteros avaient-ils déjà montré une
solidarité active avec des entreprises en grève, comme par exemple une usine
de céramique de Neuquén où leur intervention avait été décisive, tout comme
ils avaient pu apporter un poids non négligeable aux journées de grève
décidées par les syndicats. Une des preuves de l’importance de ce mouvement
est le lourd tribut payé suite aux manifestations des 19 et 20 décembre : les
35 morts, plusieurs centaines de blessés et les 2 000 arrestations visaient
de toute évidence à émasculer le mouvement dans ses éléments les plus
radicaux, en gros les piqueteros. Les menaces proférées à diverses reprises par les présidents dans
leur bref intérim et par le dernier encore en selle ne le sont pas à la
légère. On a même pu voir les coordinations des assemblées de quartier
organiser des services d’ordre dans les manifestations, sans qu’on puisse
préciser si c’était une sage précaution pour éviter le bain de sang promis
par Duhalde ou un encadrement pour rester dans une légalité par ailleurs
contestée. Il est évident que la répression brutale (imaginez une telle
répression dans un pays européen) a modifié radicalement le champ d’action et
la nature du mouvement. Nous en parlons à propos des assemblées de quartier
(page 31), mais il semble que cette dure répression ait donné aux actions des
piqueteros, sinon un certain coup
d’arrêt, du moins une orientation différente A peut être temporaire A de leur
intervention. D’autre part, même si un certain black-out de l’information semble éliminer
tout ce qui pourrait subsister de ces actions illégales du 20 décembre et des
semaines précédentes, il apparaît presque sûr qu’elles n’ont pas cessé pour
autant. Mais d’une part, l’élément de surprise joue beaucoup moins, d’autant
que les cibles ont pris leurs précautions contre d’éventuelles attaques. En
témoigne une bagarre au marché central de Buenos Aires, le 14 janvier, où les
piqueteros venus « exiger » la
remise de marchandises se sont heurtés, selon les uns à un service d’ordre
musclé des mandataires, selon les autres aux travailleurs du marché. Le 15
janvier, à Jujuy un mouvement se développe de nouveau sous la bannière
nouvelle, non plus piqueteros mais
« Mouvement lutte de classe «. Dans la banlieue de Buenos Aires, en mars, un
camion transportant du bétail vivant est pris dans un accident : les
habitants du quartier abattent les bêtes et pillent tous ce qu’ils peuvent
des quartiers de viande. Comme la situation, après un certain immobilisme
dans l’attente de « solutions », semble soudain s’accélérer avec une
nouvelle chute économique, il est difficile de prévoir ce qui peut advenir,
même si l’on peut envisager de nouvelles manifestations radicales, avec des
orientations différentes prenant en compte l’expérience des derniers mois. Un commentaire sur l’Argentine analysait trois niveaux possibles de
développement de cette situation : §
A la révolte simple d’une base
affamée dans un pays regorgeant de richesses alimentaires ; §
A l’émergence d’une certaine forme
de leadership sous la forme, pas très précise, d’un anti-capitalisme et d’une
attaque contre le système politique ; §
A l’apparition de perspectives
révolutionnaires. Il est bien évident qu’un tel schéma fait abstraction des
manipulations politiques toujours possibles, mais surtout de la répression à
l’échelle nationale et/ou internationale, qui essaiera d’empêcher par tous
les moyens que les mouvements actuels puissent menacer l’ordre capitaliste. Les assemblées de quartier et la démocratie de base « Personne ne sait s’il aura un travail demain ou quand il sera payé.
Chacun est paralysé par la peur. « Cette déclaration pouvait effectivement
s’appliquer à la majorité des classes moyennes laminées par des années de
dégradation économique et une prolétarisation accélérée dans les derniers
mois de 2001. Mais soudainement, par l’effet d’ultimes mesures financières,
prises par des politiciens corrompus, ayant largement profité de la débâcle
économique plus ou moins organisée par eux et conduisant à de nouveaux «
sacrifices » de ceux qui avaient déjà perdu ce qu’ils considéraient
comme les attributs de leur statut social, la peur tombait et la révolte
déferlait chez ceux qui avaient pu apparaître, dans le passé, comme le
soutien politique du régime à travers ses gouvernements successifs,
dictatoriaux ou démocratiques. Dans les événements d’Argentine, il est clair qu’en décembre 2001 les
classes moyennes ont basculé dans une forme de contestation qui rompait avec
leur attitude légaliste traditionnelle. La cause immédiate en était, après
des mois voire des années d’amenuisement ou de disparition des privilèges dus
à leur place dans la hiérarchie sociale, qu’on touchait à ce qui restait un
de ces privilèges, leur fortune personnelle, principalement celle dont ils pouvaient
disposer dans les comptes bancaires et leur donnait, au moins provisoirement,
des possibilités de survie. C’est cette réaction de défense du patrimoine qui
allait créer une forme spontanée de manifestation et d’organisation dont nous
soulignerons à la fois le radicalisme et les ambiguïtés (d’après des
statistiques, la classe moyenne regroupait 65 % de la population en 1970
contre 45 % aujourd’hui ; entre 1999 et 2001, plus de 2 millions de membres
des classes moyennes seraient ainsi descendus d’un ou plusieurs degrés dans
la hiérarchie sociale). Dans le passé, notamment au moment de la chute du régime militaire en
juin 1982, d’imposantes manifestations à Buenos Aires A associant une bonne
part des classes moyennes A avaient conduit à l’installation d’un régime
civil démocratique, autant par réaction patriotique après le désastre des
Malouines que par opposition résolue à la dictature (d’ailleurs la classe
politique continuera pratiquement d’œuvrer comme sous la férule des
militaires, ceux-ci restant les garants d’un ordre social qui leur
garantissait l’impunité de leurs crimes). Mais en décembre 2001, tout sera différent, pas tant par le caractère
des manifestations que par une auto-organisation spontanée qui associera et
rejoindra d’une certaine manière des formes de contestation et d’organisation
sociales existantes. Les assemblées populaires seront les éléments
caractéristiques de ces manifestations politiques. Il pouvait être possible
de mesurer la rupture de l’ensemble de la population sinon avec le système
social, du moins avec l’ensemble de la classe politique considérée comme
incapable de résoudre la situation économique et sociale de l’Argentine : les
élections parlementaires du 14 octobre avaient vu, malgré le vote
obligatoire, un taux d’abstention record (plus de 20 %) et un raz de marée de
votes blancs ou nuls (40 %). En quoi consistent ces « assemblées populaires « qui, après les
manifestations spontanées des 19 et 20 décembre, vont prendre en quelque
sorte l’organisation de l’opposition politique ? - Comment les assemblées populaires sont-elles nées ? Personne ne
peut revendiquer une création quelconque, tant elles ont surgi d’initiatives
locales de quelques personnes, et semblent avoir répondu d’abord à un besoin
de continuer la spontanéité des premières manifestations. Quelques récits
témoignent de la diversité de leur naissance, mais aussi de caractéristiques
communes découlant du refus des organisations existantes, partis et
syndicats, du rejet de la politique traditionnelle. Ce rejet de la «
politique « sera une des caractéristiques non seulement des assemblées mais
aussi des manifestations qui, jusqu’à aujourd’hui, refuseront toute
expression, par des pancartes ou des drapeaux, d’une référence à une
organisation. Dans le quartier de Caballito, les manifestants ont fait
retirer les affiches du Parti ouvrier (trotskyste) au cri de « Tous les
politiques se valent ». Même le Hijos (association des enfants de
disparus sous la dictature militaire entre 1976 et 1983) a dû retirer son
drapeau de la place de Mai. Le plus courant : un groupe de militants colle
des affiches dans le quartier appelant les habitants du quartier à une
première assemblée ; il en vient une cinquantaine d’abord, puis plus de 100,
puis 300. Certaines atteindront ainsi plus de 1 000 participants, mais il est
difficile de dire ce que ces chiffres représentent par rapport à la
population du quartier. Les assemblées semblent s’être développées dans les
quartiers habités par les classes moyennes, mais on doit souligner que les
quartiers les plus pauvres étaient déjà organisés autour des groupements de
chômeurs, les piqueteros. - Qui y participe ? Là aussi, il est difficile de répondre tant les
réflexions sont contradictoires. Pour les uns, la classe moyenne a
pratiquement disparu et ils voient dans les assemblées un processus dans
lequel les travailleurs sortent des usines pour se battre sur un terrain
social. Certains poussent plus loin. S’il ne se produit pratiquement rien sur
les lieux de production (apparemment, des usines continuent de tourner et les
services de base continuent d’être assurés dans les conditions «
normales », et en aucune façon avec une quelconque autogestion), ce
serait en raison de l’influence des leaders syndicaux, tous plus ou moins
imprégnés de péronisme, soutenant tel ou tel clan politique, et qui
empêcheraient la base ouvrière de se mobiliser en tant que telle et de
rejoindre collectivement les assemblées. Les appels lancés par quelques
groupes gauchistes appelant les travailleurs à s’organiser en coordinations
semblent montrer que celles-ci n’existaient pas. Il est vraisemblable que les
assemblées devaient être un certain mélange social dans une sorte de
réunification d’une classe d’exploités anciens ou tout récents. Des exemples
montrent que parfois la « base ouvrière « rejoint sinon directement les
assemblées, du moins les manifestations qu’elles organisent à Córdoba, où une
réunion des comités d’usines se joint à l’organisation des manifestations, à
Santa Fé où des milliers d’enseignants rejoignent ces manifs. - Comment ces assemblées s’organisent-elles ? Elles se réunissent
régulièrement, au moins une fois par semaine et, dans certaines périodes,
tous les soirs sur les places du quartier. Chacun peut prendre la parole mais
le temps de parole est limité à trois minutes. Personne ne peut parler au nom
d’une organisation quelconque et aucune propagande n’y est tolérée (par
crainte d’infiltration et du flicage possible). Les décisions ou approbations
de revendications sont prises à mains levées. Des assemblées de divers
quartiers peuvent être tenues et tous les dimanches, à Buenos Aires, des
Etats généraux des assemblées se tiennent au Parc Centenario (pour le grand
Buenos Aires seulement). Seuls les délégués élus peuvent y prendre la parole,
mais ces assemblées générales sont ouvertes à tous (et peuvent regrouper
plusieurs milliers de personnes) ; les délégués, désignés par rotation,
informent sur le travail de quartier et apportent les propositions de leur
quartier pour de nouvelles consignes de lutte ; ils répercutent ensuite dans
leurs quartiers respectifs les décisions prises. L’information circule largement non seulement par le canal de ces
délégués mais aussi sur Internet (15 sites sont consacrés aux assemblées,
donnant les heures et lieux de réunion et les décisions prises, notamment les
manifestations), par divers médias (la radio et la télévision y consacrent
une part de leurs informations) y compris dans des journaux de quartier et
des affichages. Les positions sont particulièrement précises sur cette organisation
comme le déclare un des membres : « Les assemblées de quartier nous
appartiennent ; elle n’appartiennent pas aux militants politiques qui nous
regardent avec mépris et cherchent à nous imposer une expérience dont nous
n’avons pas besoin. » En plus de l’activité politique, un travail en profondeur s’est
organisé, qui se rapproche de ce que les piqueteros
ont organisé pour leur survie. Des commissions tentent de s’attaquer à des
problèmes concrets non résolus par les structures officielles. C’est ainsi
que sont nées dans les quartiers des commissions chômage, santé (pour trouver
les médicaments les plus urgents et en liaison avec les travailleurs de
hôpitaux proches), de troc (voir page 38), d’enquête (par exemple sur le
meurtre d’un jeune), de propagande, de médias, de réflexion politique. Une
cantine est organisée, habits et nourriture sont attribués. Un exemple récent
d’une pratique répondant aux besoins immédiats : dans un quartier du grand
Buenos Aires, des centaines de voisins se rassemblent devant un hôpital
public dont le fonctionnement laisse beaucoup à désirer ; ils y entrent en
force, convoquent la direction et tout le corps médical et imposent une
assemblée permanente qui, depuis, contrôle le budget et l’approvisionnement
en médicaments. Dans un autre quartier, une commission s’occupe de « projets
productifs » ; comme une rénovation du quartier est prévue, l’assemblée
impose, pour exécuter les travaux à moindre coût, des chômeurs A ingénieurs
et professionnels. u L’activité politique reste essentielle. Elle s’exprime de façons
très diverses, la discussion des questions liées à la vie des quartiers et la
recherche de solutions avec les moyens du bord étant d’une certaine façon une
activité politique, peut-être plus radicale que les revendications exprimées
dans d’autres décisions d’ordre général, car elles impliquent une
réorganisation de la vie sociale sur des bases communautaires. Dans de telles
circonstances, il est normal que l’autonomie du mouvement jaillisse un peu
dans toutes les directions et que les paroles et les actions, tantôt prennent
des tours réformistes, tantôt soient radicales, sans que les intéressés
saisissent bien les implications profondes de ce qu’ils revendiquent mais
surtout de ce qu’ils font. Ainsi, alors que le slogan le plus répandu est « Qu’ils s’en aillent
tous, qu’il n’en reste pas un seul « et qu’il y a à la base un rejet total de
toute intervention des partis politiques, les assemblées expriment des
revendications envers un pouvoir, le légitimant, en quelque sorte, alors que
par ailleurs ils le rejettent comme corrompu, impuissant, soumis au capital
international et aux Eats-Unis par l’intermédiaire du FMI. Dans ces
revendications que l’on retrouve chez pratiquement toutes les assemblées, on
peut déceler l’origine sociale des participants : - la fin du « corralito » (blocage des comptes en banque) ; - la nationalisation des banques et des industries (électricité,
pétrole, téléphone, chemins de fer) qui ont été privatisées ; - l’effacement de la dette extérieure ; - une certaine autarcie économique pour le redéveloppement des
industries nationales, y compris des propositions de boycottage des produits
étrangers ; - le départ des juges de la Cour suprême accusée d’être un nid de
corruption. Tout cela est loin des revendications des chômeurs piqueteros qui demandent « du pain et
des emplois «. De plus, ces revendications traduisent des tendance
nationalistes qui s’exprimeront aussi dans les manifestations où l’on chante
l’hymne national, certains manifestants drapés dans le drapeau national. - La participation aux manifestations est assez sélective : - les manifestations les plus importantes sont les «
cacerolazos », les concerts de casseroles, par quoi ont débuté
spontanément les grandes manifestations de décembre 2001 et qui se
poursuivent régulièrement, sans discontinuer, jusqu’à aujourd’hui, en
principe tous les vendredis sur la place de Mai face aux bâtiments
gouvernementaux, mais aussi occasionnellement ailleurs. Elles portent sur les
revendications d’ordre général qui viennent d’être recensées. Ainsi que nous
l’avons souligné (page 32), aucune organisation, quelle qu’elle soit peut
s’afficher dans ces manifestations ; seules sont tolérées les bannières
indiquant le quartier d’origine. - les « escrache «, dénonciations ciblées devant la Cour suprême ou
le palais présidentiel, le ministère de la santé publique, les banques, tel
ou tel homme politique, pour des exigences spécifiques ; A des actions de circonstances visant l’ensemble de la classe
politique, quasi spontanées dans le prolongement de ces « dénonciations «
dans les médias ou le bouche-à-oreille,. Voici comment un journaliste décrit
ces actions : « [...] Une sociologue au chômage placarde avec un groupe d’une
dizaine de personnes, le 14 mars, sur un mur du quartier des affaires, des
affiches portant le portrait d’hommes politiques accompagné d’un rageur
« Wanted »... oeufs, crachats, coups de poing, anathèmes fusent sur
les trottoirs, dans les magasins, les cinémas ou les cafés contre les hommes
politiques de tous bords, obligeant parfois la police à intervenir pour les
sauver d’un possible lynchage. « Voleurs » est l’insulte la plus
utilisée... Pour sortir dans la rue, certains modifient leur apparence, se
déguisent, portent des perruques et des lunettes noires. Accompagnés de
robustes gardes du corps, ils ne se déplacent qu’en voiture aux vitres
polarisées... » La situation que nous venons de décrire semble s’être modifiée au
cours des trois mois écoulés depuis les émeutes de décembre. La base des
assemblées s’est élargie par des liens de solidarité et d’action avec les piqueteros. Le 13 janvier 2002, une
assemblée nationale des assemblées de quartiers, annoncée par le
bouche-à-oreille, avec des représentants des piqueteros et de groupes de travailleurs, prend un ensemble de
décisions (elle regroupe plus de 1 000 représentants). On y trouve la
déclaration suivante : « Reconnaître qu’il y a deux camps et que les
épargnants pris à la gorge sont dans le même camp que les travailleurs, les chômeurs,
les piqueteros et toutes les
victimes du système ». Il est évident que, sous ses différents aspects, dans des catégories
sociales différentes, des liens de solidarité se tissent. Des communautés se
concrétisent pour différentes tâches qui peuvent être assimilées à de
véritables fonctions sociales. Nous avons évoqué dans la chronologie des
événements les émeutes de la faim de Rosario, à la fin de mai 1989. On ne
parlait pas, alors, des piqueteros,
mais d’émeutes et de pillages qui avaient touché la ville de Rosario et les
faubourgs de Buenos Aires. Le gouvernement de l’époque avait exploité la
panique des classes moyennes et pu mobiliser une partie d’entre elles dans
des groupes armés d’auto-défense qui avaient prêté main-forte à la police
dans une répression particulièrement dure (5 tués et plus de 800
arrestations). C’est sans doute cette circonstance qui fit tenter au pouvoir
actuel d’exploiter la panique des classes moyennes pour rompre une solidarité
déjà trop visible. Mais cela ne pouvait reproduire la situation de 1989 : les
classes moyennes n’avaient plus rien à défendre, elles n’avaient plus au
contraire qu’à se battre aux côtés de tous les autres dépossédés. Un journal argentin, La Nación, analysant le phénomène des assemblées
populaires, y voit « un mécanisme de discussion plein de pièges parce qu’il
peut se développer en un modèle soviétique dangereux «. Ces commentaires
rejoignent certains groupes politiques qui y voient aussi une révolution avec
des soviets. Il est significatif que ces mêmes groupes ou d’autres continuent
de penser que c’est le manque de dirigeants qui favoriserait la «
désorganisation et la fragmentation du mouvement » (sic) ; certains
attribuent ce « manque « à l’extermination de plus de 30 000 activistes ou
classés tels par les militaires sous la dictature ; d’autres à un
encouragement des médias à l’exclusion par les assemblées des « organisations
populaires «. On peut tout autant, devant les hésitations et les ambiguïtés,
y voir, dans la mesure où l’Etat est toujours debout avec tous ses appareils
de domination et de répression, des formes destinées à suppléer les carences
de certaines structures permettant au système de se survivre malgré le chaos
économique, dont la solution pourrait signifier la pérennisation de la misère
actuelle et de la restructuration imposée par la force, au besoin par le bain
de sang promis par le président Duhalde, des classes exploitées. Une autre issue est caressée par les anges gardiens américains, dans
la plus pure tradition de la confiance accordée aux classes moyennes pour
garantir l’ordre social, à la chilienne pourrait-on dire. Un haut dirigeant
du Centre for Strategic and International Studies, à Washington, a déclaré le
5 février que ce qui se passait en Argentine n’était pas une crise totale de
la société, ajoutant que « si le gouvernement n’est pas capable de faire face
au chaos, la classe moyenne exigera une intervention militaire... Vous
pourrez alors voir une militarisation de la police et des fonctions de base
de la sécurité «. Ce sur quoi insiste plus clairement un commentateur
britannique : « […] La seule chose qui reste est l’intervention militaire...
