DE L'ANTIFRANQUISME À L'APRÈS-FRANQUISME

 

 

Un camarade espagnol a entrepris la traduction en castillan de l'ouvrage de Cajo Brendel et Henri Simon, De l'anti-franquisme à l'après-franquisme, Illusions politiques et lutte de classe (1). Chacun des deux auteurs a écrit pour cette première édition espagnole une préface, que nous reproduisons ici .

L'ouvrage présenté ici a été écrit et publié en France il y a plus de vingt ans, peu de temps après la mort de Franco et l'explosion des espoirs que pouvait susciter la fin du franquisme.

La part des deux co-auteurs, qui partageaient le même point de vue quant à l'analyse de l'histoire économique, sociale et politique de l'Espagne, peut être pourtant facilement retracée, telle qu'elle est décrite dans l'avant-propos de l'édition française. Cajo Brendel avait, dans un travail antérieur, retracé toute l'évolution et moi-même m'étais attaché à décrire ce qu'avait été cette période de transition . Ce moment, délicat pour la préservation du système capitaliste en Espagne, voyait non seulement l'installation programmée (notamment par les Etats-Unis et l'Allemagne) d'une démocratie à l'occidentale sous la forme d'une monarchie parlementaire, mais aussi la mise en place de contre-feux destinés à endiguer la vague d'un mouvement social qui, en remplissant le vide politique , risquait de compromettre la pérennité de l'encadrement du système capitaliste d'exploitation.

Ce fut, pour un temps relativement bref, une sorte de course de vitesse entre les poussées d'un mouvement autonome de lutte tous azimuts et plus spécifiquement la régularisation d'organismes de contrôle social. Il put ainsi paraître paradoxal que les syndicats qui avaient en quelque sorte gagné leur légitimité dans les luttes sous le franquisme puissent, précisément en raison du capital de confiance qu'ils avaient ainsi emmagasiné, mettre une sorte de point final à cette brève période explosive. La signature entre les pouvoirs établis et tous les partis démocratiques du Pacte de la Moncloa allait fixer le corset des relations sociales pour les décennies à venir. Les syndicats, qui avaient été consultés mais ne pouvaient s'engager ainsi ouvertement, firent, dans les décennies qui suivirent, tout ce qui était nécessaire pour assurer cette continuité capitaliste tout en tentant de préserver leur image sociale.

Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où tout ce mouvement de lutte restait enfermé dans son cadre national, tout comme d'ailleurs il en avait été ainsi lors de l'explosion de 1936. Précisément, nous, les co-auteurs, entendions montrer l'existence de courants profonds qui, dans un monde capitaliste, assuraient, quels qu'en soient les régimes politiques et les modalités, la modernisation de l'appareil capitaliste de l'Espagne, les mutations de la classe dominante, les transformations de la condition ouvrière et des luttes sociales et partant des appareils de contrôle social, partis et syndicats.

Ce sont ces mêmes courants qui sont encore à l'uvre aujourd'hui, notamment sous le couvert de l'inexorable intégration dans l'unité capitaliste de la Communauté européenne. Partis et syndicats qui avaient été les agents de la dislocation du nécessaire appareil capitaliste d'Etat du franquisme qui devenait inadapté au niveau de développement économique alors atteint, ont été les agents d'une nouvelle transformation économique qui vit allant de pair la mise en uvre de l'économie de marché et la dislocation des industries de base traditionnelles, le même processus que l'on pouvait voir à l'échelle de l'Europe. Cela nécessiterait peut-être un autre livre qui s'inscrirait dans la droite ligne de ce que nous avions pu écrire auparavant. Dans ce processus, le rôle des syndicats s'est transformé totalement d'organisations de masse en institutions tenant leur pouvoir presque uniquement de ce que le capitalisme leur concède comme utile au fonctionnement d'un système en constante évolution.

La lutte de classe n'en a pas cessé pour autant car, si les conditions d'exploitation se sont profondément transformées, le quotidien des travailleurs, dans tous les domaines, mais avec d'énormes différenciations, reste marqué par la sujétion totale au système capitaliste de domination. Si elle peut être ponctuée par des velléités d'échapper à la mainmise des contrôles sociaux et tend ainsi à exprimer une certaine autonomie, elle n'en reste pas moins tributaire de l'ensemble du mouvement global de lutte, d'abord au niveau européen. On peut aussi voir dans la montée de mouvements anti-capitalistes , aussi vagues et confus qu'ils soient, l'expression d'une prise de conscience de cette nécessité d'une globalisation des luttes d'émancipation. Ces mouvements répondraient à leur façon à l'évolution récente des rapports de production en Espagne que nous venons d'évoquer mais feraient dépasser le cadre national étroit où toutes les luttes étaient antérieurement restées enfermées.