Ils [les militaires] ne vont pas rester constamment à la maison pour
contempler tout ce qui se passe à la télévision... » A l’appui de cette
vision politique, on peut se référer à des manoeuvres militaires qui se sont
déroulées en septembre 2001 à l’extrême nord de l’Argentine, dans la province
de Salta, où plusieurs milliers de militaires américains, argentins et
d’autres pays d’Amérique latine se sont retrouvés autour de l’élaboration
d’une stratégie visant à contrer toute action de déstabilisation d’un des
pays concernés. On peut aussi voir dans la libération, le 2 février 2002, du
tortionnaire Astiz, dont l’extradition vers l’Europe est ainsi refusée, un
signe clair à l’adresse de la caste militaire, pour un soutien éventuel au
cas où le mouvement actuel des assemblées et des piqueteros prendrait un tour plus radical. Il est certain qu’aussi bien les piqueteros
que les assemblées sont des organismes de double pouvoir (à leur insu,
pourrait-on dire), les dirigeants politiques étant beaucoup plus conscients
de cette réalité qui les prive pour le moment de toute possibilité de
manipulation (ce n’est pas qu’ils n’essaient pas : une tentative en décembre,
parmi d’autres, de dresser les classes moyennes contre les piqueteros en créant une panique du
pillage des quartiers aisés par les pauvres est là pour le prouver).
L’alliance, la convergence ou toute autre forme tactique entre les piqueteros, le mouvement prolétarien
le plus radical, et les « assemblées populaires « issues des classes moyennes
A déclassées ou menacées de déclassement A peut être vue comme une sorte
d’alliance contre nature émasculant toute la radicalité du courant prolétarien.
Mais cette alliance peut aussi être vue comme un risque de dépassement qui
menacerait le système social tout entier vers ce qui pourrait alors
appara”tre comme une révolution A ce qui n’est pas le cas présentement.
Précisément, c’est cette situation qui peut basculer dans un sens ou dans
l’autre qui autorise les uns à voir une perspective révolutionnaire, les
autres à voir une possibilité pour le pouvoir de rompre aisément le front uni
qui semblerait s’esquisser, d’autres enfin à penser que ce front uni, de
toute façon, marquerait une orientation réformiste imposée par la vision
politique et sociale des classes moyennes. Tout est possible dans la situation présente de l’Argentine, où tout
semble engagé dans une impasse tant économique que sociale, porteuse soit
d’un pourrissement soit d’affrontements violents. De toutes manières, ce sont
les forces du capital international qui régleront la sortie de l’impasse,
sauf un improbable embrasement général de l’Amérique latine. Le troc Une des questions importantes que l’on peut se poser dans des
situations économiques-comme celle de la Russie hier ou celle de l’Argentine
aujourd’hui, serait : Comment la plupart des habitants peuvent-ils survivre
avec une inflation incroyable (elle atteignit en Argentine jusqu’à 5 000 %),
et/ou un taux de chômage très élevé depuis des années (qui, pour l’Argentine,
atteint officiellement 20 % de la population active mais touche, dans
certaines banlieues ou provinces reculées, plus de 60 %, c’est-à-dire la
quasi-totalité de la population) et/ou des retards importants et récurrents
dans la paiement des salaires ou des retraites ? On peut penser d’abord à la débrouille individuelle par le travail au
noir, ou le marché noir, ou le vol, ou, quand on peut, l’exploitation des
relations familiales ou du lopin de terre. L’évocation des cinq années de
pénurie de la dernière guerre en France, valable seulement pour les vieux,
peut donner ici une des clés de cette question de la survie. Ces solutions
individuelles s’imposent dans les périodes de pénurie lorsqu’il n’existe
guère de solutions de défense sociale collective. Nous ignorons si ce stade de la débrouille individuelle a été dépassé
dans la Russie post-soviétique, mais dans l’Argentine d’aujourd’hui une
réponse collective semble se faire jour, hors ou contre les circuits
organisés de l’économie capitaliste garantis par l’Etat. Il nous semble que
l’on ne peut ignorer les caractères de ces actions collectives dans ce
domaine, même si on doit le faire avec toutes les considérations critiques
possibles. D’un côté, et nous en parlons séparément à propos de l’action des piqueteros, organisations actives de
chômeurs, un premier stade collectif est la récupération à grande échelle de
la marchandise par des pressions diverses plus ou moins radicales en vue de
se faire attribuer des « dons « de vivres en nature (colis gratuits de
l’Etat, des collectivités, des supermarchés ou des commerçants), la forme
d’action collective garantissant son efficacité et assurant, dans un certain
rapport de forces, une moindre exposition à la répression judiciaire. Cette
récupération sous forme de racket s’est convertie, là où elle se révélait
inefficace, en récupération par le pillage, c’est-à-dire par le « vol
organisé en compagnie « pour reprendre la terminologie de l’Etat main armée
du capital. Volontarisme contraint ou pas, chantage et pillage ne pouvaient
être efficaces que dans des actions de commandos, surprise et rapidité étant
des éléments essentiels dans l’art de déjouer une répression qui pouvait
d’autant plus difficilement s’exercer que l’action était inévitablement
amplifiée par un apport de « clients « profitant de l’aubaine. Nous ne connaissons de ces « red de trueque « (« réseaux de
troc ») que leur dimension et certains de leurs caractères, points que
nous examinerons ci-dessous. Nous ne savons pas vraiment comment ils se sont
formés (voir page 41) et, surtout, comment ils se sont propagés, comment ils
sont gérés et quelles sortes de relations se sont tissées entre les
participants. Mais un aspect essentiel tient aux caractères de l’échange A
marchandise contre marchandise A, ce terme de marchandise désignant, comme
dans la société capitaliste, non seulement des biens matériels mais n’importe
quoi ayant une valeur d’échange et une valeur d’usage. Là aussi, cet échange
peut se faire à une échelle individuelle ou à une échelle collective, sous la
forme d’un échange immédiat « marchand « ou par solidarité (l’échange pouvant
être différé par la pratique du « coup de main « rendu à plus ou moins longue
échéance). (Il peut être d’ailleurs difficile de tracer la frontière entre ce
qu’on pourrait appeler l’échange de voisinage et une formalisation à plus ou
moins grande échelle). Dans tous les cas, mais plus impérativement dans cette
formalisation, la question centrale reste celle de la fixation de la valeur,
de l’équivalence entre les deux valeurs échangées. Cette équivalence peut
s’établir en temps (de travail) ou en référence aux valeurs des marchandises
échangées sur le marché capitaliste, ce qui introduit alors d’autres
questions. En Argentine, toutes les vicissitudes et misères frappant les
travailleurs depuis longtemps ont favorisé la naissance de cette vaste
organisation de troc, dont la dimension a pris avec les années une telle
échelle qu’on peut la regarder sous l’angle d’une sorte de réorganisation
parallèle spontanée de l’économie hors des circuits capitalistes de
production et de distribution A même si elle se développe dans un système
capitaliste, en partie à partir de marchandises anciennes ou récentes
produites par ce système (achetées ou « récupérées «). Avant d’examiner en quoi consiste ce circuit de troc, on doit faire
quelques observations qui peuvent conduire à émettre quelques réserves : - certains ne manqueront pas de rapprocher du développement des
Systèmes d’échanges locaux (SEL) ou autres organisations de troc similaires,
et de voir dans ce développement argentin la justesse et le potentiel des
expériences européennes. Il ne fait pas de doute qu’à l’origine ce sont des
idéologues du troc qui ont mis en place quelques expériences pratiques. Pour
autant, la différence est grande : ceux qui animent et utilisent en Europe
ces circuits de troc le font plus par idéologie que par nécessité. Les red de
trueque argentins ont grandi par la nécessité de la survie. - Ceux qui ont lancé et utilisent le plus ce réseau de troc doivent
avoir quelque chose à échanger pour sa valeur d’usage. En majorité, ce sont
des membres des classes moyennes ou ex-classes moyennes. Il y a fort à parier
que le clivage entre les piqueteros
et les participants des réseaux de troc recoupe la division entre le
prolétariat (ou tout au moins la couche la plus pauvre et la moins qualifiée
du prolétariat, qui n’a rien d’autre à échanger que sa force de travail
brute, marchandise très abondante sur ce marché) et ceux, proches des classes
moyennes ou leur appartenant, qui ont (soit par leurs possessions
antérieures, soit par leur expertise ou qualification) quelque chose à
échanger. Si l’on voit les moyens d’actions des piqueteros et la « reprise « directe des marchandises d’une part,
et, d’autre part, la mise en place des circuits d’échanges, on peut observer
que le choix des moyens de survie est déterminé par l’appartenance à une
couche sociale : A cette appartenance de classe définit d’un côté une forme
revendicative d’action directe qui devient rapidement, pour être plus
efficace, une forme plus radicale de récupération, une sorte d’attaque
frontale contre la marchandise. Mais les prélèvements des piqueteros, volontaires ou contraints,
les attributions de colis gratuits ne dépassent pas une simple répartition
différente de la plus-value. Il ne s’agit nullement d’une transformation
radicale du système mettant en cause l’extraction de cette plus-value par l’exploitation
du travail ; A elle définit d’un autre côté une innovation court-circuitant le
circuit capitaliste de la marchandise mais pouvant apparaître comme une
adaptation aux carences de ce système. La question que l’on peut se poser, eu égard à ces observations,
c’est ce que signifient en termes de transformation fondamentale de la
société ces organisations de survie. - Dans un cas comme dans l’autre (tout comme l’organisation et le
caractère des manifestations et protestations), aucun pas ne semble avoir été
fait dans le domaine de la production. Les quelques expériences de
coopératives ou d’autogestion restent sporadiques et elles ont pu s’insérer
dans ces mouvements ; tout comme quelques tentatives individuelles de
production d’objets de consommation en vue de l’échange par le canal des red
de trueque, ces tentatives sont trop limitées pour figurer autre chose
précisément que des exceptions. A notre connaissance, il n’y a actuellement
en Argentine, mis à part quelques grèves dans des entreprises bien définies
ou les grandes messes syndicales, aucun mouvement d’occupation d’usine pour
des revendications spécifiques aux travailleurs, encore moins de tentatives
d’autogestion ou de formation de conseils ou autres organisation autonomes.
Il est certain que dans la mesure où près de 50 % de la force de travail est
inutilisée et où les entreprises ne tournent qu’à 50 % de leur capacité, où
les services et fonctionnaires et autres agents des collectivités locales ou
provinciales tiennent une place démesurée, une action proprement ouvrière
pourrait paraître mineure. De plus, il est difficile, faute d’informations,
de dire quelle participation ouvrière directe soutient les piqueteros ou les assemblées de
quartiers. Ces remarques faites - et elles sont loin d’être négligeables ou
secondaires -, on ne peut que souligner l’importance que ces red de trueque
ont pris, tant dans la marginalisation des structures traditionnelles de
l’économie capitaliste que dans le système de relations sociales, toutes
choses qui ont joué certainement un rôle important dans le cours des
événements. Les red de trueque seraient nés au cours de l’année 1995 de l’action
effective d’une vingtaine de personnes, plus préoccupées d’idéologie et
d’écologie que des problèmes du capitalisme argentin, ; elles ont fondé des «
clubs « d’échanges, à l’imitation des SEL européens. Mais la formule
correspondait à un tel besoin, dans la descente aux enfers de l’économie
argentine, qu’elle s’est répandue en quelques années à l’ensemble du pays,
pour former un réseau national, avec des boutiques et des marchés réguliers,
à date fixe ; elle a même conduit à émettre une monnaie spécifique, le
credito A une sorte de bon d’échange portant cette valeur fictive. Chaque
adhérent remplit une fiche sur laquelle il mentionne son offre et sa demande
: tout peut être proposé et échangé. Outre des marchés réguliers avec
présence physique, un marché réel mais virtuel s’est développé sur Internet. On compterait ainsi en Argentine plus d’un millier de ces clubs
regroupant jusqu’à 2 millions de participants « échangistes «. Il y aurait
ainsi en circulation l’équivalent de près de 7 millions de dollars américains
de creditos (environ 8 millions d’euros) et, en 2000, des produits d’une
valeur comprise entre 600 et 800 millions de dollars américains auraient été
ainsi échangés (entre 700 et 900 millions d’euros). C’est peu si l’on
considère la dette ou le PIB argentins. Le réseau de troc se serait même
répandu dans les pays voisins et, ces derniers mois, aurait fait un bond de
80 %, à la démesure de la faillite du pays. Mais le plus inquiétant pour le
devenir de ce réseau, c’est que différentes collectivités, municipales et
provinciales, ont d’une certaine façon reconnu ce mode de répartition des
marchandises, admettant même le credito comme monnaie « légale «. Il est bien
évident que l’extension du réseau a rendu sa formalisation nécessaire, d’où
tout un ensemble de problèmes d’organisation au-delà du bénévolat, de
financement, de prêts, etc. A questions sur lesquelles on ne possède que peu
d’éléments. Cette forme d’activité communautaire n’est d’ailleurs pas la seule,
sans qu’on puisse préciser si des coordinations se sont créées entre des
activités similaires mais qui pourraient paraître rivales. Un « red
solidaria » (« réseau solidaire ») serait plus orienté vers la
solution de problèmes sociaux ; il aurait 18 représentations dans le pays et
oeuvrerait plus dans le domaine des soins, notamment tentant de résoudre les
carences dans l’approvisionnement des médicaments. Les assemblées de quartier
tout comme les associations de chômeurs regroupant les piqueteros auraient aussi développé des organisiations
communautaires : jardins d’enfants, cantines. Mais là aussi peu d’éléments
ont franchi l’Atlantique. Il reste une question à laquelle il est tout aussi difficile de
répondre : quelle est l’incidence de toutes ces formes d’activités
communautaires sur les mouvements de protestations divers (piqueteros, assemblées de quartiers,
manifestations, vindicte des politiciens, etc..). Il y a sans doute une
interconnexion étroite dans laquelle cause et conséquence interfèrent. On
doit pourtant pouvoir affirmer, sans trop grand risque d’erreur, que, quelle
que soit son origine et quel que soit son caractère, la réponse à des
situations de pénurie et à des évidences de faillite d’un système et des
politiciens qui y ont conduit créée, en raison de la dimension de cette crise
et de son élargissement à différentes couches ou classes de la population,
présentement une solidarité et une communauté d’action dans des domaines fort
divers, mais dont on ne peut prévoir l’évolution. Pratique et organisation globale dans la lutte de
classe La description et les analyses des différentes tendances dans les
luttes et organisations tendant à faire face au chaos économique et social
font ressortir tout un ensemble de particularismes étroitement liés aux
origines sociales de ceux qui les impulsent : les chômeurs ex-travailleurs
avec l’organisation et l’action directe des piqueteros, les (ex-) classes moyennes avec leurs assemblées ou
l’utilisation croissante du troc. Leurs seuls points commun lors de
l’explosion de décembre 2001, en dépit de ces origines sociales fortement
différenciées, sont d’une part dans la réponse de base aux difficultés de la
vie quotidienne AÊla survie A, d’autre part dans la rupture avec toute
l’organisation « légale « de la société capitaliste, voire avec les règles
mêmes de cette légalité. Au-delà de ces similitudes, les divergences
pouvaient paraître importantes : les piqueteros
A en principe chômeurs A, d’abord constitués, de manière quasi spontanée, en
groupes de pression d’action directe « pour le pain et l’emploi » vont,
tout en maintenant cette organisation, évoluer vers le radicalisme de la
récupération et de l’expropriation ; les assemblées venant pour une part des
classes moyennes, au départ groupes de pression pour la garantie des salaires
et de l’accès aux comptes bancaires, vont elles aussi aller vers l’action
directe ; le troc venant également des mêmes milieux, va se transformer en une
organisation économique parallèle (ce qu’est aussi le travail au noir des piqueteros chômeurs). La répression brutale, sanglante, de l’assaut frontal des 19 et 20
décembre a quelque peu modifié la nature de l’affrontement direct avec le
pouvoir. Au moment où nous écrivons ces lignes, cela fait plus de cinq mois
que le même type de manifestations et d’actions directes se répètent,
paralysant le pouvoir politique coincé entre les conditions drastiques du
FMI, le soutien contesté des structures provinciales aux mains de caciques
locaux et la menace d’une explosion sociale et d’un nouvel assaut frontal. Toute statique que cette situation puisse paraître, on peut percevoir
les grandes lignes d’une évolution. Si le pouvoir ne s’est pas consolidé (ni
internationalement ni à l’intérieur) et peut même paraître affaibli par des
conflits internes (qui reflètent à coup sûr les liens de certaines fractions
avec des secteurs capitalistes nationaux et/ou étrangers), il est certain
qu’en réponse à ces contestations permanentes potentiellement explosives et
sapant les bases mêmes du système, des barrières répressives ont été mises en
place : u les « récupérations « ont été rendues plus difficiles par des
aménagements pour la protection des lieux visés (bâtiments officiels, banques,
supermarchés, boutiques), les transformant en véritables forteresses
protégées par la police, l’armée ou des milices privées, voire par les
commerçants eux-mêmes armés jusqu’aux dents. Encore récemment, des
arrestations ou des blessés par balles montrent que le régime peut, si les
circonstances le permettent, limiter les assauts contre « l’ordre public « ; u ceci peut expliquer que l’accent soit de nouveau mis sur les
barrages routiers (qui n’avaient pas cessé) alors que les attaques de
récupération sont devenues plus difficiles. Mais là aussi le rapport de
forces peut se modifier brusquement. Alors que Duhalde « promet « à un des «
leaders » piqueteros l’octroi
d’une indemnité de 40 dollars mensuels (44 euros) aux chômeurs, un appel est
lancé par l’organisation nationale des piqueteros
pour « un blocage permanent illimité des route ». En même temps,
l’action directe s’étend, par des blocages aux sièges des sociétés
pétrolières et d’électricité pour obtenir un « tarif social ».
Parallèlement on voit se multiplier dans les provinces les occupations de
bâtiments publics par les chômeurs et les travailleurs aux salaires impayés ; - si elles sont plus rares, les pratiques de récupération semblent
s’être élargies en de véritables sièges des supermarchés, associant tout un
voisinage, plusieurs milliers de manifestants exigeant une distribution de
nourriture et la baisse des prix ; - les assemblées de quartier et les assemblées centrales peuvent
montrer aussi une certaine lassitude, qui s’exprimerait dans une plus faible
participation, mais on voit en même temps une transformation dans des actions
plus vastes, en association avec d’autres secteurs en lutte. Par exemple,
lors de la venue de la délégation du FMI, les accès routiers de Buenos Aires
sont bloqués et les hôtels où résident ses membres sont assiégés : lors de la
discussion au Parlement des 14 points du FMI, non seulement le Parlement est
assiégé (protégé cette fois par les militaires, la police étant peut être
moins sûre), mais les routes menant à Buenos Aires sont barrées et des
émeutes éclatent dans différentes villes de province (Jujuy, San Juan,
Rosario...). « Qu’ils s’en aillent tous « redevient le slogan des
intervenants ; - il semble se développer, au niveau des quartiers, une coordination
entre les différents mouvements pour des actions de survie, non seulement
vers les supermarchés mais aussi vers les hôpitaux par exemple, ou vers les
commissariats pour obtenir la libération des manifestants arrêtés. Il est difficile de dire s’il s’agit d’un mouvement de base qui
s’élargit et s’approfondit, passant par une prise en charge sociale à travers
l’administration directe de la survie. Mais on ne peut s’empêcher de
corroborer ces faits à d’autres, qui paraissent isolés, mais dont on ne sait
pas, à cause des carences de la médiatisation, s’ils le restent vraiment, ni
quelle est leur répercussion dans le prolétariat ; ces faits concernent cette
fois les lieux mêmes de l’exploitation, les entreprises. Sans doute, des grèves ou actions directes ont eu ou ont lieu pour le
paiement des salaires arriérés ; ce n’est pas nouveau, mais ces mouvements ne
concernent guère que les employés des provinces en surnombre (souvent
d’ailleurs des anciens ouvriers des industries liquidées lors des
privatisations) ou, plus récemment, des enseignants de R’o Black. Plus significatives sont des actions dans les chemins de fer, dont on
sait peu de choses sinon qu’elles suivent la suppression de 500 services et
la suspension de 4 000 emplois, et différentes « petites « grèves autour des
fermetures d’usines. Trois de ces dernières grèves semblent non pas servir d’exemple mais
prendre apparemment une valeur symbolique dans le contexte actuel de
l’Argentine : - à Neuquén (dans le sud), la grève avec occupation d’une usine de céramique
existait déjà en décembre mais elle semble avoir polarisé la résistance dans
la région ; - à Matanza, dans la banlieue de Buenos Aires, la boulangerie
industrielle Panificadora, fermée, a été occupée par les travailleurs avec le
soutien de tout le quartier et remise en activité pour la fourniture de pain
à prix réduit aux habitants, dont les piqueteros
assurent la protection contre une intervention policière ; - à Buenos Aires, depuis le 18 décembre, l’usine de confection
Brukman, déclarée en faillite et fermée, a été occupée par les 54
travailleurs. Virés par les flics, ils l’ont réoccupée avec le soutien de la
population du quartier et l’ont remise en activité, toujours sous cette
protection. La déclaration d’une ouvrière para”t donner le sens de cette
reprise d’activité : « Nous ne pensons pas faire une coopérative, parce que
nous ne voulons pas être les nouveaux monstres de l’économie... On devrait
[alors] se soumettre à 11 personnes qui donneraient des ordres à tous les
autres... » ; - dans les provinces notamment, il semble qu’il y ait des réactions
directes contre les bureaucraties syndicales lors de manifestations à
Neuquén, Quilmes, Jumps, etc. Peut-on voir dans ces manifestations qui touchent aux rapports de
production un signe d’une sorte de fusion des luttes dans différents
domaines, dans un mouvement émanant de comités de base et de groupes
politiques ultra-gauche ? L’appel à la constitution d’un « pôle ouvrier » et à la
convocation d’assemblées générales « pour en finir avec les bureaucraties
syndicales et le gouvernement capitaliste » (sur la base d’un délégué
élu pour 20 participants) est-il représentatif d’un tel courant d’unification
? Il est bien difficile de le dire au stade actuel, mais le fait que ces
noyaux le lancent dans la situation que nous venons de décrire peut signifier
que cette unification A quelles que soient ses voies de concrétisation A est
dans les esprits comme une nécessité de la lutte de classe à ce stade. Il
reste bien évident aussi que, du côté du pouvoir et de ses auxiliaires, tous
les efforts seront faits pour endiguer ou pour contrôler ce mouvement
d’unification, et il est fort possible que cet appel soit une de ces
tentatives de contrôle. La dette latino-américaine, reflet de la crise
financière internationale Avant d’aborder la « crise de l’Argentin », crise qui est bien
plus celle du capital mondial que de l’Argentine en elle-même, nous allons
faire un bref résumé de la situation dans la zone latino-américaine (Mexique
compris). C’est à partir de 1982, date de la « crise mexicaine «, que les
pays latino-américains gorgés d’emprunt internationaux entrent globalement
dans la récession (1). Pendant des années, les gouvernements de cette zone
ont confondu accumulation de dettes avec accumulation de capital. Rapidement,
ces gouvernements (dictatoriaux ou démocratiques) vont buter sur un dilemme :
il n’est plus possible d’accroître le revenu disponible au moyen de
l’endettement, les banques attendant l’arme au pied le remboursement des
intérêts. Les Etats de ces pays sont donc sommés de procéder rapidement à des
coupes claires dans les dépenses nationales, pour dégager les fonds
nécessaires aux remboursements, selon la formule adoptée à l’époque « prêts
forcés-remboursement contraint ». Tous les Etats et gouvernements vont donc procéder à la grande
ponction « citoyenne ». Cinq ans après la crise mexicaine, le montant
des remboursements des pays latino-américains est impressionnant, une
fraction importante des intérêts dus est remboursée. La récession de 1982-1983
et la forte dévaluation (20 % en terme réel entre 1981 et 1985) en a été le
prix à payer par les prolétaires. Ces mesures furent doublées d’une
hyperinflation, notamment pour l’Argentine (2 000 %) et la Bolivie (30 000 %)
au milieu de l’année 1985. Suite à cette crise, les banques ne vont plus consentir aux pays
d’Amérique latine que les crédits nécessaires au maintien des flux de
remboursement des intérêts dus. La méfiance règne, et les marchés dès lors
considèrent que les pays endettés ne pourront plus rembourser la totalité de
la dette. Les banques en arrivent à considérer (1987) qu’il faut abandonner
l’idée que « Les nations ne faisant pas faillite, les banques n’ont pas à se
protéger contre les pertes « (2). Le Brésil suspend en février 1987 le
paiement des intérêts dus sur 68 milliards de prêts privés étrangers. A partir de 1987, les banques commencent à provisionner pour créances
douteuses, tout en considérant que les pays latino-américains entrent dans
une récession profonde et durable et qu’il n’est déjà plus possible
d’appliquer la formule de 1982 « prêts forcés-remboursement contraint « sans
déclencher des risques politiques graves. C’est alors qu’est mis en place le plan Brady, qui consiste à
utiliser les ressources du FMI et de la Banque mondiale, tout en proposant
aux débiteurs de racheter leur dette avec une décote qui tienne compte de
celles pratiquées sur le marché secondaire. Ou d’échanger leur dette contre
de nouvelles obligations avec des taux d’intérêts plus faibles. L’Argentine
va utiliser ce plan en 1992. Ce qui n’empêchera pas (en 1993) la faillite des
banques argentines : Banco Extrader, Banco Bases et Banco Multicrédito suite
à la crise du peso. Au Brésil: la Banco Económico de Bahia est en faillite
technique. Les principales banques privées du Brésil ont mis en place un plan
de 800 millions de réaux pour garantir les dépôts de cette banque. En 1994-1995, nouvelle crise mexicaine. Un vent de panique va secouer
les marchés financiers. Cette crise est d’autant plus importante, déclare
Michel Camdessus, directeur général du FMI, qu’elle est la « première crise
d’envergure dans le nouveau monde des marchés financiers globalisés «. A la
mi-décembre 1994, le peso était dévalué de 40 %. L’Amérique latine se trouve aujourd’hui dans la situation « du
chapeau de Balzac « ; il n’est plus possible sans risque d’extension des
émeutes de pressurer davantage les prolétaires (salariés, chômeurs,
sans-emploi, et agriculteurs). Les banques vont donc organiser un marché
secondaire de liquidation des dettes et solder leurs créances sur le tiers
monde ». Les rats quittent le navire. En 2001-2002, la croissance de tous les grands pays latino-américains
est révisée à la baisse (3) ; quant à l’Argentine, elle est déclarée en «
faillite «. Il en résulte la situation suivante : la défiance des capitaux
privés vers l’Amérique latine et l’augmentation de leur coût constituent un
facteur de déstabilisation financière de la zone, déstabilisation déjà en
cours en Argentine (restructuration de la dette publique) et au Venezuela
(risques d’arriérés externes). La croissance des exportations en dollars de
la zone était de 22 % en 2000 ; elle chute à 1% en 2001. De nouveau le besoin
d’endettement s’accro”t, d’autant plus que les investissements directs (IDE)
se ralentissent et que le déficit courant se creuse. Le Chili et le Mexique restent stables ; le peso mexicain s’est même
réapprécié. Ces deux pays comptent sur « une reprise américaine et mondiale «
pour ne pas basculer dans la récession. Les pays andins et ceux d’Amérique centrale
peuvent être distingués de ceux du Mercosur (4). Les premiers sont moins sous
les griffes de la financiarisation que les seconds, donc plus indépendants de
la finance mondiale ; ils subissent surtout les effets de la baisse du prix
des matières premières (Pérou, Colombie, Venezuela). Les seconds se trouvent
entra”nés dans la tourmente de l’endettement : l’Argentine a les deux genoux
à terre ; quant au Brésil, sa base économique s’est détériorée depuis l’hiver
2000-2001, et le FMI le soutient de plus en plus comme la corde soutient le
pendu. L’Argentine et le contexte international La situation catastrophique de l’Argentine n’est pas un cas isolé,
mais la résultante d’une dévalorisation financière internationale dont les
premiers coups de boutoir ont commencé en 1982 (crise mexicaine), suivis en
1985 de l’effondrement des caisses d’épargnes américaines : 500 milliards de
dollars de perte (presque la moitié de la dette du tiers- monde). Deux ans
après c’est le krach historique de 1987 (2 000 milliards de dollars partent
en fumée). Depuis, les dévalorisations financières se sont succédé les unes
après les autres comme jamais auparavant dans l’histoire du capitalisme.. En somme la dépréciation du capital-argent est un puissant moyen de
centralisation de la richesse financière, et un moyen pour purger le système
financier de son capital fictif. Il suffit de prendre pour exemple la
Citicorp, première holding bancaire américaine. Celle-ci décide, en mai 1987,
de provisionner 3 milliards de dollars sur les créances qu’elle détient sur
le tiers-monde. Cette décision va mettre tout de suite à mal les banques, qui
n’ont pas la capacité financière de provisionner à cette hauteur leurs
créances douteuses. Sont dans ce cas par exemple la Bank of America ou
Manufactures Hanover aux Etats-Unis. Cependant nous verrons que les dépréciations financières sont le plus
souvent l’expression d’une incapacité du capital productif à réaliser la
plus-value qui lui permettra d’obtenir son profit après l’intérêt qu’il doit
à son créancier prêteur. La crise asiatique a parfaitement révélé ce double
mouvement de dépréciation du capital (capital-argent et capital fixe). Les crises actuelles, comme nous pouvons l’observer, sont
principalement boursières et monétaires et explosent comme la résultante de
spéculations « exagérées «. Cela tient au fait qu’il faut faire une
distinction entre l’époque marchande et industrielle, où les crises se
manifestaient en général comme surproduction de marchandises, alors que sous
l’hégémonie du capitalisme financier, le « pivot « des crises est alors « le
capital-argent, et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, la
Banque, la Bourse et la Finance « (Le Capital, éd. Moscou, t. I, p. 140). Si la crise mexicaine de 1994 est restée dans l’ensemble circonscrite
à la sphère financière et donc n’a que très peu touché l’économie réelle (5),
le peso était dévalué de 40 % et la huitième banque du Mexique entrait en
insolvabilité technique. La crise asiatique (1997-1998) par contre va sortir
de la sphère financière et se déployer sur l’ensemble de l’appareil
productif. L’économie réelle de toute la zone asiatique est dans le marasme,
le FMI exige le démantèlement des conglomérats (chaebols) de la Corée du Sud.