H.S. - septembre 2001

une révolution bourgeoise

Ce qui apparaît dans ce livre, écrit par deux auteurs, c'est le fait que le plus âgé d'entre eux [Cajo Brendel] a toujours, au sujet de la révolution espagnole défendu une opinion qui se

distinguait de celle de tous ceux qui, lorsqu'ils parlaient des événements qui se déroulèrent en Espagne dans les années 1930, ne s'attachaient qu'à la période 1936-1939, c'est-à-dire à ce que l'on caractérisait comme la guerre civile. Cajo Brendel a toujours considéré ces quelques années seulement comme une partie d'une révolution qui avait commencé en 1931 et qui s'était terminée beaucoup plus tard, plus ou moins avec la victoire de Franco en avril 1939.

Cet auteur a suivi l'histoire de l'Espagne depuis 1931, c'est-à-dire depuis la chute du roi Alphonse xiii. La révolution d'alors (pas la première d'ailleurs), proclamée en décembre 1930 a mis fin à la monarchie des Bourbons. Le 15 décembre 1930, dans un Manifeste aux Espagnols signé par Zamora, Azaña, Lerroux, Prieto, Caballero et d'autres, on pouvait lire : Tout ce qui existe peut sombrer. . Ensuite s'amorce un processus qui ne prendra fin qu'à la mort de Franco.

En avril 1939, C. Brendel exposait ses positions sur cette question, positions qui se démarquaient eu égard à beaucoup d'autres, dans un petit article intitulé Révolution et contre-révolution en Espagne . En onze pages, cet article donnait les bases d'une étude beaucoup plus importante qui paraîtra des années plus tard sous le même titre. Le fil conducteur était que la révolution espagnole était une révolution du siècle passé et était du début à la fin une révolution bourgeoise.

Les révolutions bourgeoises qui s'étaient déroulées en Europe n'avaient guère eu d'écho en Espagne. La bourgeoisie espagnole n'avait guère eu de succès dans sa lutte pour son émancipation économique et sociale. La révolution industrielle qui avait débuté en Angleterre plus d'un siècle auparavant et s'était étendue à toute l'Europe n'avait guère modifié la structure sociale de l'Espagne. L'agriculture y était restée jusqu'à la fin du XIXe siècle l'activité productrice la plus importante. L'Espagne restait un des pays les plus arriérés d'Europe.

En 1910, le français Angel Marvaud dans son livre La Question sociale en Espagne mentionnait plusieurs données sur la situation sociale dans ce pays avant 1931. Il pouvait écrire que l'état social antérieur n'avait jamais complètement disparu. Tout ce qu'il exposait ainsi permettait de caractériser la société espagnole comme féodale. Même au cours de la première moitié du XXe siècle l'Espagne vivait sous une monarchie absolue avec aristocratie et clergé comme classe sociales puissantes et Alphonse XIII comme chef

politique.

Il va de soi qu'une société féodale, dans un environnement capitaliste mondial, était engagée dans un processus de transformation. Peu à peu, l'exploitation des paysans devenait tellement forte que cette catégorie sociale devenait un foyer révolutionnaire. La tâche de la révolution espagnole était de faire tomber la monarchie, d'éliminer le pouvoir dominant de l'aristocratie. Cette tâche politique et sociale était la même que celle de la révolution française de 1789.

L'opinion affirmée par l'auteur était que la révolution espagnole commencée en 1931 ne dépassait pas les limites d'une

révolution bourgeoise, contrairement à ce que pouvaient en penser les différents acteurs de cette transformation historique. Pas mal d'Espagnols croyaient véritablement jouer un rôle historique dans une révolution prolétarienne, sans se rendre compte que ce n'était en réalité qu'une révolution ouvrant la voie à un développement capitaliste.

Tout cela ne contredit nullement l'importance de la révolution espagnole. Une telle analyse explique plus ou moins que tout ce qui s'est déroulé alors exprimait soit un processus révolutionnaire, soit une contre-révolution.

C.B. - juillet 2001



(1) Publié par Echanges et Mouvement en 1979. Diffusé par Spartacus, ce livre est épuisé mais des photocopies sont possibles.



A lire

§         Ces questions ont déjà été abordées dans Echanges n 89, p. 54, dans une critique par Cajo Brendel de la brochure de Gilles Dauvé Quand meurent les insurrections (ADEL, 1998, disponible à Echanges).

§         Camillo Berneri, Guerre de classes en Espagne, Spartacus

§         Henri Chazé, Chroniques de la révolution espagnole, Spartacus

§         Vernon Richards, Enseignements de la révolution espagnole, Acratie

§         Abel Paz, Durruti, le peuple en armes, Quai Voltaire

§         B. Bolloten, La Révolution espagnole, la gauche et la lutte pour le pouvoir, Ruedo Iberico

§         Signalons la réédition annoncée de l'ouvrage complété de Cesar M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969, 1ère éd. (épuisée) Le Seuil, 1969.