En fait, les Etats-Unis et l’Union européenne viennent d’éliminer un
concurrent redoutable, dont ils ont pillé l’industrie en reprenant les
entreprises à bas prix, d’autant plus facilement que la monnaie nationale
était dévaluée. Contrairement au Mexique qui, dès 1995, reprenait ses
exportations (+ 35% en volume et + 30% en dollars), l’Asie continuera de
connaître une crise latente. La crise russe de 1998 ne peut être détachée de celle de l’URSS et de
la révision semi-pacifique des accords de Yalta. La Russie comptait
rapidement privatiser ses entreprises publiques, en les cédant aux financiers
internationaux, pour rembourser ses dettes et retrouver plus d’indépendance.
Elle comptait sur les investissements directs de l’Occident pour sortir du
marasme économique.. La privatisation avortée de la compagnie pétrolière
Rosneft provoqua une plongée de la Bourse de 40 %. La crise étant ici limitée
à la sphère financière, la brèche a été colmatée par le FMI. La crise
actuelle de l’Argentine est un véritable laboratoire des contradictions du
capitalisme que nous allons analyser plus en détail maintenant. Le rôle particulier de l’Etat dans l’endettement « Si les démocrates exigent la régulation de la dette publique, les
ouvriers doivent exiger la banqueroute de l’Etat. » (Karl Marx, 1re
Adresse du Comité de la Ligue des communistes, 1850.) Ce qui domine dans la crise financière (monétaire et économique) de
l’Argentine, c’est le rôle central de l’Etat dans cette crise ; c’est
l’endettement de l’Etat qui a entra”né le pays vers la faillite. C’est la
dette publique qui est devenue l’arme la plus acérée pour paupériser un pays
entier et le mener à la ruine. Comment donc ne pas s’interroger, sur le sort
du monde entier, quant on sait que le capital fonctionne de plus en plus sur
la dette publique ? « Or ce capital fictif, écrit Tom Thomas dans L’Hégémonie du capital
financier et sa critique (éd. Albatroz), constitue l’élément essentiel de la
masse du capital financier mondial. Le stock des actifs financiers mondiaux
est en effet constitué à 30 % de titres publics (et pour encore 30% de titres
et monnaies, devises). Ce qui montre l’importance du rôle des Etats dans le
gonflement de la rémunération du capital fictif mondial. Ils lui assurent la
garantie des titres les plus sûrs, de placements très fluides, de rendements réguliers.
Ainsi, « les marchés des titres d’Etats sont devenus le compartiment le
plus actif du marché financier international... les opérations sur les titres
publics dépassent de beaucoup celles de tous les autres marchés financiers,
marché des changes excepté » (mais le marché des changes est lui-même
largement animé par les déficits publics). Selon le FMI lui-même, les marchés
des titres obligataires publics sont devenus l’ « épine
dorsale » des marchés obligataires internationaux. L’Argentine ou, plus exactement, son peuple, survivent depuis trois
ans dans la récession ; la politique délibérée d’endettement de l’Etat a mené
le pays à la faillite. Ce qui veut dire que non seulement l’Argentine est
incapable de rembourser sa dette (environ 147 000 millions de dollars fin
2000), capital devenu fictif car consommé de manière improductive, mais pour
lequel le peuple argentin est contraint de payer les intérêt de la dette (11
millions de dollars), soit 22% des dépenses publiques. Entre mars 1976, début de la dictature Videla, et l’année 2001, la
dette du peuple argentin a été multipliée par vingt (elle est passée de 8 000
millions de dollars à 160 000 millions). Pas étonnant que la majorité du
peuple d’Argentine vive plus mal qu’il y a trente ans. Le peuple a remboursé
depuis 1976, 200 000 millions de dollars pour un endettement qui « a été
mangé, dépensé par l’Etat. Il n’existe plus... parce que jamais il n’avait
été destiné à être dépensé en tant que capital « (Karl Marx) (6). Nous verrons plus loin comment ce capital a été dépensé, mais pour le
moment essayons de cerner la longue évolution de ce pays vers sa crise
totale. La dictature argentine n’aurait pas été en mesure de maintenir son
régime de terreur au cours des années 1976-1980 sans le soutien actif des
Etats-Unis ; la dictature s’est donc placée d’entrée de jeu sous l’aile
protectrice de l’oncle Sam, et l’oncle Sam voyait d’un oeil bienveillant
l’endettement argentin comme le plus sûr moyen de contrôler ce pays, qui
pendant des décennies de péronisme avait réussi un certain décollage
économique. La dictature Videla, qui a sur les mains le sang de 30 000 morts,
n’avait pas le choix ; elle devait collaborer avec les Etats-Unis ou
disparaître. La collaboration devait amener progressivement la dictature à renoncer
complètement à l’indépendance du pays. En avril 1991, la loi de
convertibilité, qui établit qu’un peso égale un dollar, allait avoir pour
conséquence d’ôter au gouvernement toute possibilité d’émettre de la monnaie.
L’Argentine devenait, pour se financer dépendante des capitaux étrangers, et
la dictature, une bourgeoisie compradore, agent direct du capital financier
international. Elle ne représente plus « les citoyens argentins « mais ses
intérêts propres comme nous allons le voir. La ruine du pays sera son propre
enrichissement ainsi que celui du capital financier. Le jugement du 13 juillet 2000 Le gouvernement civil qui a succédé à la dictature a été contraint de
mener une enquête sur la question de l’endettement. Le jugement, rendu le 13
juillet 2000, n’a abouti à aucune condamnation (en raison de la
prescription). Seulement il a révélé une partie de l’entreprise destructrice
mise en place ; on apprenait ainsi : A que le FMI avait soutenu activement la dictature, notamment en lui
fournissant un de ses hauts fonctionnaires, le dénommé Dante Simone ; A que la Réserve fédérale de New York a servi d’aval auprès des
banques privées américaines afin que celles-ci prêtent de l’argent à la
dictature, la Réserve fédérale ayant servi directement d’intermédiaire dans
une série d’opérations de la Banque centrale argentine ; A que la dictature endettait le Trésor public et les entreprises
publiques ; elle permettait aux capitalistes argentins de placer à l’étranger
des quantités tout à fait considérables de capitaux. Entre 1978 et 1981, plus
de 38 000 millions de dollars auraient quitté le pays de manière « excessive
ou injustifiée «. C’était notamment permis par le fait que chaque résident
argentin pouvait acquérir quotidiennement 20 000 dollars A qui pouvaient ensuite
être placés à l’étranger. Bref, l’Etat s’endettait tandis que les
capitalistes décapitalisaient allègrement : « Approximativement, 90 % des
ressources provenant de l’extérieur via l’endettement des entreprises
(privées et publiques) et du gouvernement étaient transférés à l’extérieur
dans des opérations financières spéculatives. « D’importantes sommes
empruntées aux banques privées aux Etats-Unis et en Europe occidentale
étaient ensuite déposées auprès de ces mêmes banques. Les entreprises publiques
comme YPF ont été mises systématiquement en difficulté (voir note 6). Le régime de transition « démocratique « qui a succédé à la dictature
a transformé la dette des entreprises privées en dette publique de manière
parfaitement illégale: cela signifie qu’il devrait être possible de modifier
cette décision. Parmi les entreprises privées dont la dette a été reprise par
l’Etat A cela signifie que l’Etat argentin endetté auprès de ces banques a
décidé d’assumer les dettes de celles-ci ; sans commentaire A, vingt-six
étaient des entreprises financières. Parmi elles figuraient de nombreuses
banques étrangères installées en Argentine : City Bank, First National Bank
of Boston, Deutsche Bank, Chase Manhattan Bank, Bank of America... Un exemple
précis de collusion entre Banque privée du Nord et dictature argentine :
entre juillet et novembre 1976, la Chase Manhattan Bank a reçu mensuellement
des dépôts de 22 millions de dollars (ces montants ont augmenté par la suite)
et les a rémunérés à environ 5,5 % ; pendant ce temps, au même rythme, la
Banque centrale argentine empruntait 30 millions de dollars à la même banque
des Etats-Unis, la Chase Manhattan Bank, à un taux de 8,75 %. Les conclusions du jugement sont accablantes pour la dictature, pour
le régime qui lui a succédé, pour le FMI, pour les créanciers privés... La
sentence rendue par le tribunal énonce clairement que « la dette extérieure
de la nation (...) a augmenté considérablement à partir de l’année 1976 par
la mise en oeuvre d’une politique économique simple et agressive qui mit le
pays à genoux lors de l’utilisation de diverses méthode qui ont déjà été
exploitées et ont entre autres bénéficié aux entreprises et au commerce
privé, national et étranger au détriment des sociétés et entreprises d’Etat A
qu’une politique orientée appauvrit jour par jour, ce qui se répercuta dans
leur valeur au moment où débuta leur privatisation «. Le jugement devrait servir de base à une action résolue pour le
non-paiement de la dette extérieure publique argentine et pour son annulation.
Cette dette est odieuse et illégitime. Les créanciers ne sont pas en droit de
continuer à en percevoir le service. Leurs créances sont nulles. Et comme les
nouvelles dettes acquises depuis 1982-1983 ont servi essentiellement à
rembourser les anciennes, elles sont elles-mêmes largement entachées
d’illégitimité. L’Argentine peut parfaitement s’appuyer sur le droit
international pour fonder une décision de non-paiement de sa dette
extérieure. Plusieurs arguments juridiques peuvent être invoqués, parmi lesquels
la notion de « dette odieuse « (la dette argentine a été contractée par un
régime despotique coupable de crimes contre l’humanité, les créanciers ne
pouvaient pas ne pas le savoir), la force majeure (comme les autres pays
endettés, l’Argentine a été confrontée à un changement brutal de situation à
cause de la décision d’augmentation des taux d’intérêt, prise unilatéralement
par les Etats-Unis à partir de 1979) et l’état de nécessité (l’état des
finances de l’Argentine lui interdit de poursuivre le remboursement de la
dette car cela l’empêche de remplir ses obligations au regard des pactes
internationaux à l’égard de ses citoyens en terme de droits économiques et
sociaux). Depuis le jugement du 13 juillet 2000, les événements en cascade
vont révéler toute l’étendue et toute la pourriture du système de la dette
publique. L’endettement de l’Etat sous la dictature militaire C’est durant la période de la dictature militaire et violente du
général Videla (1976-1981) que l’Etat argentin et le FMI vont mettre en place
une politique d’endettement systématique. Ceci afin d’augmenter de manière
fictive ses réserves en devises étrangères comme l’avaient pratiqué au XIXe
siècle l’Empire ottoman et l’Egypte (voir le texte de Rosa Luxemburg sur la
question, in L’Accumulation du capital, t. II, et notre annexe page 72).
Alors que l’augmentation des réserves en devises auraient dû être le produit
des échanges de marchandises sur le marché mondial (réalisation de la
plus-value), l’accumulation de dettes était présentée comme accumulation de
capital. Ces réserves n’étaient ni gérées ni contrôlées par la Banque
centrale, dont le gouverneur était Domingo Cavallo (7). Cette politique d’endettement, politique naturelle du capital
financier est toujours présentée par les autorités, comme un moyen de
soutenir une forte augmentation des importations. Dans la réalité, et toute
l’histoire de l’endettement international en atteste, le rôle des emprunts
internationaux non seulement permet au vieux capital (travail passé
capitalisé) d’élargir son champ d’exploitation et d’accumulation, mais encore
de provoquer la ruine des économies naturelles pour y substituer l’économie
marchande. La pénétration du capital de prêt mène toujours au même résultat «
accumulation de la richesse à un pôle et pauvreté à l’autre «. Tel sera le
plan économique (8) que le ministre de l’économie, Martinez de Hoz, et le
secrétaire d’Etat à la Coordination et à la Programmation économiques,
Guillermo Walter Klein, vont mettre en place, avec les recommandations du
FMI, à partir du 2 avril 1976. Un long processus de destruction de l’appareil
productif du pays (9) va se mettre en action. On apprendra que la majorité
des emprunts (aussi bien en Argentine qu’au Venezuela) ne serviront en
réalité qu’à financer la fuite des capitaux. La majeure partie des prêts
octroyés à la dictature argentine, provenait des banques privées du Nord
(10). Cette politique d’endettement, va permettre à la dictature d’obtenir
une reconnaissance des milieux financiers internationaux, pour sa capacité au
maintien de l’ordre et au siphonage de la plus-value. En 1978 la coupe du
monde de football est organisée en Argentine. L’après-dictature et l’impunité Le régime post-dictatorial n’épurera ni l’armée ni la police. Au
contraire, les militaires engagés dans la répression sont restés en fonction
et ont obtenu l’impunité par les lois du « point final » et de «
l’obéissance due » décidées en 1986-1987. « Un scandale a éclaté parce
que l’un d’eux, le capitaine Astiz, a brisé pour la première fois la loi du
silence observée par les militaires : en 1982, un ami m’a demandé s’il y
avait bien eu des disparus. Je lui ai répondu : « Bien sûr, il y en a eu
6 500, voire plus, mais pas plus de 10 000. Tous ont été éliminés » (Le
Soir, 16 janvier 1998). La plupart des hauts fonctionnaires de l’appareil
d’Etat sont restés en place, certains même avec une promotion. Le
gouvernement dirigé par Alfonsin (1983-1989), constatant que la Banque
centrale argentine déclare ne pas avoir de registre de la dette extérieure publique,
va poursuivre la politique de ses prédécesseurs, avec une particularité :
c’est lui qui décide que l’Etat doit assumer l’ensemble de la dette tant
privé que publique. Confirmant ainsi la célèbre réflexion de Marx : « La
seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la
possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. »
(Karl Marx, Le Capital, t. 1, éd.de Moscou, p. 721.) Les privatisations à marche forcée Le gouvernement Menem (1989-1999), qui a succédé à Alfons’n, a
prétexté l’endettement formidable des entreprises publiques pour justifier
aux yeux de l’opinion publique sa politique de privatisation généralisée
entre 1990 et 1992. Cependant, cet endettement était le résultat de la
politique d’endettement imposée par le gouvernement. L’Etat, une fois de
plus, intervenait pour soutenir le capital financier : « C’est ainsi par exemple que la principale entreprise publique
argentine, l’entreprise pétrolière YPF (Yacimientos Petroliferos Fiscales), a
été forcée de s’endetter à l’extérieur alors qu’elle disposait de ressources
suffisantes pour soutenir son propre développement. Au moment du coup
militaire du 24 mars 1976, la dette externe d’YPF s’élevait à 372 millions de
dollars. Sept années plus tard, à la fin de la dictature, cette dette
s’élevait à 6 000 millions de dollars. Son endettement a été multiplié par
seize en sept ans. Presque aucun montant emprunté en devises étrangères n’est
arrivé dans les caisses de l’entreprise, ils sont restés aux mains des
dictateurs. Sous la dictature, la productivité par travailleur d’YPF a
augmenté de 80 %. Le personnel total est passé de 47 000 à 34 000 agents. La
dictature, pour augmenter les recettes dans ses caisses, a diminué de moitié
l’argent ristourné à YPF sur la vente des combustibles au public. De plus,
YPF était obligé de faire raffiner une partie du pétrole qu’elle extrayait
par les multinationales privées Shell et Esso alors qu’elle aurait pu, vu sa
bonne situation financière au début de la dictature, se doter d’une capacité
de raffinage correspondant à ses besoins (complétant ses raffineries de La
Plata et de Luj‡n de Cuyo). En juin 1982, tout l’actif de la société était
représenté par l’endettement. « (O Globo, 8 avril 1997, Brésil.) Outre YPF (vendu à la multinationale pétrolière espagnole Repsol en
1999), la compagnie aérienne Aerolineas Argentinas a été vendue à l’espagnole
Iberia moyennant en cash 130 millions de dollars, le reste étant constitué
d’annulations de créances de dettes. Les Boeing 707 qui équipaient sa flotte
ont été bradés pour 1 dollar symbolique (1,54 dollar exactement !). Iberia a
emprunté pour acheter l’entreprise et a fait porter la charge totale de
l’emprunt sur le dos de la nouvelle entité Aerolineas Argentinas qui, du
coup, s’est retrouvée endettée dès son origine. En 2001, Aerolineas
Argentinas, propriété d’Iberia, était au bord de la faillite par la faute de
ses propriétaires. La privatisation d’Aerolineas est exemplaire. En général,
les entreprises privatisées ont été cédées libérées de leur dette, celles-ci
ayant été reprises par l’Etat. Reprise des dettes capitalistes par l’Etat et
endettement forcé des entreprises publiques En 2001, le gouvernement dit de centre gauche de la Rœa (1999- 2001)
va, comme le demande le FMI, imposer une austérité draconienne à la majorité
du peuple. Le cadeau suprême (reprise des dettes publique et privée)
d’Alfonsin aux capitalistes argentins (et étrangers) n’est pas remis en cause
(11). Dès lors, la dette de l’Etat s’est alourdie du fardeau de la dette des
entreprises privées, car il doit assumer leurs obligations à l’égard des
créanciers. Depuis, les capitalistes argentins ont maintenu cette politique
d’évasion de capitaux comme s’il s’agissait d’un sport national. Au point que
si on devait créer un championnat latino-américain d’évasion des capitaux, la
classe capitaliste argentine pourrait prétendre la gagner face à des
concurrents pourtant eux-mêmes très forts en la matière, les capitalistes
brésiliens, mexicains et vénézuéliens. Par contre, les dettes des entreprises publiques qui avaient elles
aussi fortement augmentées par décision de la dictature n’ont pas été
annulées, sauf quand il s’est agi de privatiser ces entreprises. Les
gouvernants en place après la chute de la dictature se sont servis du
prétexte de l’endettement des entreprises publiques pour les privatiser, tout
en ayant soin de mettre leurs dettes à la charge de l’Etat avant de les
vendre. « Menem a confié à la banque américaine Merril Lynch l’expertise de la
valeur de YPF. Merril Lynch a délibérément réduit de 30 % les réserves
pétrolières disponibles afin de sous-estimer la valeur de YPF avant sa mise
en vente. Une fois la privatisation réalisée, la partie des réserves
occultées est réapparue dans les comptes. Les opérateurs financiers qui
avaient acheté à bas prix les actions de l’entreprise, ont pu alors engranger
de formidables bénéfices grâce à l’augmentation des cotations en bourse des
actions YPF. Cette opération permet en plus de vanter idéologiquement la
supériorité du privé sur le public. Remarque : la même banque américaine Merril Lynch a été chargée par
le président brésilien Fernando Enrique Cardoso de procéder en 1997 à
l’évaluation de la principale société publique brésilienne, Vale do Rio Doce
(entreprise d’extraction de minerais). Merrill Lynch a été accusée à l’époque
par de nombreux parlementaires brésiliens d’avoir sous-évalué de 75 % les
réserves en minerais de l’entreprise. « (O Globo, 8 avril 1997, Brésil). (1) Les
ingrédients essentiels de la crise de la dette sont apparus entre 1979 et
1981. Les Etats-Unis et d’autres
pays de l’OCDE
ont relevé les taux d’intérêt,
ce qui a directement accru la dette
latino-américaine, en grande partie
assortie de taux variables. Attirés par des taux plus élevés ou
craignant les risques d’instabilité,
les Latino-Américains ont transféré leur argent à l’étranger : l’argent des nouveaux prêts est
retourné à Miami. La fuite des capitaux a commencé bien avant le véritable déclenchement
de la crise (voir Ramsès 93). (2) Le
président de l’époque
de la Citicorp : Walter Wriston. (3) Il est caractéristique de voir que l’onde de choc de la crise asiatique et la récession américaine ont laminé les résultats économiques de l’Amérique latine sur la période 1998-2001. Le taux de croissance moyen des dix grands pays de la zone n’a atteint que 1,6 % l’an. (4)
Marché commun du Sud (Mercosur, 1991) qui comprend : l’Argentine, le Paraguay et l’Urugay. La Bolivie est
associée. (5) Ç Si la chute ou la montée des cours de
ces titres n’a pas
de rapport avec le mouvement de la valeur du capital réel qu’ils représentent, la richesse
d’une nation est aussi grande
avant leur dépréciation ou la hausse de leur valeur qu’aprs. È (Le Capital, t. III,
éd. Moscou, p. 493). En effet, si le taux de croissance avant et après la
crise n’est pas
affecté, il n’en
résulte pas moins une baisse temporaire de la production pendant dette crise.
Si la crise n’avait
pas existé, la production aurait continué de croître. (6) Voir pages 54-55 les cas d’IPF (entreprise publique
pétrolière) et d’Aerol’neas Argentinas. (7) Il faut remarquer que ce même Cavallo,
dont le rôle fut si funeste à l’économie argentine à la fin de la dictature (il fut
président de la Banque Centrale durant 54 jours à partir du 2 juillet 1982,
en participant activement à l’étatisation
de la dette privée), a occupé à deux reprises le poste de ministre de l’économie par la suite. Une
première fois entre 1991 et 1996 pendant la présidence de Menem, il a ancré
la monnaie argentine au dollar et a développé un vaste programme de
privatisations. (8) Il
faut relever l’accord
complet des autorités des Etats-Unis avec cette politique d’endettement. Ils y ont vu dès
le début le moyen de gagner en influence dans ce pays. Les maîtres d’Oeuvre argentins de la
politique d’endettement
voulaient obtenir des prêts des banques privées ; le gouvernement exigeait
des entreprises publiques argentines qu’elles s’endettent
auprès des banquiers privés internationaux. (9) Le
cas de l’industrie
automobile est caractéristique. L’Argentine fut un des premiers pays au monde à s’équiper d’un parc automobile important
(années 1919-1930). Dans les années 1930 s’était développée une industrie automobile de capital
national avec ses propres modèles, tels que Di Tella, qui peupla les routes
argentines, ou l’entreprise
d’Etat IME. En décembre 1958, le
gouvernement de Frondizi officialisa l’installation en Argentine de 20 firmes automobiles
étrangères (américaines. et européennes) et leur permit de rapatrier les
profits. Ce fut l’achèvement
de l’industrie automobile du pays. (10) En général, les sommes fabuleuses
empruntées aux banquiers du Nord étaient immédiatement replacées sous forme
de dépôts auprès de ces mêmes banquiers ou auprès de banques concurrentes. 83
% de ces réserves furent placées en 1979 dans des institutions bancaires
situées en dehors du pays. Les réserves s’élevèrent à 10 138 millions de dollars et les placements
dans les banques extérieures, à 8 410 (via les marchés financiers
nord-américain et européen sur lesquels sont émis les emprunts argentins, les
capitalistes argentins achètent des titres de la dette argentine avec l’argent qu’ils ont sorti du pays) et
perçoivent une partie des remboursements. La même année, la dette extérieure
passait de 12 496
millions de dollars à 19 034 millions de dollars (Olmos, 1990, p. 171-172).
Dans tous les cas, l’intérêt
perçu pour les sommes déposées était inférieur à l’intérêt dž pour les sommes
empruntées. (11)
Les entreprises privées argentines et les filiales argentines des
multinationales étrangères avaient également été encouragées à s’endetter sous la dictature. La
dette totale privée s’est
élevée à plus de 14 000 millions de dollars. Figurent parmi ces entreprises
endettées, les filiales argentines de sociétés multinationales : citons
Renault, Mercedes-Benz, Ford Motor, IBM, City Bank, First National Bank of
Boston, Chase Manhattan Bank, Bank of America, Deutsche Bank. L’Etat argentin a remboursé les
créanciers privés (c’est-à-dire
leur maison mère) de ces entreprises. Bref, le contribuable argentin
rembourse la dette contractée par les filiales des multinationales auprès de
leurs maisons mères ou des banquiers internationaux. On peut soupçonner les
multinationales d’avoir
créé une dette de leurs filiales argentines par simple jeu d’écriture. Les pouvoirs publics
argentins n’ont
aucun moyen de contrôle sur ces comptes. Demain d’autres Argentine Ce qui se passe en Argentine peut être le signe d’une crise générale du
système financier international. Du fait que la récession s’est mondialisée;
des pays entiers peuvent demain entrer en faillite. C’est le cas de la
Turquie, qui vient de négocier avec le FMI un emprunt de 10 milliards de
dollars, du Liban, du Brésil. La Thaïlande et les Philippines sont aussi dans
le collimateur de la récession. Le fonds de pension Calpers vient de retirer
ses investissements de Thaïlande, des Philippines et de Malaisie. Les risques
s’aggravant, nous avons vu comment dès 1987 la banque américaine Citicorp
prévoyait que des Etats ne seraient plus en mesure de garantir les créances
des banques. Le FMI lui-même fut un temps remis en question et, à la fin de
2001, on disait que « la création d’un droit de la faillite applicable aux
Etats dans l’incapacité de rembourser leur dette apparaît plus que jamais
d’actualité. L’idée n’est pas neuve. Elle avait déjà fait florès du temps de
la crise asiatique, avant de sombrer à nouveau dans l’oubli. Qu’elle
resurgisse avec les difficultés argentines n’est pas une surprise. La grande
nouveauté est que l’idée est désormais poussée par le FMI « (La Tribune, 24
décembre 2001). Ce n’est pas la première fois que des pays entrent en
faillite. Rosa Luxemburg, dans son livre L’Accumulation du capital, parle longuement
des conséquences de l’emprunt international et montre comment se déploie le
capital dans le monde : « Entre 1870 et 1875, écrit-t-elle, les emprunts furent contractés à
Londres pour une valeur de 260 millions de livres sterling, ce qui entraîna
immédiatement une croissance rapide des exportations de marchandises
anglaises dans les pays d’outre-mer. Bien que ces pays fissent périodiquement
faillite, le capital continua à y affluer en masse. A la fin des années 1870,
certains pays avaient partiellement ou complètement suspendu le paiement des
intérêts : la Turquie, l’Egypte, la Grèce, la Bolivie, le Costa-Rica,
l’Equateur, le Honduras, le Mexique, le Paraguay, Saint-Domingue, le Pérou,
l’Urugay, le Venezuela. Cependant, dès la fin des années 1880, la fièvre des
prêts aux Etats d’outre-mer reprenait... « (L’Accumulation du capital, éd.
Maspero, p. 95 A voir aussi page 72.) Nous ne pouvons pas prévoir l’évolution de la crise économique et
sociale en Argentine, qui dépendra de nombreux facteurs. La poussée sociale
va-t-elle passer à une autre étape et se dégager franchement du nationalisme
? Le gouvernement Duhalde, pour calmer la rue, prévoit un revenu minimum ;
mais il essaye tant bien que mal de constituer un « front national «. Il
vient de procéder à une réhabilitation des vétérans des Malouines et tient
tête pour la forme au FMI, mais s’apprête déjà à passer un accord avec lui.
Cet accord prévoirait de s’attaquer au déficit des provinces (350 000 emplois
de fonctionnaires sont visés). Le FMI exige le retrait des bons que les
provinces émettent sans garantie monétaire pour payer les fonctionnaires, le
ministre de l’économie s’est déjà engagé à les éliminer en une année. Histoire politique «Un pays transformé en immense zone franche financière « : c’était le
titre d’un article du Monde diplomatique de juillet 1987 consacré à
l’Argentine, et qui brossait succinctement un tableau historique, économique
et politique, depuis les luttes d’unification de 1810 à 1853 jusqu’aux années
1930, période où, sous l’influence dominante du capital britannique, se
poursuit l’équipement en infrastructures orientées vers un semi-colonialisme
appuyé sur la grande propriété foncière, faisant du pays un des pourvoyeurs
mondiaux de produits agricoles bon marché. Il se développe ce qu’un autre
article du même journal appelle une « culture de rente «, qui va
effectivement dominer la vie économique et sociale jusqu’à aujourd’hui (1). C’est un développement industriel parallèle qui, avec la crise de
1930 (qui tarit les débouchés agricole et les sources de produits importés),
les aléas économiques et guerriers du monde, va connaître un grand essor de
1930 à 1970 A une industrialisation par substitution. Avec plus tard une
intégration verticale et le développement d’industries lourdes, l’Argentine
commence à vivre une dynamique de croissance impulsée par la production de
tous produits industriels. Cette situation modifie profondément les rapports
de classe à l’intérieur de l’Argentine et ses relations avec l’ensemble du
capitalisme mondial A situation qui n’est d’ailleurs pas spécifique à
l’Argentine. Nous pensons qu’il est utile de faire un petit rappel de l’histoire
politique de l’Argentine la plus récente pour essayer de comprendre ce qui
s’est passé ces derniers mois. Pour cela, nous devons tout d’abord tenter de
saisir le phénomène du péronisme, dont une compréhension exacte peut nous
donner l’exacte mesure de la réalité politique argentine. En effet, le
péronisme a imbibé la culture et les structures sociales du pays depuis la
fin de la seconde guerre mondiale, en touchant à tous les domaines de la vie
sociale et politique. Juan Domingo Perón arrive au pouvoir par de libres élections en 1946.
Il a été auparavant de 1943 à 1945 secrétaire d’Etat au travail, où il a fait
adopter certaines mesures favorables, surtout, à la classe ouvrière
nouvellement formée, composée de prolétaires qui ont quitté la campagne
(entre 1943 et 1952, la capitale Buenos Aires ne reçoit pas moins d’un
million de migrants). Ce sont d’abord ces hommes et ces femmes qui
constituent la masse de manoeuvre qui porte Perón au pouvoir. Il faut
comprendre l’ascension de Perón dans le cadre de l’industrialisation du pays,
qui avait débuté dans les années 1930 et qui connut son apogée entre 1940 et
1950. Si les migrants constituent la base du pouvoir, l’appui le plus
puissant est celui de ces patrons, qui, sous prétexte de fierté nationale
exaltée par le programme péroniste, visent la protection de l’Etat pour le
développement de leurs activités. Ce qui démontre que la structure sociale et
économique du pays a changé : elle est passée d’une phase pré-capitaliste à
une véritable industrialisation. Ce passage s’est effectué déjà depuis
quelques décennies, mais dans un premier temps il est préférable de parler
d’une reconversion productive, étant donné que les industriels ont continué à
utiliser pendant quelques années encore les gains de l’agriculture pour les
réinvestir dans l’industrie. Sous Perón, les industriels interviennent
indépendamment et, pour la première fois dans l’histoire du pays, dans
l’exercice du pouvoir et contre le vieil ordre des propriétaires fonciers qui
avaient toujours tenu l’Argentine sous leur houlette. Cela doit nous amener à mieux considérer l’idéologie de Perón.
Contrairement à ce que l’on dit encore très fréquemment, celle-ci n’a de
réactionnaire qu’une certaine phraséologie fasciste. Pour le reste, c’est une
idéologie qui accompagne très puissamment la modernisation industrielle du
pays. C’est pourquoi nous disons que le péronisme représente la première
réaction importante contre le pouvoir de la classe des propriétaires
agricoles. (2) Du point de vue de la « superstructure «, c’est-à-dire du point de
vue des idées, il s’agit de comprendre le rôle que Perón a fait jouer au
nationalisme, comme idéologie qui soumet le discours de classe à la Nation et
à l’Etat « paternaliste ». L’effort d’intégration des classes populaires dans le mécanisme
étatique est passé aussi à travers cet aspect « symbolique « (3). Nous
parlons bien d’un aspect symbolique, car il est évident que Perón s’est
toujours bien gardé de s’opposer réellement aux investissements étrangers, le
nationalisme ayant été plus une couverture idéologique qu’un fait réel. Si
nous passons maintenant au plan concret des rapports de classe, nous pouvons
observer la méthode toute « scientifique « avec laquelle Perón a voulu
entreprendre cette alliance avec les ouvriers. Il a élargi les droits
sociaux, donné de ce fait aux prolétaires argentins une « dignité « qu’ils
n’avaient jamais eue, surtout vis-à-vis du pouvoir, en instituant avec eux un
rapport « direct «. Il a augmenté largement le marché intérieur et la
consommation de masse. Toutes ces initiatives ont été accompagnées d’un
véritable encadrement « politique », par lequel toute la relation entre les
ouvriers et l’Etat passait à travers des intérêts corporatifs. Le syndicat
devenait le gardien officiel de ce mécanisme. L’effort d’en haut que prônait Perón se réalisait donc grâce au
travail d’en bas que faisaient les syndicats : le but était l’encadrement
complet de la classe ouvrière dans l’appareil d’Etat. Ce projet rencontrait
quand même des difficultés majeures, la première concernant les intérêts
capitalistes qui l’appuyaient. Le capitalisme industriel argentin a été trop
faible pour s’émanciper complètement de l’aristocratie terrienne. Cette
dernière devait bientôt resurgir pour faire sentir une force encore bien vive
: le renversement violent de Perón en 1955 s’explique aisément (4). A partir de ce moment, il comprendra lui aussi qu’il ne peut pas se
passer de cette force pour gouverner le pays : lors de son retour au pouvoir,
en 1973-1974, il ne pourra nullement répéter ce qu’il avait réalisé dans les
années 1940. D’abord parce qu’il n’y avait plus de capitalisme spécifiquement
national, ni agricole ni industriel : le capitalisme argentin commençait en
ce temps-là à être remplacé par les multinationales. Les « mangeurs du
populaire » (5) se sont mondialisés. C’est le moment où les Argentins
connaissent l’internationalisation de leur esclavage. La suite des événements
historiques jusqu’à aujourd’hui confirme le rôle prépondérant pris par le
capital international dans l’économie argentine. Déjà la dictature militaire,
qui renversa en 1976 le pouvoir péroniste, tint à préciser que son objectif,
derrière le massacre d’ouvriers et d’autres opposants, était surtout de «
promouvoir le développement économique, en offrant à l’initiative et aux
capitaux privés, nationaux et étrangers, les facilités nécessaires pour
participer à l’exploitation des richesses nationales «. Le retour à la
démocratie ne changera en rien cette dépendance de l’Argentine à l’égard des
capitaux internationaux. En ce sens, le cas le plus emblématique devient le
nouveau péronisme incarné par Carlos Menem, qui s’appuiera clairement sur la
finance internationale en avançant un programme chargé de privatisations. Son
éloignement du péronisme traditionnel est confirmé aussi par l’abandon de sa
politique de concertation sociale : il ne basera plus le pouvoir sur les
syndicats comme organes représentants des intérêts corporatistes. Ceci
s’explique également par l’affaiblissement du pouvoir exercé sur les
travailleurs par les syndicats. En effet, l’alliance avec le pouvoir qui a
distingué le syndicalisme argentin (comme le syndicalisme tout court, partout
dans le monde) a favorisé aussi la naissance de formes autonomes de luttes
(comme celles d’aujourd’hui) qui sont devenues si fortes qu’elles ont
discrédité complètement le rôle des diverses « centrales ». En effet, le péronisme a connu dès son début une autre grande
contradiction, qui devait exploser tôt ou tard. Cette contradiction porte
justement sur le rôle joué par les syndicats. Nous avons essayé de démontrer
que dans l’histoire récente de l’Argentine, il y a toujours eu deux tendances
des « mangeurs du populaire « : la première, représentée par le péronisme,
tentait d’intégrer le prolétariat, la deuxième, représentée par les
différentes dictatures militaires, intervenait pour réprimer brutalement la
classe ouvrière quand elle jugeait qu’elle devenait trop indépendante. Le
fait que les tentatives d’intégration de la classe ouvrière furent toujours
suivies d’épisodes de répression violente doit nous faire comprendre que
l’intégration du prolétariat n’a jamais été tellement facile. On a eu beau
construire un appareil énorme d’intégration (syndicats, partis, etc.), la
classe ouvrière restait en dernière instance autonome. L’industrialisation,
sur laquelle Perón s’est appuyé, a fait en sorte qu’il y ait des syndicats «
asservis «, mais elle a permis aussi le développement « autonome « d’une
culture et d’une pratique ouvrières qui ont exprimé des grandes formes de
résistance (en vertu d’un processus social autonome). D’ailleurs ce développement avait d’importantes racines historiques
en Argentine. Un petit rappel peut être en l’occurrence utile. L’Argentine se
distingue de nombreux autres pays latino-américains, car elle connaît depuis
un siècle une forte présence d’une composante de classe. Ë partir du moment
où German Ave Lallemant fonda le journal El Obrero, en 1890, la gauche
argentine a exprimé toutes les tendances du mouvement ouvrier (anarchistes,
léninistes, internationalistes, social-démocrates). Le bien-être économique
de la première moitié du siècle a fait de l’Argentine le refuge de nombreux
émigrés politiques européens qui y ont continué leurs activités politiques
(6), en construisant les bases d’un véritable mouvement ouvrier. Perón a
utilisé les migrants « intérieurs « (la nouvelle classe ouvrière « autochtone
« qui provenait de la campagne) contre ce mouvement « historique «. Son but
était d’apprivoiser le mouvement en y introduisant les prolétaires les plus
faibles, ceux qui n’avaient même pas de chemise (les descamisados). Toutefois
ce jeu ne pouvait pas durer longtemps : à cause du processus de classe
autonome, il était clair qu’une nouvelle combativité ouvrière devait se
manifester. Or, comme celle-ci ne pouvait s’exprimer à travers les syndicats
du régime, elle a trouvé d’autres formes d’expression, des formes tout à fait
autonomes. Ce que nous observons aujourd’hui, en particulier à travers ce que
nous avons vu durant les journées de décembre 2001, n’est que le fruit de la
longue histoire de la résistance de la classe ouvrière argentine face à
l’exploitation capitaliste. Aujourd’hui on entend parler de piqueteros,
d’assemblée de barrios (quartiers), de vecinos (voisins) qui posent la
question d’une résistance très forte face aux différents pouvoirs en place.
En réalité ces structures autonomes de classe ont depuis longtemps accompagné
le mouvement social argentin, à partir des sociétés de fomento. Contre un
pouvoir très lointain (surtout dans les banlieues) et contre l’opposition de
régime représenté par les syndicats et les partis, les prolétaires ont dû se
doter de formes autonomes d’organisations. Ces formes, comme ces différentes
assemblées, sont nées sur la base d’une simple défense des intérêts vitaux
des prolétaires. L’Etat n’était pas à même de résoudre les exigences les plus
simples de la vie de tous les jours, donc les « voisins »
s’auto-organisaient pour faire face à toutes ces questions. Mais ce phénomène
s’est élargi au fur et à mesure vers une véritable socialisation. De «
privé », il est donc devenu « public «. Même le mouvement des Mères de
la place de Mai est né sur la base de cette même dynamique. Les mères se sont
mobilisées à cause d’un drame personnel (la disparition de leurs enfants),
mais elles ont su faire de ce problème une affaire publique. En fait, elles
ont interrogé directement les fonctionnaires, elles ont mis en cause l’ordre
des choses et ont proposé aussi la transformation des relations sociales et
politiques. Le caractère politique de leur mobilisation est souligné aussi
par le lieu qu’elles ont choisi pour leurs manifestations : un lieu « public
« par excellence, le siège du gouvernement en Argentine, la place de Mai. Ce
n’est pas un hasard si elles ont su jouer un rôle de premier plan également
dans les événements les plus récents. On peut donc parler d’une véritable tendance très originale du mouvement
social argentin. Cette tendance a vu le jour grâce aux conditions
particulières de l’évolution politique et sociale du pays. On peut définir
cette tendance comme une forme de lutte de classe qui est beaucoup moins
politique que sociale. Elle ne fait rien d’autre que porter sur la scène
publique des problèmes matériels, de survie, qui étaient auparavant résolus
dans la sphère de la famille ou de voisinage. C’est une lutte de classe «
classique «, c’est-à-dire « immédiate ». C’est pour cette raison que beaucoup
d’observateurs sont prêts à condamner la lutte argentine pour son caractère «
limité », « réformiste » et même « réactionnaire ». On connaît
la chanson ! Nous ne portons pas de jugement, nous nous limitons à observer
que ce mouvement, tout en montrant des contradictions, des limites, est quand
même en train d’exprimer de nouvelles formes d’action et de pratique
collective. La question est de savoir s’il parviendra à élargir cette pratique
collective pour la faire devenir un pouvoir « constituant «, c’est-à-dire
s’il saura créer une autre société. Pour l’heure, il semble bien loin de
cette perspective. Nous n’avons pas eu vent de formes concrètes de
contre-pouvoir, celles-ci semblant rester toujours très étriquées,
n’impliquant pas l’ensemble de la classe. Mais il est certain qu’il s’agit
d’une étape non négligeable dans l’histoire du mouvement prolétarien
argentin. Même si elle n’atteint pas le niveau « révolutionnaire « elle
représentera un événement très important dans la mémoire de la classe. C’est
pourquoi les capitalistes argentins ont eu réellement peur. Ils savaient bien
qu’ils ne pouvaient pas récupérer le mouvement du cacerolazo avec leurs
outils habituels (syndicats et partis). Ainsi, il est clair que le niveau de
lutte de la classe a déjà dépassé les bornes que l’on avait coutume de lui
poser. Une fois compris cela, les hommes politiques argentins ont tout de
suite (en bons démocrates) pensé à l’autre versant de la médaille,
c’est-à-dire à la répression. Ils ont d’abord ensanglanté les rues argentines
pour faire peur aux manifestants, et ensuite ils ont laissé entendre qu’une
répression encore plus violente pouvait très bien être mise en place. Une
police de province, créée pour combattre la délinquance, fait déjà rage dans
les quartiers en semant la peur et en perpétrant des délits. Elle est définie
par les Argentins comme la « police maudit », parce qu’elle s’en est
prise souvent aux personnes, surtout aux militants. Elle constituera la masse
de manoeuvre contre le mouvement quand il sera jugé opportun de créer un
véritable régime dictatorial. C’est ce qui se produira quand la question
prolétarienne commencera à devenir sérieuse. Pour l’heure, l’éventualité d’un coup d’Etat militaire ne semble pas
du tout écartée. On brandit encore une fois le spectre de la réaction contre
la classe ouvrière argentine : quand l’intégration ne marche plus, il y a le
bâton. Les « mangeurs du populaire », nationaux ou internationaux, sont
toujours les mêmes. (1) Ce numéro
du Monde diplomatique de juillet 1987 permet, indépendamment des théories
qu’il essaie de démontrer, de voir qu’il était relativement aisé de prévoir
les événements qui vont survenir ultérieurement. (2) Il
serait intéressant d’ouvrir une parenthèse pour comprendre, une fois pour
toutes, ce que veut dire le mot « fascisme », terme dans lequel on retrouve
des expériences qui vont de Napoléon Bonaparte jusqu’à Berlusconi en passant
par Pol Pot et autres. Nous contestons cette « sauce « du fascisme surtout
parce que nous voyons en elle une échappatoire permettant d’éluder les
problèmes : on donne un nom « monstrueux » aux faits historiques, on les
condamne « moralement « et on ne les étudie pas. On peut rapprocher
effectivement Perón du fascisme, ou même du « bonapartisme», c’est-à-dire de
systèmes qui ont voulu intégrer les forces prolétaires dans un dispositif
général qui avait comme but la « grandeur » de la Nation, au nom de
laquelle tous les intérêts particuliers (dont ceux de classe) disparaissent.
Mais, encore une fois, il est évident que nous nous trouvons face à des
étiquettes fourre-tout, sous lesquelles il faudrait inclure aussi les
démocraties occidentales qui ont tenu ce même discours à cette même époque.
Mais alors n’est-il pas plus sain de considérer tous ces phénomènes un par un
? (3) De nombreux manifestants argentins du
cacerolazo arboraient comme signe de distinction un drapeau de leur pays ou
le maillot de l’équipe nationale de football, ce qui témoigne du fait que
cette idéologie nationaliste nourrit encore de vastes franges prolétaires. (4) Le 16
juin 1975, un coup d’Etat militaire renverse Perón. Bien qu’il ait été appuyé
dès le début par des forces franchement réactionnaires, en particulier par
l’aristocratie terrienne, le coup d’Etat ne se transformera en dictature
militaire qu’en 1976 en passant par une phase de « révolution
libératrice ». (5)
Expression empruntée à François Rabelais, Gargantua, chap. 54. (6) On se
souviendra surtout des anarchistes Errico Malatesta, Severino Di Giovanni,
Antonio Soto. Ce dernier organisa la grande grève des ouvriers de Patagonie
en 1921. Annexes Les partis et les syndicats argentins Il est bien difficile de démêler l’écheveau de ce qu’on peut appeler
des partis mais qui sont plutôt des clans qui se disputent les prébendes du
pouvoir. Pratiquement tous se réclament de l’héritage du péronisme, sans que
cela ait gardé une relation quelconque avec la doctrine péroniste. Il ne
s’agit plus que d’un argument électoral appuyé sur un clientélisme souvent basé
sur des bases provinciales, les « leaders « étant pour la plupart des
gouverneurs de province corrompus et omnipotents. Les deux courants qui, au
moment des événements de décembre, se disputent le pouvoir sont d’un côté les
« justicialiste », le parti péroniste de Carlos Menem et d’autres qui
reviendront à la surface, de l’autre l’Alliance, une coalition entre l’Union
civique radicale (UCR, le parti radical de Ferdinand de la Ria) et le Front
pour un pays solidaire (Frepaso), une coalition de dissidents péronistes. Les groupes d’extrême gauche sont aussi divers que ce que l’on peut
connaître ailleurs avec les courants trotskystes ou maooestes ; les
anarchistes, après la lointaine période de gloire de la Fédération ouvrière
régionale argentine (Fora) anarcho-syndicaliste, ne représentent plus guère
une force politique ou syndicale. Une organisation anarchiste, l’Organisation
socialiste libertaire (OSL) pourra écrire : « Nous n’avons pas de mode
d’action, ni de rupture en cas d’insurrection auto-organisée. Ce qui met
aussi en évidence le fait que la gauche en général n’a pas été considérée
comme un interlocuteur valable par le « peuple » insurgé... « Selon
ce même article, les manifestants auraient « supprimé la parole «. On ne
saurait mieux exprimer le fossé entre les « révolutionnaires organisés «
autour de leur idéologie et le mouvement de base qui se construit à partir de
la situation concrète de ses participants pour résoudre les problèmes de leur
vie dans cette situation. En janvier, un groupe, Démocratie ouvrière, lance un appel pour un
Congrès national ouvrier ; il l’adresse à des « organisations
révolutionnaires » PO (Parti ouvrier), la Gauche unie, PTS (Parti des
travailleurs pour le socialisme), MAS (Mouvement vers le socialisme), FOS,
Convergence socialiste, pour « coordonner tous les secteurs en lutte «
appelant d’autres organisations à se joindre à eux, y compris les flics ; ils
agissent comme si le mouvement ne s’organisait pas de lui-même, sans doute
pas à leur convenance. Séparément de ces groupes influencés par le trotskysme
ou le léninisme, le PCR maooeste domine le Corriente clasista combativa (CCC)
actif dans le mouvement des piqueteros.
Les trois principaux syndicats argentins dérivent tous du péronisme
et s’en réclament plus ou moins : A La CGT (Confédération générale du travail) reste la confédération
syndicale officielle ; elle est toujours du côté du gouvernement, quel qu’il
soit, et avait même conclu des accords avec les autorités au temps de la
dictature militaire. Ses dirigeants sont étroitement liés au monde patronal ;
pourtant, pour diverses raisons, ceux qui ont encore du travail y adhèrent
massivement. A La CGT-Moyano est une confédération syndicale dissidente de la CGT
qui s’est accolé le nom du leader du syndicat des camionneurs, Hugo Moyano,
qui a provoqué la scission, à cause précisément des liens étroits du syndicat
avec les gouvernements. Elle est tout aussi bureaucratique que la maison
mère, mais joue sur son opposition populiste en organisant des grèves
générales limitées bien contrôlées pour obtenir des concessions mineures du
pouvoir. A La Confédération des travailleurs argentins (CTA) est basée sur un
rejet plus net de la CGT. Elle domine dans le secteur public, notamment dans
l’enseignement (ATE, Association des travailleurs de l’Etat). Cette
confédération est beaucoup plus militante et tente d’utiliser les
organisations plus radicales, étant fortement impliquée dans les
organisations de chômeurs et les piqueteros.
Mais là aussi, l’action doit mener à la négociation et on y trouve la
distance traditionnelle entre la bureaucratie et la base. Elle serait proche
du Frepaso qui se situe au centre-gauche gouvernemental (si tant est que ces
définitions aient un sens en Argentine) D’une certaine façon, l’Argentine ouvrière pratique une « culture de
la grève « : en témoigne la répétition des grèves générales, souvent décidées
d’un jour à l’autre, très suivies et très inefficaces. Dans la dernière
période, elles ont tiré leur efficacité nouvelle des « débordements «,
notamment des piqueteros. La crise
actuelle a largement relativisé leur influence. Absence remarquée : aucun de
ces syndicats, même les plus populistes, ne se montrera dans les événements
des 19 et 20 décembre sauf pour lancer une grève d’une journée a posteriori
contre l’état de siège. Bien plus, ultérieurement ils tenteront par divers
moyens d’empêcher les mouvements de piqueteros
de rejoindre le mouvement des assemblées ; tout comme le jeu politique entre
les différentes factions des lambeaux du péronisme, leur attitude dans le
mouvement actuel restera peu claire, entre hostilité et récupération, voire
la distorsion vers des objectifs légaux, en tout cas très intéressée. Quelques données de base sur l’argentine (Les chiffres sont ceux de 1996, c’est-à-dire avant la reprise
éphémère et trompeuse qui a précédé la chute libre actuelle pour laquelle
aucune donnée ne peut traduire la réalité. Les éléments de comparaison sont
donnés par rapport à la France de cette date.)
- Répartition des activités : agriculture 11% de la population
active, produisant 5% du PNB. A Mines et industries 29 % de la population
active, produisant 30 % du PNB. A Services 60 %de la population active,
comptabilisé pour 63% du PNB. L’Argentine est un pays très riche du point de vue agricole, ce qui
n’est pas un des moindres paradoxes pour une population dont plus de la
moitié actuellement doit piller, troquer ou mendier pour un minimum de
survie. L’étendue de l’Argentine depuis les tropiques jusqu’à la Terre de Feu
et depuis l’Atlantique jusqu’aux sommets andins offre une grande diversité de
climats et de productions. On peut la définir par son rang mondial dans : le
blé (13), les bovins (5), la canne à sucre (13), les céréales (sauf blé et
maoes) (14), le coton (12), le maoes (8), les oranges (14), les ovins (17),
le thé (10), les vins (3). Outre des ressources minières importantes, l’Argentine pourrait être
auto-suffisante en pétrole et en gaz naturel. Elle dispose en outre de
possibilités importantes de production d’électricité, notamment hydraulique
bien que les pays néo-colonisateurs aient réussi à lui imposer deux centrales
nucléaires Le PNB par habitant, de 8 300 dollars (9 000 euros), est le tiers de
celui de la France, mais équivaut presque à celui du Portugal ou de la Corée
du Sud, au double de celui de la Pologne, et est largement supérieur à celui
de tous les pays d’Amérique latine (presque trois fois supérieur à celui du
Brésil). Par rapport au PNB, c’est la troisième économie d’Amérique latine,
mais tout ceci doit être relativisé lorsqu’on sait que 40 % de l’économie est
souterraine. On estime aujourd’hui que le PNB par habitant pourrait tomber à
3 500 dollars (4 000 euros), derrière celui du Mexique et du Chili, au niveau
de celui du Brésil. Toutes ces données montrent que ce qui se passe en
Argentine est plus à rapprocher de la situation des pays industrialisés que
de celle des pays sous-développés, bien que la richesse provienne encore) des
exportations de production agricole brute. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a pas de
domination économique des Etats-Unis, qui pèsent autant que l’Union
européenne pour les importations et bien moins pour les exportations (10 %
contre 30 %) ; l’Argentine exporte vers les Etats-Unis 35 fois moins que le
Mexique. Même si l’Argentine est le pays du monde à posséder le plus de
dollars (700 dollars par habitant contre 6 au Brésil, en tout 25 milliards de
dollars), les investissements européens dépassent largement ceux des
Etats-Unis ; les pays de l’Union européenne sont ceux qui ont le plus
largement profité des privatisations, et contrôlent des secteurs importants
de l’économie. Quelques remarques sur les structures de classe (chiffres de 1994). A
cause de la loi sur les héritages, la moitié des fermes ont été divisées et
sont de trop faible dimension pour être économiquement viables dans la
compétition internationale. Mais pour les grandes exploitations agricoles,
les fermiers agissent plus en propriétaires fonciers qu’en exploitants
commerciaux insérés dans des circuits industriels, et ont toujours en ce sens
un poids politique dans les destinées de l’Argentine. De même, les petites
entreprises, malgré une certaine concentration industrielle dans les secteurs
précédemment étatisés et privatisés dans la période Menem, emploient 60 % des
travailleurs argentins. De 1970 à 2001, le chômage est passé de 7 % à 20 % de la population
active (chiffres officiels, la réalité étant certainement bien au-delà), la
population considérée vivant dans la misère est passée de 200 000 à 5
millions (15 % de la population totale) et celle vivant dans la pauvreté de 1
million à 14 millions (40 % de la population). En raison de l’effondrement du
système éducatif qui, autrefois passait pour le modèle pour l’Amérique
latine, l’analphabétisme est passé de 2 % à 12 %. Pour compenser la descente
dans la pauvreté, le clientélisme a multiplié les emplois de fonctionnaires
qui est passé de 5 % de la population active à 32 % et est une des causes des
difficultés financières insolubles des provinces. Les plus riches disposent
depuis longtemps de comptes en dollars à l’étranger, évalués à un total de
120 milliards de dollars, l’équivalent de la dette extérieure. L’effondrement du rêve ouvrier argentin Quand son mari Juan fut élu pour la première fois président en 1946,
Evita Perón rêva d’un futur mirobolant pour les travailleurs argentins. Elle
dressa les plans d’une cité jardin de pavillons pour des milliers de familles
pauvres. Aujourd’hui, les espoirs de prospérité que les Perón avaient envisagé
pour les « descamisados «, les « sans-chemises « pauvres qui vinrent vivre
dans la cité modèle de Ciudad Evita, se sont écroulés. C’est maintenant
seulement un bidonville qui métastase à la lisière de la banlieue sud-ouest
de Buenos Aires. Une récession inexorable de quatre années a frappé durement
La Matanza, un secteur industriel qui au cours des dernières années a absorbé
Ciudad Evita et se trouve aujourd’hui héberger plus de 2 millions des
Argentins les plus pauvres. Le bidonville s’est développé au milieu de la
zone industrielle la plus déprimée : des centaines d’usines, d’entrepôts et
d’ateliers encore actifs il y a cinq ans à peine, sont à l’arrêt et fermés.
Les salaires ont plongé et le chômage a grimpé jusqu’à 80 % dans quelques
secteurs du voisinage. On peut comprendre aisément pourquoi c’est aussi d’un de ces
quartiers, les « barrios », parmi les plus pauvres qu’est surgi le
mouvement de protestation qui s’est répandu partout lorsqu’une nouvelle
génération de « sans-chemises » renversa le gouvernement impopulaire de
de la Rœa. Omar Mostafav se souvient comment il emménagea à Ciudad Evita,
quittant le district sordide près de la rivière ; c’était une vraie promotion
pour sa famille. C’était en 1953, l’année suivant la mort d’Evita, alors que
Perón commença l’attribution des 5 000 premiers pavillons. Ciudad Evita était caractéristique de l’utilisation par Perón du
pouvoir d’Etat pour gagner la loyauté de la classe ouvrière par une sorte de
clientélisme. Vénéré par les pauvres mais honni par les classes possédantes
traditionnelles autant que par les affairistes du pouvoir, les Perón
supervisèrent l’industrialisation, fondèrent des hôpitaux et lancèrent des
programmes de sécurité sociale. Aujourd’hui il ne reste pas grand-chose de l’héritage de Perón,
détruit par une série de crises économiques qui ont culminé mardi avec la
destitution du gouvernement. Mostafav actuellement s’occupe de trois soupes
populaires et sept centres de vêtements d’occasion pour les pauvres et
déclare : « Bientôt nous allons ouvrir trois autres soupes populaires car le
nombre de gens qui ont faim augmente sans cesse. » Avec l’économie de l’Argentine se rétrécissant presque aussi
rapidement qu’elle s’était développé dans les années du boom économique du
début des années 1990, quelque 2 000 Argentins rejoignent chaque jour les
pauvres du pays, à la mesure des familles qui doivent vivre avec un moins de
480 dollars par mois (environ 500 euros). En novembre, l’activité
industrielle a chuté nationalement de près de 12 % mais les industries
traditionnelles comme celles de La Matanza (automobile et textile) se sont
contractées encore plus, respectivement 43 % et 37 %. « C’est devenu si dur qu’il n’est pas seulement difficile de vivre,
il est difficile de mourir «, nous dit Claudio Palermo, un activiste syndical
local qui organise des centres d’aide communautaires. « Un cercueil coûte 200
dollars (250 euros) ; quelques familles ne gagnent même pas cela en deux ou
trois mois. » Dans une rue poussiéreuse remplie d’ordures, où s’alignent des
cabanes bâties avec des caisses d’emballage et de la toile goudronnée, Julio
Mercader passe ses jours à errer : « J’ai sept frères et seulement l’un d’eux
et mon père ont un travail «, nous confie ce charpentier de 32 ans. « Autour
de nous, le chômage est plus près de 70 % ou 80 % ». Comme beaucoup ,
Mercader essaie de se débrouiller avec le traditionnel « chang », le travail
noir : faire le taxi, charger des camions, n’importe quoi, rien n’étant
déclaré aux autorités. Mais maintenant il y a un problème depuis que le
gouvernement a fixé un maximum de 1 000 dollars (1 100 euros) de retrait en
espèces des comptes en banque. Tous les paiements au dessus de ce montant
sont supposés être faits par chèques ou carte de crédit, ce qui élimine
pratiquement le travail au noir. Comment cela le concernet-il ? Mercader
hausse les épaules. Il n’a même pas un compte en banque. Il n’est pas surprenant que La Matanza soit devenue la capitale de ce
que l’Argentine appelle les piqueteros,
protestataires qui se trouvèrent cette semaine à l’avant-garde de la
rébellion populaire : « Nous devons protester parce que, pour les autorités,
nous n’existons pas «, dit Norma Portilla, 30 ans, une des voisines de
Mercader dont le centre communautaire est hébergé dans un hangar de tôle
ondulée près d’un égout puant que les voisins nomment par dérision « Rio
Hermoso » « la Belle Rivière ». « Ils ne ramassent pas les ordures,
nous avons eu l’électricité l’année dernière et les enfants vont à l’école
seulement parce qu’on leur donne un repas. » A Ciudad Evita, le buste de la fondatrice, encore révérée comme une
sainte et une héroïne ouvrière, orne le coin de la rue et les pavillons
d’origine existent toujours, avec leurs jardins propres et bien entretenus.
Mais la plus grande partie sont occupés par des officiers retraités de
l’armée, ceux-là mêmes qui ont mis au pas les travailleurs et qui ont
emménagé là après que Perón fut destitué par le coup d’Etat de 1955. Motoqueros. Les coursiers motocyclistes au service du
mouvement Les motoqueros, les coursiers motocyclistes, ont joué un rôle
particulier dans le soulèvement, d’abord de manière inorganisée puis en tant
que force organisée, distribuant de l’eau, des citrons et des pierres,
transportant les blessés hors de la zone de danger alors que les ambulances
ne pouvaient pas passer, et participant aux attaques contre les flics. Deux
d’entre eux au moins ont été tués par balles. 80 % des 58 000 motos de Buenos Aires servent au transport du
courrier ou des personnes. Un an et demi auparavant, les coursiers
(motocyclistes, vélocyclistes et simples commissionnaires) avaient créé leur
propre syndicat : Simeca, un syndicat autonome indépendant de l’appareil
bureaucratique, sans dirigeant et sans fonctionnaire rétribué, sis dans le
local de Hijos (1), une organisation de défense des droits de l’homme
militant contre l’immunité des militaires, dont certains des fondateurs de Simeca
sont issus. Dix agences de courses sur les onze existantes n’ayant pas versé les
salaires du mois précédent, les motoqueros tenaient une assemblée le mercredi
19 décembre [2001]. Après l’allocution du président De la Rœa où celui-ci
proclamait l’état de siège, ils se ralliaient tout d’abord aux concerts de
casseroles, puis établissaient le lien entre les manifestants en allant d’une
place à l’autre. Le lendemain, des milliers de motoqueros se rendaient au
travail, mais ne pouvaient rejoindre leur poste habituel dans le centre ville
à cause des combats de rue et des gaz lacrymogènes. Ils se formaient alors en
groupes sans qu’il n’y ait eu aucun mot d’ordre pour cela ; trois groupes
d’environ quarante motos chacun se dirigeaient vers le centre. Une coordination
s’organisait spontanément à l’annonce du premier motoquero tué, et se rendant
sur les parkings des agencess, ils appelaient les autres coursiers à se
joindre à eux. Ils se retrouvaient bientôt jusqu’à une centaine de motos, et
attaquaient les flics tous ensemble, obligeant ceux-ci à se retirer
partiellement. Les coursiers motocyclistes ont l’habitude d’échapper aux flics, et
leur mobilité leur permirent d’obtenir de nombreuses informations, par
exemple sur les agissements des flics en civil qui Ð tout à fait dans le
style de la dictature Ð tiraient sur la foule à partir d’automobiles privées
munies de plaques d’immatriculation camouflées. Ils pouvaient prévenir des
déploiements policiers et des attaques, devenant ainsi les services de
renseignement et de liaison du mouvement. Le 28 décembre, les motoqueros
participaient en tant que bloc organisé à la mobilisation qui mettait fin à
la brève période en fonction du président Sai. Sous les applaudissements de
la foule, ils firent le tour de la place dans un concert de klaxons.
Toutefois, ils n’ont absolument pas encore fait usage de leur véritable force
: « Nous manipulons l’argent des entreprises, apportons les documents et les
factures. Nous en grève, le centre des affaires est immobilisé. Et nous sommes
furieux à cause des morts. » (Texte traduit de l’allemand, paru dans le supplément au n¡ 63 (mars
2002) de Wildcat-Zirkular : « El Argentinazo. Aufstand in Argentinien « (El Argentinazo. Insurrection en Argentine), p. 8) Pouvoir et rapports sociaux dans la province de tucuim (Bien que datant du 21 février 1996, cet article du Financial Times
donne un aperçu de la situation politique et sociale en Argentine et des
rapports entre la province et la capitale ; la province de Tucumin dont il
est question dans cet article est située dans l’extrême nord ouest du pays.) « (...) Le gouverneur de Tucumin, le général Antonio Domingo Bussi,
aime recevoir ses visiteurs avec un pistolet négligemment posé sur son
bureau. Quelques-uns des portiers à l’entrée du siège du gouvernement, un
magnifique palais de style français, vous font le salut militaire, bien que
l’Argentine soit une démocratie depuis trois ans. Le général Bussi a été élu en 1995 gouverneur de Tucumin, une
province dominée par la production du sucre de canne, par une population
exaspérée par des décades de chicaneries politiques et de fiasco
économique.Cette province autrefois riche a maintenant un taux de mortalité
infantile de 27 pour mille, le double du taux de la capitale fédérale, Buenos
Aires. Le gouverneur précédent, un péroniste, un cireur de chaussure du coin
qui fut une pop star avant de devenir un politicien, conduisit la province au
bord du gouffre. Les élections provinciales de juillet 1995 qui amenèrent au
pouvoir le général Bussi, candidat du parti Force républicaine, furent tenues
sur un arrière-plan de protestations violentes des fonctionnaires descendus
dans les rues pour demander le paiement de mois de salaires arriérés. Ce n’est pas la première fois que le général Bussi débarque au Tucumin.
La dernière fois, ce fut en 1976, lorsqu’au plus fort de la « guerre sale «
qui vit des milliers d’Argentins tortués et assassinés par le gouvernement
militaire, le général fut envoyé au Tucumin pour écraser la guérilla locale.
Le succès de cette « campagne militaire « fit pour maints Argentins du
général Bussi un symbole de la répression. « Je suis un soldat professionnel,
rétorque le général Bussi. J’ai servi la nation comme membre d’un
gouvernement constitutionnel pendant une période dramatique de notre vie
politique...Chacun est propre juge de ses actions. Mes actions concernaient
le Tucumin et le peuple du Tucumin m’a jugé en votant pour moi » « Les gens voulaient l’ordre, constate Raquel Carlino, journaliste au
quotidien local Siglo XXI. Ils voulaient un militaire pour balayer toute la
corruption. » L’idée que seul un « homme fort « pourrait réparer des générations de
malaise institutionnel pourrait aussi s’appliquer au gouvernement fédéral.
Lors de la campagne pour les élections de gouverneurs l’an passé, le
président Carlos Menem, un péroniste, lâcha le candidat péroniste local pour
soutenir le général Bussi. Il pensait que c’était juste l’homme qu’il fallait
pour maîtriser les dépenses publiques et remettre le Tucumin sur pieds. La Banque mondiale paraît avoir soutenu alors une position identique.
En novembre 1995, elle a publié un document intitulé : « Revitaliser
l’économie du Tucumin », ce qui avait coïncidé avec l’ascension de Bussi
au pouvoir de la province. Ce projet de réforme reflétait ce qui était
envisagé pour toutes les provinces par le ministre de l’économie, Domingo
Cavallo. La potion est amère. Les recommandations comprennent : - diminution des dépenses publiques d’un quart par des licenciements
et réductions de salaires. Sur 400 000 travailleurs du Tucum‡n, 80 000 sont
employés d’Etat et 80 000 sont au chômage. Les quatre cinquièmes des dépenses
de la province sont des salaires, ce qui laisse bien peu pour la gestion des
infrastructures et des services ; - privatiser la banque provinciale en faillite, pendant l’outil du
clientélisme politique, de dépenses sans contrôle et de corruption.
Privatiser aussi les systèmes de distribution de l’eau et de l’électricité
totalement inefficaces ; - le transfert du système de retraite de la province (qui a un
déficit de 4 millions de dollars chaque mois [4,5 millions d’euros]) au
gouvernement fédéral, le système étant ingérable en raison d’un niveau
inégalé de fraude et de distribution plus que généreuse d’avantages ; - la suppression de subventions à une industrie sucrière non
concurrentielle ; - la suppression des taxes diverses pour encourager l’entreprise
privée. Selon la Banque mondiale des mesures radicales semblables sont
vitales, la province ayant un déficit de 15 millions de dollars (17 millions
d’euros) pour un revenu de seulement 75 millions de dollars (80 millions
d’euros). Depuis 1985, le nombre des agents provinciaux a doublé sans que les
services rendus aient été améliorés. Quelques-unes de ces recommandations ont déjà été mises en application
par les administrations précédentes et présentes. Certains services
provinciaux ont été privatisés mais des polémiques ont surgi lors de la
privatisation du réseau d’eau potable. La banque provinciale est sur le point
d’être privatisée et une décision de transfert du système de pensions
déficitaire est pendante devant la cour suprême. A en juger par les centaines d’officiels qui tournent en rond sans
but autour du Palais du gouvernement, bien peu a été fait pour élaguer dans
le poids des effectifs employés par la province. Au lieu de cela, le général
Bussi a imposé une réduction « volontaire « de 5 % à 10 % des salaires. Il
explique que « c’est mieux pour beaucoup de gagner moins que pour moins de
gagner plus ». Mais la recette du général Bussi pour réactiver l’économie s’éloigne
de l’orthodoxie de la Banque mondiale quand on aborde le sujet de la «
production ». Pour des mesures critiquées par quelques économistes comme
inspirées de la planification étatique démodée, il a nommé un ministre de la production
pour élaborer un programme d’investissement pour le secteur privé. Ceux qui sont intéressés par ces projets, qui vont d’une usine
d’engrais à des exportations horticoles, pourront ainsi bénéficier de l’aide
de la provinces Le général pense que le Tucumin est une province riche par la
fertilité de son sol et le bénéfice d’un micro-climat, et qu’elle devrait
pouvoir augmenter considérablement sa production. L’essor spectaculaire de la
production de citrons, qui a fait de la province un des plus grands
exportateurs mondiaux, donne quelque crédit à son optimisme. Le monde des affaires l’est beaucoup moins. Le président de la
Fédération patronale du Tucumin souligne que la fin de l’hyperinflation des
dernières années a fait ressortir le manque de compétitivité des provinces
lointaines et oubliées de l’Argentine. « Le processus actuel nous saigne à
blanc «, déclare-t-il en évoquant le chômage grandissant qui touche
présentement un Tucumani sur cinq. C’est là que réside le problème : « Naturellement je ne pense pas que
nous devons avoir une telle bureaucratie publique. Mais en même temps, avec
un tel niveau de chômage, nous ne pouvons pas envisager des licenciements
massifs. Où tous ces gens iraient-ils ?. L’Etat joue un rôle social. Le
secteur privé ne peut tout simplement pas les employer. » La dette : l’exemple de l’empire ottoman et de l’Égypte
au XIXè siécle Un retour même schématique sur l’histoire de l’endettement de
l’Empire ottoman et de l’Egypte est instructif. Les liens qui unissaient
l’Empire ottoman et l’Egypte étaient le désir commun des couches dirigeantes
de l’époque d’entrer dans le monde moderne de l’Europe industrielle.
Seulement pour entrer dans ce monde, il faut investir et, pour investir, il
faut s’endetter. L’Egypte, sous la direction de Mohammed Ali, avait la plus
grande défiance vis-à-vis de l’endettement ; l’Egypte devait compter sur ses
propres forces pour son accumulation primitive. Pour y parvenir, elle va
créer des manufactures d’Etat, embryon d’un capitalisme d’Etat, suivant en cela
l’expérience japonaise de l’ère Meiji. Les successeurs de Mohammed Ali, et
notamment Khédive Ismail, vont s’engouffrer, à partir de 1854 et surtout
après 1864, dans une série d’emprunts dépassant amplement les capacités de
remboursement de l’économie égyptienne de l’époque. De son côté, la dette ottomane prend effet à la même époque, soit
plus précisément dès 1856. L’obsession de la classe dirigeante ottomane était
d’imiter l’Europe. Pour cela elle va lancer le mouvement du « Tanzimat «
(réorganisation) qui va remplacer le droit islamique par le droit napoléonien
(sauf celui de la famille). L’Egypte est entra”née dans ce mouvement du fait
qu’elle dépend de l’Empire ottoman en matière juridique. Les finances de l’Empire ottoman commencent à se détériorer,
conséquence des aventures militaires qui coûtent de plus en plus cher à
l’Etat. Le système de fiscalité n’étant pas opérant, il ne permet pas des
entrées régulières et pousse l’Empire vers l’endettement et l’ouverture au «
libre-échange «. De son côté, l’Egypte de Mohammed Ali accumule les défaites
militaires, et les bases encore fragiles de son accumulation primitive ne
vont pas résister à la collusion entre la Grande-Bretagne et l’Empire
ottoman. L’Egypte entre dans le « monde moderne à genou «. Les monopoles d’Etat sont démantelés, les dettes initiées à partir de
1854 en Egypte et dans l’Empire, cro”tront rapidement. En 1876, l’Egypte
entre en cessation de paiement (1) ; sa souveraineté même est mise en cause.
En 1882, la Grande-Bretagne occupe le pays, et l’Empire ottoman se trouve dès
1880 placé en coupe réglée (le conseil d’administration de la dette publique
ottomane est institué et deviendra un organisme de tutelle économique aux
mains des puissances européennes). L’Empire ottoman était lui aussi en
rupture de paiement dès 1875. Au XXe siècle, l’Egypte d’Abdel Nasser entreprendra une nouvelle
expérience de capitalisme d’Etat infructueuse, qui se terminera par un
recours massif aux capitaux étrangers. La Turquie d’Ataturk, dans la première
moitié du XXe siècle, se construira avec un recours limité à l’emprunt
étranger ; ses successeurs feront l’inverse et entra”neront la Turquie dans
un marasme quasi permanent depuis 1978. Echanges et Mouvement |
||||||||||||||||||
|